2/ Une ville-laboratoire ?

La capitale diffuse des modèles de contrats, des renseignements techniques, des informations concrètes appréciées ou recherchées des techniciens provinciaux1751. On s'appuie sur elle pour mettre au point des prescriptions : la formule de l'ingénieur Caquot, élaborée en 1941 et publiée en 1949, pour le calcul des réseaux d'assainissement, considère à l'origine la pluviométrie parisienne comme représentative de la pluviométrie française1752. En outre, Paris est le site privilégié d'expérimentation de l'innovation. Il y a à cela une raison démographique et économique évidente (le marché parisien étant d'une taille incomparable aux autres), ainsi qu'un héritage historique : Liliane Hilaire-Pérez a souligné à quel point, au XVIIIe siècle, « les inventions prennent place dans une géographie princière et aristocratique ». Avant la Révolution, tous les hauts lieux de la monarchie sont des terrains de prédilection pour les projets innovants. Girault, inventeur de « lieux portatifs à l'anglaise », dresse une liste des sites qu'il espère équiper : les jardins de Versailles, les Champs-Élysées, le jardin du Roi, les Tuileries et le Luxembourg1753. Un siècle plus tard, le monde de l'aristocratie est devenu minoritaire, mais décrocher un marché public auprès de la ville de Paris est un enjeu majeur pour les entrepreneurs, qui peuvent ensuite s'en prévaloir auprès des autres municipalités et disposer d'une référence prestigieuse, susceptible de convaincre de nombreuses administrations locales. Ainsi, en 1886, la Société d’entreprises générales de distribution et de concessions d’eau et de gaz et de travaux publics précise au maire de Cosne-sur-Loire que tous ses appareils (bornes-fontaines, bouches d'arrosage et d'incendie, urinoirs, etc.) « sont employés depuis fort longtemps par la ville de Paris et par un grand nombre de villes de province et de l'Étranger »1754. Les compagnies de vidange ne sont pas en reste. Même le projet de l'ingénieur Aynard, prévoyant un système d'irrigation de terres par les eaux d'égout pour Lyon, est élaboré « à l'instar de Paris », selon le titre de la brochure1755. Thierry Poujol, analysant la marginalisation du procédé d'assainissement par canalisation sous vide, explique pourquoi le lyonnais Jean-Baptiste Berlier parvint à obtenir l'autorisation d'installer un petit réseau dans l'ouest parisien : « convaincre ingénieurs et hommes politiques obligeait d'installer dans Paris ou à ses portes, un égout en dépression qui devait fournir la preuve de son efficacité. En effet, carrefour des techniques et des idées, la capitale était aussi la "vitrine de l'invention", et il fallait, pour espérer réussir, y exposer le fruit de sa recherche, grandeur nature, in situ »1756. Tout au long de la période étudiée, Paris est donc la référence que recherchent tous les entrepreneurs : la CAMIA signale dans ses brochures chaque four supplémentaire ajouté à l'une des usines d'incinération qui environnent la capitale, certaines sociétés de véhicules automobiles proposent leurs modèles « type ville de Paris », et Philippe Bunau-Varilla entame la présentation de sa méthode de purification de l'eau « d’abord [par] les transformations que la Verdunisation a opérées dans l’existence de Paris et de Lyon. Je cite ces deux capitales de la France, à cause de la grande importance de leurs populations respectives et de la parfaite tenue de leurs statistiques, mais les effets de la Verdunisation sont partout les mêmes »1757.

