4/ Les problèmes engendrés par la Seconde Guerre mondiale

Lorsque survient la nouvelle guerre, une partie importante du personnel politique et technique des villes a en mémoire l'expérience de 1914-1918. Ainsi, en ce qui concerne la propreté des rues et la destruction des ordures ménagères, le souvenir des solutions expéditives (et pas toujours hygiéniques) trouvées durant la première guerre est présent. Dès septembre 1939, l'ingénieur de Biarritz note qu'il

‘« y a lieu de rappeler les difficultés éprouvées à ce sujet au début de la guerre de 1914 et le désordre qui régna dans le service du nettoiement qui, pendant plusieurs mois, fut soumis à une rude épreuve. Pour éviter de retomber dans les mêmes errements et pour la sauvegarde de l'état sanitaire de notre cité, il serait nécessaire de prévoir une collaboration étroite entre les Services de santé militaire et les services municipaux. » 1688

Durant les mois de la « drôle de guerre », et même parfois un peu après, on continue à tenter de faire avancer certains dossiers comme, à Limoges, la construction d'une usine d'incinération près de la Vienne1689. Mais après la proclamation de l'État français, la municipalité doit seconder « l’effort vraiment méritoire accompli par les entrepreneurs qui à travers des difficultés quotidiennes sans nombre, ont fait de leur mieux pour assurer un service des plus délicats que l’afflux des réfugiés, l’augmentation de la population dans des proportions considérables, ont rendu des plus pénibles et des plus coûteux »1690. Financièrement, le service est un gouffre, et en 1941 les édiles et la société concessionnaire doivent admettre que l'usine ne se fera pas ; la résiliation du contrat est décidée l'année suivante1691. A Toulon, à l'automne 1940, la municipalité est en relation avec diverses sociétés (dont l'Union de Services publics) pour la transformation de son usine d'incinération, mais doit patienter car, explique le représentant marseillais de l'administrateur de l'USP, « il nous sera très difficile de faire passer ce dossier de la zone occupée dans la zone libre »1692.

C'est donc vers l'hiver 1940-1941 et le printemps 1941 que les maires et leurs techniciens comprennent que les installations d'hygiène ne peuvent plus fonctionner comme avant. L'heure n'est plus aux inaugurations, sauf exception1693 ou situation particulière (principauté de Monaco)1694. Dans la vallée du Rhône, Valence doit affronter la mévente des engrais de son usine zymothermique. Des stocks entassés depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, attendent d'être écoulés, et l'installation, mal entretenue, est à l'arrêt à partir d'avril 1941, par suite d'un incident technique1695. Dans les villes où l'on est passé à la collecte par véhicules automobiles, la pénurie d'essence vient entraver leur circulation1696 ; à Aix-en-Provence, la municipalité doit abandonner son service d'enlèvement en régie par camions à essence et louer les services d'une société marseillaise disposant de véhicules électriques1697. Ailleurs on voit ressurgir des attelages hippomobiles1698 ou on cherche des combustibles de rechange (alcool, gaz comprimé, charbon de bois, etc.) 1699. Maires et entrepreneurs se tiennent au courant des aléas de la collecte dans les autres villes, comme en témoigne cette lettre de la Société d’Assainissement du Centre au maire de Limoges, pour l'avertir qu'elle manque de pneumatiques :

‘« Nous craignons, dès à présent, que vous ne soyez obligé prochainement, de prendre un arrêté analogue à celui que vient de publier fin février 1944 un de vos collègues de Tarn-et-Garonne, et que nous reproduisons ci-après.
"Le Maire a l’honneur d’informer ses administrés que le service d’enlèvement des ordures ménagères ne fonctionnera plus à la fin du mois. En conséquence, à dater du 1er mars, chaque famille devra procéder à cet enlèvement par ses propres moyens". » 1700

