Les travaux déjà menés sur l'histoire de l'urbanisme ont bien montré comment la période du régime de Vichy a constitué à la fois une consécration pour les idées des urbanistes, martelées sans toujours de grands résultats durant l'entre-deux-guerres, et un point de départ de la prise en charge de l'urbanisme par des services de l'État1713. Si, durant les années 1930, un certain nombre de localités sont concernées par la réflexion sur la nécessité de créer un groupement d'urbanisme, c'est la loi du 15 juin 1943 qui va permettre de fonder administrativement le travail des hommes de l'art à l'échelle de l'agglomération et d'instituer de tels groupements1714. Un certain nombre de projets d'aménagement, d'embellissement et d'extension [PAEE] d'avant-guerre sont alors repris de fond en comble, ce qui ne fait que retarder un peu plus la planification des grandes infrastructures d'assainissement, par exemple1715. Des municipalités dont le PAEE avait été approuvé, comme Brive-la-Gaillarde, font recommencer l'étude d'un plan d'aménagement, en prenant en compte les zones peu urbanisées avant 1940 et désormais en proie à un mouvement de construction très rapide1716.
La création du Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme (1944) marque le point de départ d'une croissance importante des effectifs de l'État au sujet de la question urbaine. En plus de s'impliquer en y affectant de plus en plus de personnels1717, l'État se met à régler avec une précision accrue les solutions techniques aux problèmes des villes, dont les questions du génie sanitaire. Le dernier temps de la période étudiée est en effet celui d'un changement radical dans la gestion des problèmes urbains. Les municipalités sont de moins en moins seules pour les affronter : autrefois, elles demandaient de l'aide aux ingénieurs des Ponts et Chaussées du département, après accord du Ministère des Travaux Publics. Après 1945, c'est l'État qui vient à elles et son personnel urbaniste fonctionnaire ou sous contrat qui se substitue aux ingénieurs des services municipaux. Des inspecteurs départementaux d'urbanisme sont en charge des plans d’aménagement ou des projets d’assainissement, désormais pensés dans le cadre de groupements intercommunaux. À Dijon, le « technicien sanitaire municipal » que l'administration du chanoine Kir charge de l'étude du projet d'épuration des eaux d'égout, s'était vu confier par le Ministre de la Reconstruction et de l'Urbanisme le soin d'élaborer un avant-projet intercommunal d'assainissement. Le MRU ne prend pas un débutant puisqu'en l'occurrence, il s'agit de Marc Merlin, le directeur de l'important cabinet d'ingénierie-conseil lyonnais déjà évoqué dans les chapitres précédents1718.
L’implication de l'État, par le biais du MRU, se traduit également par la production accélérée de circulaires et documents-types (ramassage des ordures, tout-à-l'égout), contraignant les municipalités et les entreprises à entrer dans un cadre défini. Voici un aperçu de quelques cahiers des charges-types : pour la concession d'une distribution d'eau potable (décret du 13 août 1947) ; pour l'exploitation par affermage d'un service de distribution publique d'eau potable, fortement inspiré du précédent (décret du 6 juillet 1951) ; pour l’entreprise de l’enlèvement des ordures ménagères dans les villes de plus de 20 000 hab à l’aide de camions automobiles neufs à fournir par l’entrepreneur (décret du 9 mars 1946). Le but de tous ces textes est d'éviter les erreurs de municipalités piégées par certains contrats, comme cela avait été le cas de Cannes avec l'ingénieur E. Fournier pour l'assainissement.
Cette montée en puissance de l'État s'accompagne enfin de la création de nouvelles instances d'expertises. Par exemple, à partir de 1945, le Conseil national des services publics départementaux et communaux, chargé de donner son avis sur des questions que lui soumet le ministre de l'Intérieur, est obligatoirement consulté sur les modèles des cahiers des charges-types et des règlements-types des services publics. On cherche à harmoniser des situations parfois disparates en matière de services sanitaires1719. De plus, le Conseil des services publics départementaux et communaux est doté d'une section de planification nationale qui gère la répartition des crédits aux communes dans le cadre des Plans d'équipement national.
