B/ Les foyers de l'innovation en province, un tissu de petites villes « laboratoires »

‘« Voici une petite commune qui donne une leçon à plus d’une grande ville. Salins, qui compte à peine 6 000 habitants, vient par une délibération du 9 septembre 1905 de constituer un Bureau d’hygiène dont l’organisation, aussi simple que bien comprise, peut servir de modèle aux communes de même importance. » 1794

La frange innovante des ingénieurs sanitaires cherche avant tout à conquérir le marché des services publics de la capitale ; mais, ne pouvant uniquement compter sur cette voie étroite, elle tente aussi d'installer et d'expérimenter ses appareillages dans de petites villes provinciales. Celles-ci ont longtemps été considérées comme des suiveuses, dans un schéma vertical de diffusion de l'innovation (« un principe d'introduction du changement qui va des grandes villes vers les petites villes »1795), schéma qui s'appuie sur des théories accordant à l'acteur innovateur un haut capital social, culturel ou éducatif, une place hiérarchique élevée, une ouverture au monde extérieur1796. Certes, c'est souvent le cas : on a relevé plus haut la tendance des administrations municipales à choisir de faire « comme à Paris » ; mais parfois, les documents précisent simplement que la nouvelle mesure ou le nouvel équipement entre en vigueur conformément « à l'exemple de diverses autres villes »1797. Lesquelles ?

En plus de l'échelle « micro » utilisée pour comprendre les processus décisionnels qui ont permis à des technologies sanitaires de faire leurs preuves, nous ferons appel à une échelle d'analyse englobant le territoire français. Il faut tenter de mettre en évidence la géographie différenciée de la diffusion des innovations techniques et d'identifier les facteurs de ce mouvement disparate qui traverse l'armature urbaine provinciale. Si certaines réalisations sont liées aux caractéristiques locales, géographiques, politiques, de la ville innovatrice, d'autres découlent des stratégies choisies par l'entrepreneur exploitant les brevets en question. Les expériences dépendent, bien entendu, du bon vouloir et de la capacité d'engagement des autorités locales. Si certains édiles semblent désireux de jouer un rôle pionnier, d’autres refusent de prendre trop de risques et sont d'ailleurs mis en garde par les techniciens de l'administration publique, qu'il s'agisse de leurs employés ou d'experts ad hoc. A Chartres, en 1906, un médecin fait remarquer : « Le traitement des eaux d’alimentation par l’ozone est encore peu répandu et n’a-t-on pas à redouter dans l’avenir quelque aléa en l’employant ? »1798 Il y a cependant des villes (dont Chartres fait partie) où la prudence des édiles n'a qu'un temps, et où les professionnels du génie sanitaire installent leurs dispositifs techniques.

Notes
1794.

RM, 1905, 16-31 octobre 1905, p. 313.

1795.

Dominique Lorrain, Les processus d'innovation technologique dans la gestion urbaine. Comparaison des structures et des dynamiques dans quatre pays européens (Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni). Recherche Exploratoire, rapport final, Paris, Plan Urbain, juillet 1991, p. 5-6.

1796.

Everett M. Rogers, Diffusion of innovations, op. cit., p. 488 ; Jochen Hoock et Bernard Lepetit, « Histoire et propagation du nouveau », dans La ville et l’innovation, op. cit., p. 11.

1797.

AM Villeurbanne, 1J 21, arrêté municipal et cahier des charges de Moulins pour l'entreprise de l'enlèvement des boues et immondices à compter du 1er mai 1911 ; citation entre guillemets : identique dans « La propreté des rues à Moulins », RM, 1-15 juin 1911, p. 165 et AM Clermont-Ferrand, 1I 67, arrêté municipal du 6 octobre 1910. « Beaucoup de villes » : AM Nîmes, 1I 143, extrait du registre des délibérations, 23 janvier 1930.

1798.

« Extrait du rapport présenté au Conseil départemental d'hygiène d’Eure-et-Loir par M. Lhuillier sur les expériences poursuivies en vue de l’application du procédé par l’ozone à la purification des eaux de Chartres », Revue pratique d'hygiène municipale, novembre 1906, p. 526.