La pénurie que doivent affronter les citadins et leurs administrateurs entraîne la détérioration des installations. La question de l'eau est cruciale dans de nombreuses agglomérations. Durant le printemps 1944, à Mâcon, les interruptions de courant perturbent le service de distribution d’eau potable de la ville. Le maire demande l’attribution de gasoil pour permettre au groupe de secours de la station de pompage de fonctionner et maintenir le mieux possible un service présentant « au double point de vue économique et humain, un intérêt qui semble-t-il, est en droit d’en éclipser beaucoup d’autres »1701. A Cannes, des solutions de fortune sont utilisées pour l'épuration de l'eau potable ; dès 1942, l'eau de javel vient à manquer ; en 1944, on élabore des recommandations pour une stérilisation faite par les particuliers eux-mêmes1702. Au sortir de la guerre, la station desservant la ville « est dans un état de délabrement inadmissible et au lieu d'avoir l'aspect d'un laboratoire comme il se devrait pour un service d'hygiène de la ville, ce local ressemble plus à un débarras ou un capharnaüm »1703.

La Première Guerre mondiale avait été une période de rencontre entre le laboratoire et l'armée, puis d'échanges entre hygiène militaire et hygiène publique, d'où étaient sorties des innovations en matière de purification de l'eau, comme la « Verdunisation ». La France occupée a-t-elle connu des phénomènes similaires ? En ce qui concerne l'eau, on vient de le voir, ce fut plutôt une époque de repli, ou de gestion au jour le jour des installations, en fonction des moyens matériels et humains disponibles. En revanche, des changements s'opèrent dans le domaine du traitement des ordures ménagères. Très vite, certains incinérateurs sont arrêtés (Bordeaux), d'autres souffrent, les gadoues étant moins riches et moins autocombustibles1704; les projets d'usines en construction (Limoges) sont abandonnés, faute de matériaux1705. De l'autre côté de l'Atlantique, le manque de main-d'œuvre incite les villes à abandonner l'incinération pour la technique moins « lourde » de la décharge contrôlée1706. Dans de nombreux pays, des efforts de recyclage (« salvage ») sont présentés comme une œuvre patriotique : aux États-Unis, pendant les deux guerres mondiales, on étudie les systèmes de recyclage britanniques ainsi que canadiens et allemands (1941-1945) et on incite les civils à participer à cet effort de guerre1707. Quelques municipalités françaises ont tenté d'intégrer cette donnée dans leur service de ramassage en sollicitant la contribution de leurs administrés1708. L'État français prend une loi en la matière dès janvier 1941, dont nous ignorons l'application sur le terrain urbain, et crée un service « de la récupération et de l'utilisation des déchets et vieilles matières »1709. Dans le même ordre d’idées, la récupération du gaz méthane dans les usines de fermentation est l’objet de l’attention des spécialistes1710. En 1944, un ingénieur résidant à Lyon demande des renseignements au directeur des services techniques d'Avignon : il prépare un article sur « la situation des ordures ménagères pendant la guerre » et affirme que « des procédés nouveaux se sont fait jour en particulier en ce qui concerne les fabrications d’amendements et de gaz méthane. Il y a un réel intérêt à les faire connaître d’une façon très objective à tous ceux qui sont appelés à les estimer pour leur emploi dans les Villes dont ils ont la charge des services techniques »1711. En effet, non pas à Avignon, mais dans d'autres sites d'usines de fermentation, des travaux eurent lieu à ce sujet, comme à Aix-en-Provence (menés par le directeur de la station d'épuration) et à Narbonne1712 .

L'image d'ensemble qui ressort donc du quart de siècle qui suit la Première Guerre mondiale n'offre guère de grand bouleversement dans le domaine technique, ni dans le domaine administratif, en matière de génie sanitaire. L'environnement urbain est plus concerné par les questions de maîtrise de l'extension (plans en exécution des lois de 1919-1924) et de résorption de la crise du logement. Il faudra chercher (chapitre suivant) si les innovations créées avant 1914 ont pénétré plus avant dans le réseau urbain français. Les villes restent en tout cas toujours livrées à elles-mêmes dans la conception de leurs projets et ne bénéficient pas d'une accélération conséquente du financement étatique pour l'assainissement, concurrencé par d'autres priorités sur le devant de la scène (logement à bon marché, lutte contre le chômage).

Notes
1688.