Le renforcement de l'encadrement étatique se fait en contrepartie d'un meilleur financement. Pour les observateurs de l'époque, dès la Libération, un changement radical est observable. L'autonomie « à peu près complète » des collectivités jusqu'en 1939 est révolue1720. La prise de pouvoir par l'État se fait dans un contexte de besoins financiers des municipalités et de pénurie des matériaux. En 1945, un Plan d'équipement des collectivités locales est mis en place. Il fait dépendre l'autorisation d'entreprendre des travaux – qui nécessitent le plus souvent des matériaux qui sont contingentés – de l'agrément ministériel. Pour la « tranche de démarrage », la priorité est donnée à la remise en état des infrastructures dégradées durant la guerre et à la construction d'équipements indispensables, comme l'adduction d'eau potable. On organise au plan national la répartition des crédits et des matériaux, les communes devant chercher à inscrire leurs grands travaux au titre du Plan pour obtenir des subventions. L'habitude est alors prise de dresser une liste des travaux par ordre de priorité, et d'attendre les décisions venues de Paris1721. L'État programme ainsi l'assainissement en le faisant entrer dans des chapitres du IVe Plan1722. L'amélioration de l'approvisionnement des citadins en eau potable et l'assainissement des communes urbaines représentent une somme considérable des crédits attribués par l'État aux villes, de la fin des années 1940 aux années 1960. En mai 1953, le montant total des promesses de subventions pour les réseaux urbains s'élève à 3 milliards 620 millions de francs, contre à peine un milliard pour l'habitat et un milliard également pour le chapitre « constructions publiques ». Mais il est difficile d'en savoir plus à travers des archives constituées essentiellement de données numériques, dépourvues de commentaires. Nous n'avons retrouvé durant notre travail de dépouillement que des fiches récapitulant les sommes versées au niveau national, départemental, ou bien projet par projet, commune par commune (la part de l'État allant en général de 20 à 40%)1723. Des monographies à partir des sources locales seraient utiles pour repérer dans quelle mesure ces crédits ont accéléré l'équipement des collectivités en installations d'épuration et en canalisations sanitaires.
Le début des années 1960 est un tournant à plusieurs titres : d'abord par la multiplication des textes réglementaires : plusieurs décrets, arrêtés, ou circulaires sur la question de l'eau potable sont publiés en 1961-1962 ; la future loi sur l'eau du 16 décembre 1964 est, dès cette époque, en préparation. Les services centraux prennent en main les questions d'hygiène urbaine, avec la volonté d'unifier les pratiques. La circulaire du 4 juillet 1961 du Ministre de l’Intérieur relative au traitement en usine des ordures ménagères est écrite dans cette optique1725. Ensuite, on observe, dans le domaine de l'assainissement comme dans d'autres, une montée en puissance des services préfectoraux ou des services départementaux rattachés au préfet : Génie Rural, Ponts et Chaussées, Équipement... Parmi plusieurs exemples de ce type, mentionnons le cas de Chambéry où la solution de destruction des ordures de la localité par l'incinération, sur laquelle l'ingénieur municipal travaillait depuis de nombreuses années, est abandonnée suite aux pressions de « l’Administration Supérieure, sur suggestion du Génie Rural », en faveur du compostage1726.
La décennie 1950 paraît à la fois un aboutissement, une période où l'on se donne enfin les moyens de réaliser des projets conçus sous la Troisième République, et le franchissement d'un nouveau stade, en particulier sur le plan de la coopération verticale entre services de l'État et services locaux, et de la circulation horizontale des expériences1727. Le réseau d'échange d'informations entre ingénieurs municipaux se densifie. De nouvelles revues paraissent, telle Travaux municipaux ou la revue de l'association des ingénieurs des villes de France. La multiplication des chantiers s'accompagne d'une intensification des contacts entre collègues : le directeur général des services techniques de Toulon écrit à son homologue de Marseille, en avril 1959, pour l'inviter à une conférence sur le traitement des ordures ménagères dans la cité varoise, en précisant qu'il espère également le revoir à la fin du mois lors du congrès des IVF à Paris1728.
Le Conseil supérieur d'hygiène publique est toujours consulté pour les projets d'assainissement et d'alimentation en eau : ce n'est qu'au milieu des années 1970 qu'on pense à le « soulager » en imaginant des « conseils régionaux d'hygiène » qui ne verront pas le jour1729. Quant aux projets d'épuration des eaux usées – urbaines, mais aussi industrielles – ils se multiplient, mais ne sont jamais assez nombreux ou suffisants pour traiter le volume nécessaire. On estime en 1963 « à l'ordre de grandeur de 8 à 10 milliards de francs le coût d'une épuration totale des eaux usées dans la France »1730. L'essor industriel et urbain des Trente Glorieuses aurait plutôt contribué à une hausse de la pollution des cours d'eau1731.