C'est donc à Paris que l'on étudie en premier lieu, sauf exceptions (Toulouse possède un système de filtration de l'eau de Garonne dès les années 1820), de nombreuses solutions potentielles aux grands problèmes d'hygiène urbaine. Les inventeurs recherchent la possibilité d'expérimenter leurs techniques à Paris, afin de gagner la confiance des ingénieurs de la capitale, mais aussi d'attirer les membres des sociétés savantes sur les sites de leurs installations et de se faire connaître via leurs comptes rendus de visites. L'usine de Saint-Maur, où sont épurées les eaux de la Marne, et l'observatoire de Montsouris, où le service « micrographique » de la Ville de Paris analyse des échantillons d'eau de toute la France1758, servent ainsi de lieux d'expérimentation des techniques d'épuration de l'eau potable, comme les procédés de stérilisation par l'ozone (de Frise) ou par le ferrochlore (Howatson)1759. Le régime administratif particulier de la capitale, dont les employés dépendent du préfet et non d'un maire élu, favorise la stabilité du personnel – de plus en plus nombreux1760 –, et donc les essais techniques et leur suivi dans le temps. Des services expérimentaux sont créés dès le Second Empire, comme celui des « Études et travaux des eaux d'égouts et d'assainissement de la Seine » (1867), confié à deux spécialistes, Auguste Mille et Alfred Durand-Claye1761. Les ingénieurs de la ville établissent également des relations de collaboration technique avec leurs fournisseurs, comme dans le cas des tuyaux de distribution d'eau (notamment avec la société anonyme des Hauts-Fourneaux de Pont-à-Mousson à partir des années 1880)1762.

De manière générale, les expériences menées dans la capitale servent de référence, que leur issue soit positive ou négative. Ainsi, après des essais jugés peu concluants en 1884 et en 1895 (à l'usine municipale du quai de Javel)1763, la municipalité parisienne choisit de ne pas adopter l'incinération des ordures ménagères et s'y tient jusqu'en 1906, moment où l'écoulement de toute la gadoue parisienne s'avère trop problématique1764. Mais à cette date, tardive par rapport au reste de l'Europe1765, aucune ville en France n'a osé précéder Paris, bien que certaines (Le Havre dès 18941766, Nancy en 18971767, Saint-Étienne en 19041768, Elbeuf vers 19061769) aient envisagé la question. Seule Monaco s'est décidée plus précocement (1898) à adopter le « British Destructor » sur son minuscule territoire. En Allemagne, Berlin ayant jugé ses essais peu satisfaisants, c'est Hambourg qui joue le rôle de terrain d'expérience (l'usine, décidée juste après l'épidémie de choléra de 1892, est mise en marche en 1895)1770. A Paris, comme sur les bords de l'Elbe, on pratique ensuite des analyses de « gadoues » et des essais de combustion des ordures d'autres villes1771. L'ingénieur de Hambourg fait connaître, dans une brochure « les résultats des essais faits à Hambourg avec la gadoue de différentes villes allemandes ». Édouard Imbeaux rapporte : « Les ordures ménagères de Berlin, Posen, Magdebourg brûlèrent très mal : il faut donc être très réservé, pensons-nous, sur la question de savoir si les gadoues d'une ville, non encore mises à l'essai, seront auto-combustibles ou non, et rien ne vaut à ce sujet une épreuve directe soit dans les fours d'une autre ville, soit dans un four d'expérience »1772.

Les expériences parisiennes sont donc scrutées avec attention par les observateurs spécialistes du génie sanitaire. Dans la plupart des villes, Lyon, Saint-Étienne ou Limoges, par exemple, on cherche d'abord à savoir ce que fait la capitale sur tel ou tel sujet, avant d'envisager de se renseigner ailleurs. Car cet « ailleurs » existe bel et bien : Paris n'invente pas tout et va lui-même s'informer auprès des autres villes.

Notes
1751.

Les brochures imprimées à la suite des rapports de la Commission d'assainissement nommée en 1880 se répandent en province et sont discutées par les ingénieurs qui préparent des projets locaux. Exemple : AM Nîmes, 1O 445, brochure Commission de l'assainissement de Paris instituée par M. le Ministre, par arrêté en date du 28 septembre 1880, en vue d'étudier les causes de l'infection signalée dans le département de la Seine ainsi que les moyens d'y remédier. Rapports et avis de la commission, Paris, Imprimerie Paul Dupont, 1884.

1752.

Selon Sabine Barles, La ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l'espace urbain XVIIIe-XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999, p. 330. Sur la « circulaire Caquot », Gabriel Dupuy et Georges Knaebel, Assainir la ville, hier et aujourd’hui, Paris, Dunod, 1982.

1753.

Liliane Hilaire-Pérez, L'invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000, p. 226.

1754.

AM Cosne, 1O 187, lettre de la Société d’entreprises générale de distribution et de concessions d’eau et de gaz et de travaux publics au maire de Cosne, 2 février 1886.

