A/ La « Ville-lumière » éclaire-t-elle les autres villes ?

‘« Ce que l’on voit d’applicable à Paris ne l’est pas toujours en province » 1735 .’

Paris, capitale de la France. Contrairement à d'autres pays voisins de l'Hexagone où une relative égalité en matière de fonction et de population prévaut au sein des villes, le modèle du réseau urbain français est clair : une ville macrocéphale, qui abrite presque trois millions d'habitants à la Belle Époque, entourée de banlieues qui font monter les statistiques à plus de quatre millions pour le département de la Seine. Lyon et Marseille, malgré les manipulations que subissent les statistiques du recensement, peinent à dépasser le demi-million – les statistiques de Marseille « s'envolant » dans les années 19301736. Dans l'Empire allemand, en Suisse, en Grande-Bretagne ou en Italie, le polycentrisme est beaucoup plus évident. Outre-Manche, de nombreuses villes franchissent le seuil des 500 000 habitants ou s'approchent du million avant 1914 : Manchester, Glasgow ou Birmingham sont sans équivalent en France.

D'autre part, la capitale de la France a pour elle le poids de l'histoire et de siècles de suprématie politique est culturelle, ce qui est le cas en Italie ou en Allemagne, où Rome et Berlin sont promues à un rôle national seulement vers 1870. Le poids institutionnel de Paris est puissant depuis le Moyen Âge et l'est encore plus depuis la monarchie absolue et les réformes de l'épisode révolutionnaire et napoléonien. A tel point qu'apparaît au XIXe siècle un courant régionaliste qui rêve de créer un contre-pouvoir, dans les domaines culturel ou économique, en réclamant une décentralisation1737. Jean-Pierre Chaline, se penchant par exemple sur l'essor spectaculaire des sociétés savantes au XIXe siècle, note que ce mouvement s'accompagne dans bien des cas d'une volonté d'autonomie culturelle. Cette ambition n'est cependant pas synonyme de désir d'autarcie ou de repli sur soi. Les élites locales ont des connexions parisiennes voire internationales, comme celles qui, d'abord à Caen autour d'Arcisse de Caumont (1824), puis ailleurs en province, élaborent un mouvement d' « antiquaires »1738. Paris concentre les musées les mieux dotés et les plus prestigieux ; les lieux de formation des élites intellectuelles (École normale supérieure, Sorbonne), et des meilleurs ingénieurs (École polytechnique, École centrale, École des ponts et chaussées). Paris se transforme à une échelle spectaculaire sous le Second Empire, devenant une référence pour de nombreux architectes et édiles du monde entier1739. L'expérience parisienne a souvent des applications très concrètes : le décret du 26 mars 1852 relatif aux rues de Paris, qui permet entre autres d'exproprier plus facilement les terrains et immeubles frappés d'alignement, est ensuite étendu aux autres villes françaises.

Au vu de l'historiographie de l'histoire urbaine en général et de l'histoire culturelle, ainsi que des problématiques des études « diffusionnistes » sur l'innovation, la question de l'influence qu'a pu avoir la capitale dans la diffusion des expériences d'assainissement du milieu urbain en France est incontournable. Paris, capitale intellectuelle, métropole où se posent des problèmes à une échelle sans commune mesure avec le reste de l'armature urbaine nationale, a-t-elle toujours eu la primauté des innovations techniques ? De leur côté, édiles et techniciens provinciaux sont-ils vraiment allés chercher l'inspiration sur les bords de la Seine ? A partir du constat d'un dialogue critique entre Paris et les autres villes, il est possible de mettre en évidence le primat de l'horizontalité des échanges et l'absence de schéma préexistant – hiérarchique, par exemple – qui permettrait de comprendre la géographie et la chronologie des implantations du génie sanitaire. Nous tâcherons d'affiner ou de nuancer le schéma vertical implicite d'Emmanuel Le Roy Ladurie, qui écrivait, il y a près d'un quart de siècle, à propos de la « conquête de l'eau » : « L'esprit d'imitation – Paris comme Londres, Moulins comme Paris, Nevers comme Moulins, et Clamecy comme Nevers – entraîne [...] des accomplissements fort positifs »1740.

Notes
1735.

B. Bezault, RHPS, novembre 1913, p. 1306.

1736.

Voir Jean Bienfait, « La population de Lyon à travers un quart de siècle de recensements douteux (1911-1936) », Revue de géographie de Lyon, 1968, numéros 43/1, p. 63-94 et 43/2, p. 95-132.

1737.

Ce régionalisme, en partie lié au félibrige, mais réclamant une décentralisation politique et économique est notamment porté par la personne de Jean Charles-Brun (1870-1946), fondateur de la « Fédération Régionaliste Française ». On y retrouve des personnes actives au Musée social et dans les cercles fondateurs de l'urbaniste, comme Charles Beauquier, député du Doubs, président de la Société pour la protection des paysages de France et qui dépose en 1909 le premier projet de loi sur les plans d'extension. Voir Jean Charles-Brun, Le régionalisme, Paris, Éd du CTHS, 2004.

1738.

Jean-Pierre Chaline, « Parisianisme ou provincialisme culturel ? Les sociétés savantes et la capitale de la France au XIXe siècle », dans Christophe Charle et Daniel Roche (dir.), Capitales culturelles, capitales symboliques. Paris et les expériences européennes, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002.

1739.

André Lortie (dir.), Paris s'exporte. Architecture modèle ou modèles d'architecture, Paris, Picard/Éditions du Pavillon de l'Arsenal, 1995.

1740.

« Préface » à Jean-Pierre Goubert, La conquête de l'eau, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 19-20.