AM Biarritz, 1M 41, « Aperçu sur l'organisation, à Biarritz, des services de collecte et d'incinération des déchets provenant des formations sanitaires », 6 septembre 1939.

1689.

AM Limoges, 3D 289, délibérations du conseil municipal 22 janvier et 27 mars 1940.

1690.

Ibid., délibération du conseil municipal, 29 juillet 1940.

1691.

AM Limoges, 3D 113.

1692.

AM Toulon, 1O 9, lettre du 26 octobre 1940 au directeur des services techniques de Toulon.

1693.

AM Chambéry, 1O 93, feuille dactylographiée avec les références de l'Union de Services publics, contenant la mention d'Évreux, usine d'incinération mise en service en juin 1941. A Rennes, on commence même à construire une station d'épuration en 1941 (travaux arrêtés en 1944) (AM Rennes, 1W 130, rapport de l'ingénieur du service des eaux et égouts, 19 juillet 1952).

1694.

Ibid., feuille dactylographiée intitulée « Résumé des essais de réception des fours à incinérer les ordures ménagères à l’usine de Monaco, 18 février 1941 ».

1695.

AM Valence, 1M 92, Rapport sommaire du directeur des services d’architecte, voirie, et eaux sur les conditions de fonctionnement de l’usine de traitement des ordures ménagères, 5 mai 1941.

1696.

AM Toulon, 1O 8, lettre du directeur des services techniques à l'adjoint délégué au nettoiement, 12 octobre 1940.

1697.

AM Aix-en-Provence, I6 78, délibération du conseil municipal, 28 mai 1941.

1698.

AM Saint-Étienne, 1I 119, extrait du registre des délibérations du conseil municipal, 29 juin 1944.

1699.

AM Rouen, 1I 17, extrait du registre des délibérations du conseil municipal, 4 décembre 1941.

1700.

AM Limoges, 3D 113, lettre de la Société d'assainissement du Centre, 17 avril 1944.

1701.

AM Mâcon, O 620, lettre du maire au préfet, 14 juin 1944.

1702.

AM Cannes, 6O 36, lettre du directeur du bureau d'hygiène au maire, 23 avril 1942 et note de la Société Lyonnaise des Eaux et de l'Éclairage, 13 mai 1944.

1703.

Ibid., lettre du Dr Schmidl au maire, 28 septembre 1945.

1704.

A Lyon, AM Lyon, 937 WP 33, rapport de l'ingénieur « ce problème qui va devenir très angoissant ».

1705.

AM Limoges, 3D 289, extrait du registre des délibérations du conseil municipal, 20 mars 1942.

1706.

Martin Melosi, The Sanitary City, op. cit., p. 272.

1707.

On atteint ainsi un taux de récupération de 35% du papier en 1945 (Martin Melosi, The Sanitary City, op. cit., p. 275).

1708.

AM Cannes, 1J 74, lettre du Président de la Délégation Spéciale Administrative au maire de Bordeaux, 25 janvier 1944 et réponse du maire de Bordeaux, 10 février 1944.

1709.

AM Villeurbanne, 1J 21, feuilles dactylographiées : « Extrait du Journal Officiel du 24 janvier 1941. Loi concernant la récupération & l'utilisation des déchets & vieilles matières » (23 janvier 1941) et « Extrait du Journal Officiel du 25 janvier 1941. Création d'un service de la récupération et de l'utilisation des déchets et vieilles matières » (effectué au sein de l'Office central de répartition des produits industriels).

1710.

Voir Antoine Joulot, Les ordures ménagères, Paris, Berger-Levrault, 1946.

1711.

AM Avignon, 1J 216, lettre de René Martin, ingénieur à Lyon, à M. Hanriat, directeur des services techniques d’Avignon, 12 février 1944.

1712.

AM Dijon, SG 58J, lettre de B. Derivaz, ingénieur à Aix-en-Provence au maire de Dijon, 22 avril 1944. AM Avignon, 1J 216, notice E xtrait de la lettre Terroméa du 18 février 1944, « compte rendu sur la visite à l'usine de Narbonne (récupération des gaz méthaniques) ». Voir aussi Antoine Joulot, Les ordures ménagères, op. cit.