1/ Des facteurs politiques ?

‘« […] il est clair que nous avons besoin de l’appui des pouvoirs publics qui se mettent surtout en mouvement lorsque l’action politique les y oblige ; il ne serait donc pas superflu de communiquer certaines de nos délibérations aux groupements politiques […]
Cela engagerait peut-être nos politiciens à s’intéresser à d’autres questions que celles exclusivement de la politique, comme cela se passe notamment en Angleterre, aux États-Unis, où des élections se font sur des questions de ce genre : sur l’opportunité de percer telle ou telle rue, de démolir tel ou tel quartier, de modifier tel ou tel règlement de voirie, de faire une adduction d’eau ou un réseau d’égout. » 1799

La volonté de tenir son rang parmi les villes françaises, parfois le désir de se mesurer aux villes semblables en taille ou en fonction, ou aux autres agglomérations régionales, expliquent un certain nombre de choix municipaux en faveur des innovations. C'est ainsi qu'en 1860, Orléans justifie son choix de s'alimenter en eau du Loiret : « si beaucoup de villes de France ont des fontaines publiques, on en cite peu qui les auront établies dans de meilleures conditions qu'Orléans »1800. Dans le domaine de l'assainissement, le projet élaboré par Biarritz, en 1906-1907, constitue selon les élus « un plan d'assainissement aussi complet que possible et comme n'en possède aucune ville de France, et bien peu de villes étrangères; et, le jour où il sera exécuté, il sera certainement, grâce à son procédé d'épuration, un exemple qu'on citera en maintes circonstances »1801. Un certain nombre de choix d'adopter une innovation seraient dus à la volonté du maire et de son équipe de faire jouer à leur ville un rôle pionnier. Autrement dit, il existerait une politique urbaine tournée vers la nouveauté. Tel est le cas de Villeurbanne, sous le mandat du docteur Goujon. Dès la fin des années 1920, la municipalité combine deux méthodes innovantes, l'incinération des ordures ménagères et le chauffage urbain, en faisant savoir aux habitants qu'ils vont vivre une expérience unique :

‘« Les avantages du chauffage urbain, c'est-à-dire de la distribution publique du chauffage sont donc certains, mais si de nombreuses distributions publiques de chauffage existent à l’étranger, la France n’en possède pas encore. Seuls, quelques projets sont à l’étude, à Paris en particulier. Comment Villeurbanne pense-t-elle pouvoir devancer sur ce sujet la Capitale elle-même ? C’est que les circonstances lui sont, pour cette fois du moins, particulièrement favorables. […] Il se trouve que la Commune va, pour ainsi dire, avoir de la vapeur à ne savoir qu’en faire. Comment ? Grâce à l’incinération des ordures ménagères. Villeurbanne a été, sinon la première, tout au moins l’une des toutes premières en France à pratiquer cette incinération qui est bien la plus rationnelle et la plus hygiénique façon de se débarrasser de ces malodorantes et dangereuses ordures. » 1802

En effet, dès 1911, un prédécesseur de Goujon, le Dr Grandclément, avait décidé d'adopter cette technique face à laquelle beaucoup d'ingénieurs municipaux restaient méfiants ou réticents. En même temps, Grandclément avait fait confiance à un entrepreneur lyonnais, Maurice Ritton, qui proposait un modèle de tombereau hygiénique suisse dans un certain nombre de petites villes, comme en témoigne la correspondance de la municipalité villeurbannaise avec ses homologues et la liste des références fournies par l'entrepreneur1803. Le Toulouse socialiste d'Étienne Billières, dans l'entre-deux-guerres, constitue comme Villeurbanne, un exemple de rencontre entre politique audacieuse et méthodes de communication exaltant la fierté locale (voir supra, chapitre VI).

La question de la couleur politique se pose nécessairement : les municipalités les plus républicaines, les plus politiquement « à gauche » ont-elles adopté de façon privilégiée les innovations destinées au progrès hygiénique ? En fait, le facteur politique ne semble pas jouer (ou alors de façon ponctuelle). Avant 1914, les villes innovantes se retrouvent aussi bien à gauche ou au centre-gauche (Lyon du radical Herriot ; Villeurbanne et Tourcoing, dirigées respectivement par le médecin socialiste Grandclément et son confrère radical Dron) que dans une mouvance plus modérée (Le Havre, Rouen, Nancy) ou nettement conservatrice (Chartres). Les changements de majorité provoquent bien souvent un arrêt ou une accélération des projets hygiénistes, que ce soit de gauche à droite (cas de Montluçon et de Dijon, ci-dessous), ou l’inverse. En revanche, lorsque l'équipement a été construit, il n'est pas forcément abandonné1804. Les municipalités ouvrières, comme Limoges et Montluçon, ne mènent pas toujours au bout leurs projets d’amélioration de l’hygiène urbaine, contrairement à leurs ambitions initiales : « même s’il devait se trouver une majorité de concitoyens pour nous blâmer, même si nous devions y perdre le mandat municipal, nous resterons fiers d’avoir mené à bien l’assainissement de notre cité »1805.