Les expériences municipales de mise en place des techniques de l'ingénierie sanitaire doivent beaucoup à la circulation de l'information entre administrations locales et entre techniciens, à l'expertise de spécialistes intervenant de façon facultative ou obligatoire dans le processus décisionnel et, on l'a vu, au rôle joué par l'État et par les entreprises. Le jeu des principales catégories d'acteurs collectifs ne peut toutefois être déconnecté de grandes phases nationales ou supranationales qui changent parfois les configurations d'acteurs. La Belle Époque, berceau d'innovations techniques, a son revers : l'incertitude sur l'efficacité des procédés, le faible crédit porté aux entrepreneurs démarchant les municipalités, l'engagement hésitant de l'État, qui sort d'une période libérale et qui a d'autres domaines d'intervention (les politiques sociales) en chantier. L'entre-deux-guerres est la période où l'extension, la diversité et l'intensité des interactions sont maximales, avec ses conclusions heureuses et ses aléas, relevés dans le chapitre VI. En dépit d'une situation économique pas toujours favorable, les municipalités de villes moyennes, rassurées par l'existence de références et d'entreprises françaises, se lancent dans des projets d'amélioration de l'environnement urbain. Les périodes 1914-1918 et 1939-1945 sont des temps d'arrêt presque complet de la mise en œuvre des innovations techniques, mais permettent l'expérimentation « en grandeur nature » de nouveaux procédés (chloration pendant la Grande Guerre, méthanisation des ordures ménagères et des eaux d'égout durant l'Occupation). Enfin, les années 1950 sont la véritable charnière vers la mise en œuvre d'un nouvel urbanisme, à grand renfort de subventions étatiques, d'implication sur le terrain urbain de nouveaux acteurs (ingénieurs et urbanistes de l'État) et de recul des hygiénistes, qui se replient sur le contrôle bactériologique des eaux, l'hygiène individuelle et la lutte contre le logement insalubre. Pour certains observateurs, ce sont paradoxalement « les destructions dues à la guerre qui ont donné le véritable coup d'envoi à la politique de l'assainissement. »1732
Les grandes phases d'articulation entre le contexte national et l'échelon local ayant été mises en lumière, il reste désormais à se pencher sur les facteurs de la diffusion des techniques de l'ingénierie sanitaire au sein de l'armature urbaine française. Les documents issus des échanges d'expérience semblent pouvoir combler les lacunes archivistiques des sources nationales pour aider à comprendre un processus de diffusion d'innovations urbaines.
Nous renvoyons à Danielle Voldman, La reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954 : histoire d'une politique, Paris, L’Harmattan, 1997.
AM Limoges, 3 D2/ 72, rapport sur la constitution d’un groupement d’urbanisme à Limoges, 30 juin 1944. Par « dépêche n°184 U/1340 – AD 5 du 29 avril 1942, donc antérieure à la loi d’urbanisme », le gouvernement avait décidé, « préalablement à la reprise du plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension de la ville de Limoges la création d’un projet régional d’urbanisme ». Délibération du conseil municipal, 20 août 1943, sur la loi d'urbanisme : « cette loi a pour objet de supprimer complètement l’intervention du Conseil municipal dans l‘élaboration du projet d’aménagement communal ».
Ibid.
AM Brive, 1O 99, extrait du registre des délibérations du conseil municipal, 1er août 1956.
Danielle Voldman, La reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954, op. cit.
AM Dijon, SG 58J, délibération du conseil municipal, 30 avril 1951. Il est prévu une rémunération « classique » de 5% sur les travaux jusqu'à 10 millions de francs, puis 4% au-delà.
Loi relative à la révision et à la résiliation exceptionnelle des contrats (30 juillet 1947).
« L'Équipement des collectivités locales », Urbanisme, n°114, avril 1947, p. 74.
AM Dijon, SG 58 J, lettre au maire de Georges Connes, 1er décembre 1952, qui proteste contre le fait que l’incinération des ordures ne figure plus dans le Plan d’équipement de la ville de Dijon alors qu'elle était 3e dans la liste des priorités en 1948. Lettre du préfet au maire, 8 novembre 1949, pour l'informer que le Ministre de l'Intérieur lui a annoncé l’agrément, au titre du Plan d’équipement national, du projet d’extension des captages et du projet de construction d’une station d’épuration des eaux usées à Dijon.
CAC (Fontainebleau), versement 19910714, article 81. Exemplaire de la revue Travaux municipaux, mai 1963, article « Les communes et les industriels face aux eaux usées ».
CAC (Fontainebleau), versement 19770150, article 1. Document « Séance du 6 mai 1953. Programme subventionné du Ministère de l'Intérieur, récapitulation générale en francs ».
AM Montluçon, 5I 1.
AM Valence, 1M 92. Elle vient après des recommandations particulières du 24 juillet 1950 du Ministère de la Construction et un décret du 31 août 1959 approuvant un nouveau cahier des charges-type pour l’entreprise de la collecte et de l’évacuation des ordures ménagères dans les villes de plus de 10 000 habitants.
AM Chambéry, 1O 93, lettre de l'ingénieur de Chambéry au directeur des services techniques de Dieppe, 5 novembre 1959.
Dans le domaine de la circulation routière, les municipalités tiennent par exemple des « journées d'étude de la circulation » en 1955 et 1959 (Sébastien Gardon, Gouverner la circulation, thèse citée).
AM Toulon, 1O 10, minute de la lettre du DGST de Toulon, 8 avril 1959.
CAC (Fontainebleau), versement 1991 0714, article 101.
CAC (Fontainebleau), 19910714, article 81, « note sur une politique de lutte contre la pollution des eaux », 5 mai 1963.
Hubert Loriferne (dir.), 40 ans de politique de l'eau en France, Paris, Economica, 1987, p. 54.
Hubert Loriferne (dir.), 40 ans de politique de l'eau en France, op. cit., p. 191.