3/ Quand Paris va à l'école

Si les installations parisiennes d'hygiène urbaine font toujours recette dans les programmes de visites de congressistes1773, les conseillers municipaux de la capitale sillonnent de leur côté toute l'Europe pour étudier, de concert avec les techniciens de la préfecture, les réalisations jugées intéressantes. Le cas de l'assainissement est éclairant, avec des chassés-croisés entre Paris, l'Angleterre et l'Allemagne. Sous Haussmann, Adolphe Mille se rend en Angleterre et y découvre les premières « sewage farms ». Durant les décennies suivantes, de nombreux voyages et questionnaires sont produits en direction de la Grande-Bretagne, tandis que les champs d'épandage créés successivement à Gennevilliers et Achères par les successeurs de Mille, Durand-Claye puis Bechmann, font office de modèle pour les plans d'assainissement conçus en province dans les dernières années du XIXe siècle. A la Belle Époque, les réalisations parisiennes peuvent également intéresser les ingénieurs britanniques, qui comparent les systèmes d'égouts et d'évacuation des immondices de la voirie, différents des deux côtés de la Manche1774.

L'administration de Paris regarde-t-elle plus vers l'étranger que vers les autres villes françaises ? La réponse est nuancée. Certes, la capitale britannique, ville la plus peuplée du monde, constitue une rivale ou une homologue que l'on observe avec attention, que ce soit pour son système d'égouts (années 1850)1775, pour l'incinération des ordures (années 1880-1890) ou pour l'approvisionnement en eau1776. Plus largement, les données relatives aux grandes villes mondiales (y compris les cités d'Amérique du Nord) figurent dans les rapports municipaux, comme celui de Georges Lemarchand sur l'eau potable, en 19231777, célébré comme un modèle du genre. Mais les villes françaises ne sont ni oubliées, ni méprisées : dans les années 1920, la commission du conseil municipal de la capitale s'intéresse aux barrages-réservoirs de province, tout comme elle s'était intéressée plusieurs fois à Cosne-sur-Loire et à Chartres pour y examiner la stérilisation de l'eau par l'ozone une quinzaine d'années auparavant, avant d'appliquer la technique à une partie de ses eaux d'alimentation. Dans ce même domaine de l'épuration de l'eau, le préfet de la Seine explique d'ailleurs en 1932 pourquoi, selon lui, Paris ne peut adopter en premier des innovations :

‘« La Ville de Paris, par tradition, accueillante à tous les progrès, se devait à elle-même de faire, dans son service des Eaux, la place qu'elle mérite à la verdunisation découverte par M. Bunau-Varilla […]
Comme son nom l'indique, la verdunisation ne date pas d'hier. Paris, dans l'ordre chronologique, n'occupe qu'un rang assez modeste dans la liste des villes qui ont adopté, partiellement ou en totalité, le procédé de stérilisation des eaux que nous devons à notre éminent compatriote. Mais le service des eaux de Paris qui doit, chaque jour, fournir à près de 3 millions de consommateurs près d'un million et demi de mètres cubes d'eau, est une organisation trop vaste, trop complexe, pour que l'on puisse, sans difficultés, y appliquer du jour au lendemain des méthodes entièrement nouvelles, trop importante aussi, il faut bien le dire, trop chargée de responsabilités pour qu'il soit possible, sans danger, d'y adopter des procédés qui n'auraient point fait leurs preuves ». ’

Cela ne l'empêche pas de célébrer immédiatement après « l'esprit de recherche de nos services, attentifs à tous les progrès, à tous les perfectionnements utiles, et leur louable désir d'instituer sur la base de méthodes connues et sûres, une sorte de vaste champ d'expériences »1778.

L'échange d'expériences n'est donc pas complètement unidirectionnel : les ingénieurs de la capitale n'ont pas les yeux uniquement fixés sur le département de la Seine, ni le regard tourné seulement vers les grandes métropoles (Londres, Berlin, New-York). Ils s'intéressent également aux choix opérés par leurs camarades exerçant dans d'autres villes – beaucoup d'entre eux ayant fréquenté les mêmes salles de cours, à l'École des Ponts et Chaussées. Ainsi, en 1885, M. Humblot écrit à l'ingénieur en chef de Lyon, afin d'apprendre comment on y procède au nettoiement des égouts : « évidemment, ce qui s’est fait à Lyon jusqu’à présent serait un renseignement très intéressant »1779. On connaît également le cas de l'adoption des poubelles par la capitale, après une enquête en France et à l'étranger, confiée par le préfet de la Seine au docteur Octave du Mesnil1780. Certaines localités, comme Lyon, utilisaient déjà des « seaux à immondices » depuis le Second Empire1781. Il arrive donc que les édiles parisiens reconnaissent le rôle moteur joué par d'autres villes : « La province nous a devancés. Voici Saint-Étienne par exemple. Il y a là une distribution d’énergie électrique pour force motrice qui provoque l’admiration de ceux qui l’étudient pour la première fois »1782. Et ce d'autant que la capitale entretient certaines spécificités : si quelques-uns de ses traits marquants font la fierté des ingénieurs (les champs d'épandage), d'autres sont beaucoup moins mis en exergue, telle la persistance du chiffonnage qui fait que les couvercles ne sont imposés sur les poubelles parisiennes qu'en 19251783. De petites localités du Centre-Est de la France avaient déjà adopté le principe des boîtes hygiéniques depuis une quinzaine d'années !