Avant 1914, les socialistes se retrouvent confrontés à la gestion d'un nombre croissant de villes, depuis leurs succès électoraux de 1892 et 1896. Tout en affrontant le nécessaire pragmatisme d'une administration soucieuse des finances municipales, « les socialistes sont également au premier plan de l'innovation, cherchant à repousser au maximum les limites – étroites – de la législation »1806. Militant pour des solutions intercommunales, comme l'unification des politiques publiques entre Paris et les communes de la Seine-banlieue1807, certains sont très ouverts à l'échange d'informations sur le plan international. Arrêtons-nous un instant sur le cas de Dijon, dont l'expérience d'une municipalité socialiste (dirigée par le « citoyen Barabant » de 1904 à 1908) est méconnue dans l'histoire politique de cette ville plutôt modérée, qui compte alors près de 70 000 habitants. Dijon est une des premières municipalités à s'intéresser sérieusement à l'épuration de ses eaux d'égout, d'autant plus qu'elle utilise comme exutoire le ruisseau de l'Ouche, au débit assez faible, ce qui avait entraîné des protestations des communes de Longvic, Neuilly, Crimolois et Sennecey, situées en aval, ainsi qu'un vœu de la commission sanitaire locale1808. En 1906, l'ingénieur municipal présente un projet d'assainissement estimé à trois millions de francs, avec épuration par le « système des fosses septiques et lits bactériens expérimentés par M. le Docteur Calmette, directeur de l’Institut Pasteur de Lille, système déjà pratiqué par de nombreuses villes anglaises »1809. Le Conseil départemental d'hygiène formule quelques remarques sur des modifications locales du système de canalisations mais s'en remet à l'expertise nationale en ce qui concerne l'épuration : « Appliquer rigoureusement dans les diverses organismes de la station d’épuration les indications formulées par le professeur Calmette »1810. Près d'un an plus tard (18 novembre 1907), après enquête de commodo et incommodo et délibération du conseil municipal, le docteur Gariel, rapporteur du CSHP, donne un avis favorable au projet, tout en préconisant la mise à jour du programme d'épuration en remplaçant les lits de contact prévus à l'origine par des lits à percolation, jugés plus efficaces. Les propriétaires, qui avaient déposé près de 900 protestations lors de l'enquête, saisissent le Ministre de l'Intérieur ; le conseil municipal réplique, évoquant en séance (10 mars 1908) les succès de l'épuration biologique à l'étranger et décortiquant l'ouvrage d'Albert Calmette1811. Mais quelques semaines plus tard, au printemps 1908, la municipalité socialiste, qui avait provoqué l'ire des propriétaires de la capitale bourguignonne, est battue aux élections locales. Aussitôt, ses successeurs s'empressent de remettre en cause le projet ; en retour, les protestations des communes d'aval, un temps étouffées lors de l'enquête sur le projet, reprennent de plus belle1812. Le nouveau maire cherche alors à gagner du temps en justifiant la nécessité d'études plus poussées du procédé d'épuration, incluant la création d'une commission spéciale et un travail sur l'hypothèse de champs d'épandage. « Vous n’ignorez pas, Monsieur le Préfet, qu’aucun système d’épuration des eaux d’égouts n’a donné des résultats complètement probants ; on est encore dans une période de tâtonnements et, si la ville de Dijon veut bien, comme elle l’a fait dans d’autres circonstances, marcher en tête dans la voie du progrès, la Municipalité entend prendre les plus grandes précautions pour éviter des mécomptes qui pourraient être un désastre pour les finances municipales »1813. Il veut cependant garder le bénéfice d'une subvention de 300 000F accordée sur le produit des jeux pour le projet de la municipalité précédente ; la révision du projet paraît mineure, en comparaison du temps écoulé. La taxe du tout-à-l'égout est ramenée de 2,80% à 2%, quelques travaux de canalisation sont menés avant 1914 mais la guerre enterre le projet d'épuration1814. Ce dernier ne voit le jour que dans les années 19501815.

