1/ Une position primordiale dans le réseau d'information des municipalités françaises

Parce qu'elle combine la fonction de siège du pouvoir politique et administratif, et celle d'une vitrine esthétique et technique du gouvernement français, la capitale est un lieu clé pour l'accès à l'information et pour la transformation des idées et des inventions en innovations. Des travaux ont d'ailleurs fait ressortir la capacité des capitales à constituer un réservoir d'expertise et d'accumulation du savoir, en particulier par la présence d'institutions centralisatrices chargées de juger et de définir la science, d'établir des normes et de conseiller le pouvoir1741. Paris n'y échappe pas et ce qui s'y déroule intéresse au-delà des frontières françaises ; on suit avec attention les péripéties de la mise en œuvre du tout-à-l'égout, ou de la question de l'alimentation en eau de la capitale1742.

Du côté des ingénieurs et des administrateurs, la capitale est une source d'informations incontournable. C’est à la fois le lieu où se rendent les maires-parlementaires et la ville qui concentre la totalité des sièges de réseaux professionnels nationaux. En 1880 (et probablement les années suivantes), « le 14 juillet, la fête nationale avait amené à Paris 300 000 étrangers. Tous les représentants des municipalités françaises et étrangères qu’il m’a été donné de voir à cette occasion ont été unanimes à admirer la propreté et la salubrité de la ville, le parfait état de ses rues, le charme de ses promenades »1743. Depuis l'orée du XIXe siècle, Paris est la ville qui donne l'exemple : en 1802, le préfet Cadet de Gassicourt institue le premier Conseil de salubrité, ce qui inspire la mise en place de diverses commissions consultatives dans les départements et villes de province au cours des années 18201744. Dans les premières années de la Troisième République, Paris demeure une ville modèle, dont les règlements et les personnels techniques sont des ressources pour les ingénieurs de province, dans des domaines aussi divers que l'éclairage1745, les chaussées asphaltées ou les fontaines Wallace1746. A Lyon, lorsque l'ingénieur en chef étudie la possibilité de créer une taxe de balayage pour améliorer la propreté des rues (1874), l'adoption des pratiques parisiennes lui paraît idéale. Depuis un « temps immémorial », il revenait aux riverains de balayer jusqu'au milieu de la chaussée ; le Second Empire avait créé la possibilité de s'abonner (échapper à l'obligation susdite moyennant le paiement d'une somme), mais dans les faits les citadins ne s'abonnaient pas, et ne balayaient pas non plus... L'assemblée de la Troisième République naissante légifère sur le sujet d'une taxe obligatoire pour les citadins de la capitale, mais, note l'ingénieur lyonnais, « il est fâcheux que l'assemblée n'ait pas dans cette circonstance, réservé à d'autres villes la faculté de réclamer par simple décret, l'application de la loi du 26 mars 1873 comme on l'avait fait pour le décret de 1852 sur les rues de Paris »1747. En 1923, les participants du Congrès d'hygiène et d'urbanisme de Strasbourg font encore remarquer « que les règlements de la ville de Paris […] servent souvent de modèle aux règlements des autres villes »1748. Dans les cahiers des charges, on précise que certaines normes sont « celles de la ville de Paris ». Il est donc extrêmement rare que l'on songe à réformer un aspect du fonctionnement urbain sans s'inquiéter, d'une façon ou d'une autre, de la façon dont la question est abordée dans la capitale. Le cas est semblable en matière d'analyses qualitatives de l'eau : dans un entrefilet, la Revue municipale note que « généralement – et c’est le cas pour la Ville de Rouen – les municipalités prennent, pour base d’appréciation des analyses quantitatives d’eau, les renseignements qui figurent au tableau dressé par M. le Dr Miquel, chef du service micrographique de la ville de Paris : eau pure, de 0 à 1000 germes par cm3 ; eaux médiocres, de 1000 à 10 000 germes par cm3 ; eaux impures, de 10 000 germes et au-delà »1749. Enfin, la capitale ne s'exporte pas seulement sous forme de brochures ou de réponses à des requêtes écrites, mais constitue un réservoir indispensable d'experts ; nous avons relevé que certains techniciens parisiens (Georges Bechmann, François Sentenac, etc.) circulaient au sein des villes françaises pour siéger dans des jurys d'assainissement ou donner un coup de main à l'établissement d'un projet.

Paris est donc au cœur de la circulations des informations techniques sur la gestion de l'espace urbain, même si la représentation graphique des correspondances inter-municipales enregistrées au cours de nos dépouillements (annexe, section 1) fait apparaître d'autres villes beaucoup consultées sur les questions d'hygiène urbaine, comme Lyon ou Nancy. Paris n'est pas seulement connectée à la province entière mais, au-delà, aux autres grandes villes européennes de la Belle Époque, comme en témoignent les archives de ses services techniques : les demandes de renseignements, sur n'importe quel sujet touchant à la matérialité urbaine, comme le nettoiement des chaussées, affluent même du monde entier1750.

Notes
1741.

Voir Christelle Rabier (dir.), Fields of Expertise : A Comparative History of Experts Procedures in Paris and London, 1600 to Present, Newcastle, Cambridge Scholars Press, 2007 et la préface de Stéphane Van Damme, « Expertise in Capital Cities », particulièrement pages XIV-XVI.

1742.

Sur cette deuxième question, voir par exemple La Technologie sanitaire, 1er juin 1901, presque complètement consacré à une discussion à la Société belge de Géologie du rapport de la Commission de l'observatoire de Montsouris sur les sources de la Vanne et de l'Avre.

1743.

Arch de Paris, VO3 173, Compte rendu sommaire du discours du directeur des travaux de Paris au Conseil Municipal dans la séance du 9 octobre 1880, Paris, Chaix 1880, p. 4.

1744.

65 conseils d’hygiène auraient fonctionné en France avant le décret de 1848. Cf. Jacques Léonard, La médecine entre les pouvoirs et les savoirs, Paris, Aubier, 1981, p. 150-151.

1745.

AM Lyon, 923 WP 171, copie de la lettre du maire de Lyon au préfet de la Seine, 18 septembre 1897 (demande de renseignement sur l'éclairage à l'acétylène).

1746.

AM Lyon, 923 WP 264/2, lettre de l'ingénieur en chef Domenget à M. de Fontanges, 29 avril 1878.

1747.

AM Lyon, 923 WP 235, rapport de l’ingénieur au préfet, 13 février 1874.

1748.

Où en est l’urbanisme en France et à l’étranger, Strasbourg 1923, Paris, Librairie de l’enseignement technique, Léon Eyrolles, 1923, p. 496.

1749.

RM, 8 juin 1901, p. 3011.

1750.

Arch. Paris, VONC 1484.