Un quart de siècle avant le discours du préfet de la Seine évoqué ci-dessus, les rapporteurs du Conseil supérieur d'hygiène publique, dont Edmond Bonjean, favorable aux procédés de stérilisation de l'eau, remarquaient déjà qu'en matière d'eau potable, Paris ne marchait pas à la tête du mouvement de l'innovation :

‘« A côté de l'empressement avec lequel la ville de Paris accueille, encourage et présente les projets de filtration d'eau de rivière, nous devons constater le peu d'engouement que rencontrent les projets d'épuration ou de stérilisation des eaux: la marche suivie dans l'historique du projet actuel en est un exemple.
C'est sous l'impulsion du Conseil supérieur d'hygiène publique et par l'exemple d'autres villes que la ville de Paris commence à s'occuper de la stérilisation des eaux alors que depuis plus de dix ans elle soit mieux que toute autre ville saisie de tous les progrès réalisés dans cette voie.
L'œuvre des filtres y est défendue avec une ardeur remarquable malgré les exemples des grandes villes qui pouvant s'affranchir de ce mode inférieur d'alimentation l'abandonnent dès que les circonstances le permettent, pour recourir à l'adduction d'eaux de nappes souterraines ou à des procédés d'épuration plus efficaces »1784.’

Bonjean, souvent appelé pour faire des expertises pour des villes de province, n'hésitait pas à diffuser leurs expériences1785. Ailleurs, il met en garde contre la tentation de reproduire la « Javellisation » des eaux, procédé « de fortune » employé dans la capitale en août 1911 : « l'expérience de Paris, exécutée, conduite et surveillée avec une organisation scientifique remarquable de jour et de nuit, tend aujourd'hui à être appliquée à tort et à travers dans certaines villes et communes alimentées à l'aide de mauvaises eaux » et propose « d'enrayer l'application d'un tel procédé qui – employé à tort et à travers – sans les précautions scientifiques rigoureuses, indispensables et difficilement réalisables, qui exceptionnellement ont pu être appliquées à Paris, peut provoquer une intoxication saturnine : cette intoxication pour être lente, n'en serait pas moins grave »1786. Ce qui se pratique à Paris, avec la collaboration des sommités hygiénistes1787, n'est plus nécessairement approprié ni pertinent dans les autres villes, proclame Bonjean.

Le statut de ville référence n'implique pas, en l'occurrence, l'imitation pure et simple de ce qui s'y pratique. Paris est donc l'objet de toutes les attentions, mais également de toutes les critiques : si la province a les yeux tournés vers les résultats de son concours d'épuration de l'eau en 1908, les hygiénistes dénoncent, dès 1906, sa lenteur à adopter des procédés déjà en service dans d'autres localités de l'Hexagone. Cas extrême, l'hygiéniste lyonnais Jules Courmont fait même de Paris un mauvais exemple, qui « devrait bien faire réfléchir les municipalités. On sait que les énormes dépenses effectuées par la ville de Paris n'ont pas abouti à la doter d'eau potable irréprochable ; on sait que les soi-disant sources communiquent largement avec une immense superficie du sol, et qu'il a fallu créer un service (illusoire selon nous) de surveillance de ces sources »1788. En matière de traitement des ordures, la municipalité parisienne ayant résolument choisi l'incinération et l'abandon du broyage après la première guerre mondiale, les concurrents tentent également de discréditer, témoignages d'ingénieurs à l'appui, l'expérience de la capitale. On prête les propos suivants à un inspecteur général des services de la voirie de Paris, secrétaire général du jury du concours organisé par le Ministère de la Santé publique sur la destruction des ordures ménagères : « si nous devions faire à Paris quelque chose de propre, nous devrions commencer par démolir toutes nos usines »1789. Cela n'est peut-être pas complètement exagéré. Le maire de Calais, dans un rapport détaillé sur l'édilité française à son conseil, rapport consécutif à sa participation au Congrès international des Villes de 1925 et au voyage d'études organisé par l'UIV, écrit que « l’usine de broyage et incinération des ordures ménagères de Paris et des communes de la banlieue, construite à Romainville depuis plusieurs années, n’est […] plus moderne. Le principe est certes très intéressant à noter, mais suivant les déclarations de plusieurs de mes collègues, d’autres usines de ce genre construites en France pourraient fournir des indications plus judicieuses »1790.

Dernier aspect à prendre en compte : la capitale suscite à certaines occasions l'hostilité des autres villes. Les besoins en eau des industriels et des citadins de la capitale et du département de la Seine, en constante augmentation, engendrent quantité de projets – parfois municipaux, parfois conçus par des particuliers ou des sociétés – d'adduction d'eau puisée dans la vallée de la Loire ou la haute vallée du Rhône1791. Ces projets font l'objet d'une publicité au moins nationale et de protestations d'un certain nombre de municipalités1792.