Du côté modéré ou conservateur, les projets ne sont cependant pas toujours remis aux calendes grecques. Voici Chartres, sous la municipalité de Georges Fessard. Selon les historiens de la préfecture d'Eure-et-Loire, « travailleur infatigable, il dirige avec beaucoup de conscience et de compétence les affaires de la ville » de 1893 à 19121816. Avant d'être maire, il exerçait la profession de notaire, mais, plus jeune, était entré à l'École Centrale1817. Chartres réunit en fait la plupart des caractéristiques identifiées par les travaux sur la diffusion des innovations comme des conditions propices à l'exercice du rôle de pionnier1818. C'est une ville reliée par des réseaux au reste de l'Europe, avec des élus disposant d'un fort capital culturel. Une partie d'entre eux sont ingénieurs, ou médecins (le Dr Gabriel Maunoury, adjoint au maire et député d'Eure-et-Loir). En 1904, alors qu'elle a déjà fait le choix de stériliser ses eaux par l'ozone, elle mobilise ses atouts relationnels pour trouver le meilleur moyen de les clarifier avant l'ozonisation. Un jeune ingénieur originaire de Chartres et travaillant à Bâle se rend, avec une lettre de recommandation du maire, auprès du directeur du service des eaux de Zurich, pour observer les filtres renommés fonctionnant dans cette ville, deux ans après une première visite faite en Suisse par l'ingénieur municipal1819. Un homme politique local, en villégiature à Nice, suit de près dans la presse azuréenne les péripéties du processus de décision de la municipalité niçoise en faveur du procédé de l'enfant du pays, Marius-Paul Otto1820. Enfin, un autre ingénieur, en poste au Caire, est contacté par le maire de Chartres, afin de recueillir des renseignements sur le fonctionnement des filtres rapides qui venaient d'être installés à Alexandrie1821. Puis, durant l'été, les conseillers chartrains profitent de la proximité de la capitale pour aller visiter les installations filtrantes de Paris, à Saint-Maur. Ville conservatrice, Chartres n'apparaît pas réticente à la dépense en matière d'hygiène et semble bien dotée en ressources permettant d'éclairer la décision.

Cependant, le jeu politique n'est jamais loin... Des conseillers municipaux chartrains, ou des proches du maire, siègent au Conseil départemental d'hygiène : le docteur Gabriel Maunoury, également député d'Eure-et-Loir ; le docteur Lhuillier, futur directeur du Bureau municipal d'hygiène. Or, lors de la même séance du 30 mars 1906, où le sénateur-maire Georges Fessard est présent, sont examinés les projets d'alimentation en eau ozonisée de Chartres et de filtration de l'eau de Châteaudun. Les docteurs Lhuillier et Maunoury font adopter des conclusions remettant l'approbation du projet de Châteaudun à une date ultérieure, estimant que les résultats des filtres à sable non submergés, en fonctionnement depuis septembre 1905, ne sont pas encore assez probants et que l'inventeur, le Dr Mouchet, « savant précis et consciencieux, avoue lui-même être en période de recherche et d'essais »1822. S'agit-il en fait d'un moyen de gagner du temps, pour ne pas voir une ville plus petite, dirigée par le député-maire radical-socialiste Louis Baudet, aboutir avant le chef-lieu républicain-progressiste ? On ne peut totalement écarter cette hypothèse, à la lecture de la note de Baudet au préfet quelques semaines plus tard, démontrant à quel point les affirmations du docteur Maunoury sont erronées1823. Quand on connaît le degré de technicité des édiles chartrains sur cette question, les inexactitudes de Maunoury ne peuvent certainement pas être le fruit du hasard. Enfin, quelque temps plus tard, en 1909, lors d'une communication du sénateur-maire Fessard à la Société de médecine publique, Baudet est le premier à intervenir, pour titiller son collègue et sous-entendre que les eaux de Chartres ne sont pas assez souvent analysées1824. Rivalité politique et méthodes d'épuration de l'eau ont donc eu maille à partir en Eure-et-Loir, avec deux personnages de sensibilité politique opposée, que le destin réunira à quelques heures d'intervalle1825...

Notes
1799.

Bernard Bezault, « La société de médecine publique et de génie sanitaire », RHPS, février 1912, p. 214.

1800.

AM Cosne-sur-Loire, 1O 187, brochure reprenant un rapport présenté au conseil municipal d'Orléans, 10 décembre 1860.

1801.