1755.

AM Lyon, 1 C 709 294. Théodore Aynard, Assainissement de Lyon contre le fièvre typhoïde, le croup, etc. Tout à l'égout à l'instar de Paris..., Lyon, imprimerie Mougin-Rusand, 1888.

1756.

Thierry Poujol, L’analyse d’un processus d’innovation : le développement des réseaux d’assainissement par dépression, Paris, Plan urbain, 1990, p. 12 (consulté au CDU de La Défense).

1757.

Philippe Bunau-Varilla, De Panama à Verdun : mes combats pour la France, Paris, Plon, 1937, p. 328.

1758.

Le Génie sanitaire, 15 avril 1898, p. 7.

1759.

Parmi de nombreuses références : sur Saint-Maur, « Projet de stérilisation par l’ozone des eaux de Marne filtrées sur les bassins à sable de l’usine de Saint-Maur, rapport de M. le Docteur Roux », TSM, mai 1909, p. 112-116. Sur les essais du système de Frise, AM Avignon, 3N 17, lettre de la société Sanudor, 25 juillet 1905 et diverses brochures résumant les expertises. Sur le ferrochlore, AM Pau, 2O 2/9, courriers d'Howatson, mars-novembre 1903 et lettre du préfet de la Seine au maire de Pau, 3 juin 1903. AM Avignon, 3N 18, brochure « Stérilisation et filtration des eaux alimentaires par le ferrochlore procédé Duyk et système Howatson. Rapports officiels du Ministre de l’Intérieur et des Cultes et de la Ville de Paris, Paris, Société anonyme d’assainissement des eaux, s. d.

1760.

On compte 11 ingénieurs des Ponts et Chaussées en 1848, et 35 en 1891. Les seuls services de la Direction des travaux de Paris regroupent plus de 5000 agents en 1878. D'après Bernard Landau, « Techniciens parisiens et échanges internationaux », dans André Lortie (dir.), Paris s'exporte. Architecture modèle ou modèles d'architecture, Paris, Picard/Éditions du Pavillon de l'Arsenal, 1995, p. 207.

1761.

Ibid., p. 206-208.

1762.

Daniel Druart, « Paris et Pont-à-Mousson, une histoire en commun : la Ville de Paris et les canalisations en fonte », dans François Caron (dir.), Paris et ses réseaux : naissance d’un mode de vie urbain, XIXe-XXe siècle, Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris, 1990, p. 199-203.

1763.

Arch. Paris, VONC 1497, brochure Ville de Paris. Service technique de la voie publique et de l’éclairage, Essais de destruction par le feu des ordures ménagères. Compte rendu du fonctionnement de la cellule d’essai de Javel, Paris, Imprimerie Berthe & Cie, 1898.

1764.

Sabine Barles, L'invention des déchets urbains, France : 1790-1914, Seyssel, Champ Vallon, 2005, p. 183-186.

1765.

Après un projet abandonné vers 1890, Bruxelles adopte l'incinération dès 1901. Zurich fait de même en 1898. Des usines sont installées dans les premières années du XXe siècle à Kiel, Francfort, Cologne, Fiume.

1766.

AN, F8 226, Publications du Bureau d’hygiène du Havre – Les nouveaux services de l’assainissement du Havre – enlèvement des ordures ménagères – usine d’incinération des ordures – usines élévatoires des eaux d’égout, Le Havre, imprimerie du Havre-Éclair, 1914.

1767.

E. Imbeaux, L'Alimentation en eau et l'assainissement des villes, op. cit., p. 743.

1768.

AM Saint-Étienne, 4O 1.

1769.

AD Seine-Maritime, 2 OP 716/35, extrait du registre des délibérations du Conseil municipal d'Elbeuf, 22 décembre 1908.

1770.

« Usine d'incinération des ordures ménagères de Hambourg », RM, 16-30 novembre 1905, p. 339-340.

1771.

AM Lyon, 923 WP 270, lettres de G. Kohn à Chalumeau, 4 mars et 20 octobre 1923 et lettres de la TIRU au maire de Lyon, 23 octobre 1923 et 6 mai 1924.

1772.

E. Imbeaux, L'Alimentation en eau et l'assainissement des villes, op. cit., p. 763.