Si Paris n'est pas le seul foyer de l'innovation, il faut se tourner vers nos sources pour tenter d'identifier les autres. Le graphe des voyages d'étude des villes de la base de données fait apparaître des villes où l'innovation est importante (nous ne sommes pas forcément allé dans leurs archives, elles sont donc là simplement parce qu'elles sont prises en référence) : c'est le cas de Huddersfield et de Zurich1793. Tentons donc d'y voir plus clair et de dégager la carte de l'avant-garde des villes françaises en matière de génie sanitaire.

Notes
1773.

Ces visites accompagnent la réunion fondatrice de l'AGIAHM en novembre 1905. Un seul autre exemple : lors de la réunion sanitaire provinciale de la SMP de 1913, la visite aux champs d'épandage est l'excursion qui réunit le plus de participants (32 ; RHPS, décembre 1913).

1774.

En particulier parce qu'à Londres, les boues de la rue ne sont pas envoyées aux égouts.

1775.

« M. l’Ingénieur Mille, à la suite de la visite qu’il fit à l’exposition de Londres de 1851, apporta le type d’égout ovoïde dont l’emploi est devenu général » (RM, n°1, 30 octobre 1897, p. 6).

1776.

RM, 26 novembre 1898, « Le service des eaux à Londres », par R. Lambelin, conseiller municipal de Paris.

1777.

Georges Lemarchand, Étude générale au nom de la 6e Commission sur : l'alimentation en eau de la Ville de Paris et du département ; les progrès réalisés depuis 1854..., Paris, imprimerie municipale, 1923.

1778.

AM Lyon, 961 WP 108, supplément au Bulletin municipal officiel du 24 août 1932. « Conseil municipal de Paris. Visite des installations de verdunisation des eaux à l’usine municipale d’Ivry », p. 3750-3751 (c'est nous qui soulignons).

1779.

AM Lyon, 925 WP 15, lettre du 7 février 1885.

1780.

Jeanne-Hélène Jugie, Poubelle-Paris (1883-1896), La collecte des ordures ménagères à la fin du XIXe siècle, Paris, Larousse-Sélection du Reader’s digest, 1993 et Arch. Paris, VONC 1477, circulaire du préfet de la Seine aux maires, syndics ou bourgmestres de Lyon, Bordeaux, Marseille, St-Pétersbourg, Moscou, Londres, Rome, Milan, Bruxelles, Amsterdam, Dresde, Munich, Vienne, Berlin, 6 juin 1884.

1781.

AM Lyon, 923 WP 270, arrêté préfectoral du 2 octobre 1856 sur les seaux à immondices et arrêté préfectoral du 6 avril 1878.

1782.

RM, n°4, 20 novembre 1897, « L’électricité à Paris ».

1783.

TSM, novembre 1924, p. IX.

1784.

CSHP 1906, rapport de MM. Bonjean et Bordas, p. 508 (c'est nous qui soulignons).

1785.

AM Chartres, DC 4/189, lettre de Bonjean, 1er décembre 1909, pour demander des exemplaires supplémentaires de la brochure sur l'installation de stérilisation de Chartres (il avait prêté son exemplaire à un de ses collègues du CSHP qui ne lui avait pas rendu).

1786.

E. Bonjean, « Traitement par les hypochlorites alcalins des eaux servant à l’alimentation publique », TSM, septembre 1912, p. 228-229.

1787.

C'est le professeur Roux, directeur de l'Institut Pasteur, qui suggère à l'administration parisienne l'emploi de l'hypochlorite de soude, sur le modèle de ce qui se pratiquait déjà dans certaines villes étrangères.

1788.

J. Courmont, « Principaux procédés de filtration des eaux destinées à l’alimentation publique », Revue pratique d'hygiène municipale, août 1905, p. 344.

1789.

AM Clermont, 1I 70, notice dactylographiée : « Le procédé thermo-chimique système A.J. Terwagne », document joint à la lettre de la Société parisienne d'urbanisme et de construction, 7 octobre 1936.

1790.

AM Lyon, 1112WP 001, rapport envoyé comme annexe à la lettre du maire de Calais au maire de Lyon, 3 octobre 1925.

1791.

Ambroise Rendu, « Les eaux potables », RM, 10 septembre 1898, p. 721-724.

1792.

Un observateur note qu'en 1894, à peine les protestations de Seine-et-Oise contre l'assainissement de Paris terminées, une délégation de l'Eure conduite par le député de Dreux se rend au conseil municipal de la capitale demander une compensation pour les industriels qui prétendent ne plus pouvoir utiliser l'eau de l'Avre (Le Génie sanitaire, mai 1894, p. 76). Sur le Rhône, Édouard Herriot, « Le projet de captation des eaux du Rhône pour l’alimentation en eau de la ville de Paris », RM, 1-14 avril 1912, p. 99-100.

1793.

Rouen pour son usine d'incinération décidée dès 1908-1909, Zurich, également pour son usine d'incinération, pour la collecte hermétique des ordures ménagères, et pour sa pratique de la filtration des eaux potables.