AM Biarritz, 5I 1, brochure Ville de Biarritz. Projet général d’assainissement. Exposé de M. Forsans, maire. Rapport de M. le Docteur Gallard au nom de la Commission d’assainissement. Conseil municipal séance du 7 avril 1907, Biarritz, Imprimerie E. Seitz, 1907.

1802.

AM Villeurbanne, Bulletin municipal, décembre 1927, p. 389 (c'est nous qui mettons en gras).

1803.

AM Villeurbanne, 1J 21. Voir infra, chapitre IX pour la liste des références.

1804.

Même si cela a pu exister, comme dans le cas d'Elbeuf dont le maire Charles Mouchel se suicide en octobre 1911, peu après la mise en route de l'usine d'incinération. Le changement de majorité et l'arrêt de l'exploitation se produisent en 1912.

1805.

AM Montluçon, 4O 1/10, lettre de Paul Constans (député) à Alexandre Dormoy, maire de Montluçon, 22 décembre 1903 (passage rayé : supprimé de la lettre lue ensuite au conseil municipal) ?

1806.

Frédéric Moret, « Avant-propos », Cahiers Jaurès, dossier sur « Les socialistes et la ville, 1890-1914 », 2005/3-4, n°177, p. 5.

1807.

Thierry Bonzon, « "Une même cité" : Paris et sa banlieue chez les conseillers généraux SFIO, 1908-1914 », Cahiers Jaurès, op. cit., p. 7-22.

1808.

AM Dijon, carton 1O « Assainissement de la ville 1906-1912 », vœu de la commission sanitaire de l’arrondissement de Dijon, 7 juillet 1904 et délibération du conseil municipal de Crimolois, 11 février 1906.

1809.

AD Côte-d'Or, 4O 239/190, mémoire descriptif, 28 mars 1906.

1810.

Ibid., rapport présenté au conseil départemental d'hygiène, 20 décembre 1906.

1811.

AD Côte-d'Or, 4O 239/192, délibération du conseil municipal de Dijon, 10 mars 1908.

1812.

Ibid. délibérations des conseils municipaux de Crimolois, 2 août 1908, de Neuilly, 6 août 1908 et de Longvic et Sennecey, 23 août 1908.

1813.

AD Côte-d'Or, 4O 239/191, lettre du maire de Dijon au préfet, 26 janvier 1910.

1814.

AD Côte-d'Or, 4O 239/192.

1815.

AM Dijon, SG 58G, rapport de l’ingénieur en chef, 26 octobre 1940 : « Épuration des eaux usées, rappel de la situation actuelle » ; SG 58J, délibération du conseil municipal, 30 avril 1951 et brochure « Ville de Dijon. Usine d'épuration des eaux usées », s. d.

1816.

André Chédeville (dir.), Histoire de Chartres et du pays chartrain, Toulouse, Privat, 1983, p. 284.

1818.

Everett M. Rogers, Diffusion of innovations, op. cit.

1819.

AM Chartres, DC 4/198, lettre du maire de Chartres à M. Peter, directeur du service des eaux de Zurich, 18 octobre 1906. Visite de 1904 : AM Chartres, DC 4/183, rapport sur la visite faite le 3 novembre 1904 à l'usine de filtration des eaux de la ville de Zurich.

1820.

AM Chartres, DC 4/174, lettre d'A. Béthouart (maire de Chartres de 1892 à 1893), 2 mars 1904 et coupures de presse. Voir aussi DC 4/185, lettre de l'adjoint Hubert, 7 février 1905.

1821.

AM Chartres, DC 4/175, lettre du maire de Chartres à Jules Barois, 10 mars 1904 et réponse de celui-ci, 7 avril 1904. Lettres d'ingénieurs ou de médecins de l'administration d'Alexandrie et du gouvernement égyptien à Barois, 1904.

1822.

AD Eure-et-Loir, 2O 842, procès-verbal de la séance du Conseil d'hygiène du 30 mars 1906.

1823.

Ibid., note en réponse à l'avis du Conseil départemental d'hygiène sur un procédé de filtration d'eau par le sable non submergé à Châteaudun, 21 mai 1906.

1824.

RHPS, mars 1909, p. 297-298.

1825.

Georges Fessard (1844-1918), maire de Chartres entre 1893 et 1912 et sénateur de 1905 à 1912, décède le 22 janvier 1918. Louis Baudet (1857-1918), maire de Châteaudun de 1892 à sa mort, est député de 1902 à 1912, puis sénateur ; il meurt le 23 janvier 1918.