3/ Les années 1930 : les grands travaux sanitaires comme remède au chômage ?

La question de l'attitude des municipalités pour résoudre, dans les années 1930, deux problèmes quasi simultanés, l'hygiène urbaine – posé depuis plus longtemps et dépendant moins du contexte global –, et le nombre de plus en plus important de chômeurs, mérite d'être affrontée. Cependant, peu de documents dans les archives des services techniques laissent entrevoir l'éventualité d'une réponse couplée. Certes, comme au XIXe siècle, les travaux de terrassement, de creusement pour la pose de canalisations, ne nécessitant pas de main-d'œuvre qualifiée, peuvent occuper des chômeurs : qu'on se rappelle l'empressement de la municipalité de Saint-Claude à obtenir l'autorisation de son projet d'assainissement1678. On salue, dans la presse spécialisée, les travaux d'hygiène urbaine menés à bien en dépit du contexte économique, comme ceux de « Saint-Quentin, ville essentiellement ouvrière et particulièrement frappée par le chômage, qui, malgré le défaut de rentrée des impôts communaux et l'absence totale de subvention quelconque, s'est donnée pour tâche de rénover complètement son service de distribution d’eau potable et n'a pas hésité à dépenser 2 250 000 francs, non seulement pour doter la ville d’un service des eaux digne d’une agglomération de 50 000 habitants, mais aussi pour combattre en même temps la crise et le chômage »1679.

Les revues de l'époque font mention d'une initiative : à Genève, plusieurs Congrès des travaux d'hygiène publique sont organisés sous l'impulsion de l'ancien ministre français Justin Godart. Cependant, on connaît assez peu ces événements, qui se sont tenus annuellement dans la ville internationale de 1934 à 1938 (sauf une édition en 1937 à Paris), en lien avec les efforts du Bureau International du Travail1680. En 1935, le Congrès réunit des délégués de plus de 45 pays dans le but d'échanger de la documentation sur les travaux exécutés ou projets à l'étude. Quelques communications sont présentées par des Français, comme Maurice Vignerot (ingénieur en chef du Génie Rural), qui dresse un bilan statistique des travaux d'hygiène publique : de 1903 à 1914, l’État aurait subventionné 3 256 projets communaux ; puis, de 1920 à 1927, 4 481 projets1681. Il est difficile de mesurer la répercussion qu'ont pu avoir ces congrès, car nous n'avons pas trouvé trace d'actes publiés, ni aucune évocation de leur tenue dans les archives municipales consultées.

Le fonctionnement des prises de décision, décrit dans la partie précédente, ne semble guère modifié. Tout au plus, de manière générale, les municipalités se plaignent davantage des charges qui pèsent sur elles et réclament de l'aide à l'État1682, un État qui n'hésite pas à financer largement les fonds communaux de chômage1683. L'intervention de l'autorité centrale pour résoudre la crise économique en relançant l'investissement public est alors pratiquée à grande échelle aux États-Unis. Martin Melosi nous livre quelques statistiques : durant le New Deal, la PWA (Public Works Administration, créée en juin 1933, dotée d'un budget de trois milliards de dollars) finança entre 2400 et 2600 projets de distribution d'eau potable, pour 312 millions de dollars. D'autres agences créées par l'Administration Roosevelt, la CWA, le FERA et la WPA donnèrent 112 autres millions. L’impact le plus fort de ces mesures fut pour les petites communautés, qui devinrent subitement capables de financer des systèmes publics (les trois quarts des projets subventionnés concernaient des communautés de moins de 1000 habitants). Mais des grandes villes en bénéficièrent, comme Chicago qui avait adopté en 1930 le projet d'une nouvelle usine de filtration et reçut une subvention en 19381684. Une fois la machine lancée, la PWA aida financièrement 1850 projets d’égouts pour environ 494 millions de dollars en prêts et bourses ; entre 1933 et 1939, elle construisit environ 65% des usines de traitement d’égouts du pays, non seulement dans des régions restées en marge des processus d'assainissement et d'équipement, comme Atlanta ou Memphis, mais également à New-York, Buffalo, Columbus et Chicago ; les incinérateurs bénéficièrent aussi des fonds de la PWA1685.

Les ingénieurs français n'ont pu ignorer ce qui se passait à ce moment de l'autre côté de l'Atlantique. Dans la Technique Sanitaire et Municipale, on peut lire en juin 1936 le compte rendu d'un article de l'ingénieur sanitaire allemand Karl Imhoff affirmant que « l’épuration des eaux résiduaires a fait aux États-Unis des progrès beaucoup plus considérables qu’en Europe » : « depuis 1934, les crédits pour le chômage ont apporté aux villes et aux sociétés pour l’épuration des eaux des sommes considérables et le programme de travaux pour 1935 est très vaste. 200 millions de dollars ont été mis à la disposition de 700 villes dont 27 pour New-York et 20 pour Chicago [...] Le nombre des stations urbaines est de 4000 ; plus de la moitié emploient l’épuration biologique »1686. Du côté français, les statistiques nationales n'existent pas (ou nous ne les avons pas trouvées) ; les réalisations restent encore peu nombreuses et dispersées, même si la fin de la décennie est marquée par la poursuite de projets édilitaires, comme les stations d'épuration ou les usines d'incinération envisagées à Aix-les-Bains, Clermont-Ferrand, Chambéry, Nîmes, et sans doute ailleurs1687.

Pour l'ingénierie sanitaire, l'entre-deux-guerres est plutôt une période de maturation, où l'incertitude qui pesait sur les techniques avant 1914 est levée. De nouvelles méthodes font leur apparition : épuration de l'eau potable par « verdunisation », traitement des eaux d'égout par les boues activées, fermentation des ordures ménagères en cellules. Le paysage d'entreprises se renouvelle et s'enrichit, tout en se nationalisant (voir infra, chapitre IX) et en profitant d'un léger décollage de la commande publique.

Notes
1678.

Voir supra, chapitre VI.

1679.

« Le nouveau service d’eau de la ville de Saint-Quentin », TSM, mai 1937.

1680.

Quelques éléments peuvent être trouvés dans Elena Cogato Lanza, « Urbanisme et action administrative en Suisse, 1897-1945 », dans Nico Randeraad (dir.), « Formation et transfert du savoir administratif municipal », Annuaire d’histoire administrative européenne, 15, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 2003, p. 192-193.

1681.

L'eau, juillet 1935, p. 93-94.

1682.

AM Biarritz, 3D 9, exemplaire de la revue La Mairie, décembre 1936, article sur les grands travaux d'Adrien Marquet à Bordeaux.

1683.

Jean-Luc Pinol, « Villes riches, villes pauvres... », article cité.

1684.

Martin Melosi, The Sanitary City, p. 209-218.

1685.

Ibid., p. 240 et 262.

1686.

« Les procédés d’épuration des eaux aux États-Unis », TSM, juin 1936, p. 140-141.

1687.

Station d'épuration : AM Aix-les-Bains, 1O 293. Usine d'incinération : AM Limoges, 3D 289 ; AM Clermont, 1I 70 ; AM Chambéry, 1O 93 ; AM Nîmes, 1I 143.