3/ Des facteurs démographiques ?

‘« Les grandes villes, bien qu’elles aient des services administratifs bien organisés, parce qu’elles ne peuvent ignorer ce que font les autres grandes villes françaises et étrangères, et que seule l’Union des Villes est à même de le leur dire, et parce qu’elles ne peuvent non plus se désintéresser des grands courants qui poussent toutes les villes du monde à se connaître pour s’entraider.
Les villes moyennes, parce que notre organisation leur permet de bénéficier des avantages des nombreux services si coûteux que seules les grandes cités peuvent entretenir.
Les petites villes et les communes, parce qu’elles trouveront à l’Union des Villes tous les renseignements et tous les conseils dont elles ont constamment besoin. » 1855

Cet argumentaire de l'Union des Villes et Communes de France pour inciter toutes les communes, quelle que soit leur taille, à adhérer au groupement, insiste sur sa volonté de ne pas faire de discrimination sur des critères démographiques en matière d'échange d'expérience, après les tâtonnements et clivages du début des réseaux officiels de solidarité municipale1856 : les congrès de 1907 organisés par le maire de Nantes sont ouverts aux maires des villes de plus de 35 000 habitants (48 sur 54 sont présents), puis le seuil est abaissé à 20 000 en 1910, 10 000 l'année suivante, 5 000 enfin en 19211857. Les restrictions sont probablement dues à la difficulté de gérer un congrès au-delà de quelques centaines de participants (680 communes sont membres de l'AMF en 1927). Les animateurs de ces groupements d'édiles, à l'exception de Jean-Baptiste Daure, maire de la commune rurale d'Alan (Haute-Garonne), sont généralement des maires de villes connues nationalement, voire des édiles cumulant leur mandat local avec la fonction de parlementaire. Cependant, l'information circule bien à travers les communes de toute taille : Beausoleil, près de Monaco, n'hésite pas à participer à l'Exposition internationale urbaine de Lyon en 19141858. La localité nivernaise de Cosne-sur-Loire, première cité française à décider de stériliser ses eaux par l'ozone, fait l'objet de demandes d'information de municipalités rurales1859. Et jamais nous n'observons, dans les articles rédigés par les spécialistes du sujet, de remarques condescendantes ou dédaigneuses à l'égard des petites villes. L'expérience municipale intéressante n'a pas de limite par le bas ; en outre, il est à noter que le Conseil supérieur d'hygiène utilise le terme « ville » sans distinguer de critère quantitatif.

A lire un certain nombre d'ingénieurs et de membres du Conseil supérieur d'hygiène, les innovations d'ingénierie sanitaire seraient trop compliquées à faire fonctionner dans une petite localité, dépourvue de personnel suffisamment formé pour veiller à la bonne marche des appareils1860. Rares sont les petites villes comme Châteaudun (Eure-et-Loir, 5000 habitants à alimenter en eau), dont le député-maire, Louis Baudet, ingénieur et industriel, s'implique directement dans l'expérimentation de la filtration par le sable non submergé (procédé non breveté, proposé à la communauté scientifique par des hygiénistes parisiens, les professeurs Miquel et Mouchet) à compter de 19051861. A l'inverse, sur les bords de Loire, Cosne subit de nombreux retards et malfaçons dans son usine des eaux ; la municipalité fait l'objet d'attaques dans la presse d'opposition, qui dénonce « les partisans du gâchis, des traités de gré à gré et de la valse des millions » et n'hésite pas à faire croire à ses lecteurs qu'un lien de cause à effet existe entre la fièvre typhoïde et l'eau traitée par l'ozone1862 ! Le manque d'entretien de son installation filtrante et de l'usine élévatoire conduit à des dysfonctionnements signalés par les ingénieurs spécialistes1863, quand ce n'est pas la guerre qui lui fait subir l'éloignement du mécanicien de l'usine mobilisé au front et la pénurie de carburant de qualité1864.

Ainsi, la petite taille de la ville serait un handicap pour des installations trop techniques : à Oullins, la responsabilité des dysfonctionnements est rejetée par Bernard Bezault sur le personnel et le manque d'entretien1865. Toutefois, Toulon, qui dispose de plus de moyens que cette petite ville ouvrière de la banlieue lyonnaise, ne semble pas avoir mieux entretenu sa station d'épuration et « avait vu trop grand tout de suite »1866. En général, on recommande donc d'éviter la complexité : dans son rapport consécutif à sa visite de l'usine d'incinération de Blois, l'ingénieur de Chambéry « pense que dans cette matière il convient de se méfier des innovations et même des perfectionnements. A [s]on avis, pour une ville d'importance moyenne (20-40 000 habitants) il est préférable de choisir une installation avec un appareillage ultra-simple »1867. Le regard porté par l'ingénieur en chef de Lyon, Camille Chalumeau, sur les petites villes qui ont choisi l'incinération des ordures est également très négatif. Il les discrédite pour mieux souligner la confiance qu'il place dans les systèmes des grandes villes germaniques :

‘« M. Verdier [défenseur de la méthode de fermentation des ordures] n’est certainement pas au courant des usines modernes quand il écrit que les usines d’incinération ne peuvent fournir du courant électrique à bon compte. Il est resté vraisemblablement sur les petites installations qu’il a pu voir dans de petites villes françaises. Les visites que nous avons faites, notamment à Cologne et à Glasgow, montrent tout l’intérêt que présente pour ces usines la production de l’énergie électrique qui est vendue aux centrales électriques. Même à Paris avec des installations qui ne sont pas des plus modernes, on arrive à produire 60 kilowatts par tonne d’ordures incinérées, ce n’est pas négligeable. » 1868

Pour Chalumeau, la méthode de fermentation est condamnée à n'être appliquée que dans les villes de population modeste : « si le procédé Beccari peut être employé chez un particulier ou pour de petites villes qui ne peuvent entrevoir l’installation d’une usine, ce système n’est pas applicable dans les villes de quelque importance. La ville de Marseille, qui a fait un essai, a abandonné [...]. M. Verdier ne présente aucune référence importante »1869.

Selon ce point de vue, l'innovation est d'autant plus remarquable aux yeux des spécialistes (et remarquée) qu'elle s'applique à une localité connue et peuplée. Cependant, il est clair que la SEPIA s'est « fait la main » dans des petites localités à partir de 1921 (Le Touquet Paris-Plage, Elbeuf), et qu'elle considérait avec une bienveillance toute particulière le cas des villes de moins de 10 000 habitants. Elle y consacre un paragraphe spécial dans ses brochures :

‘« Dans les villes de moins de 10 000 habitants, les ordures sont en quantité trop faible pour justifier l'installation d'une centrale électrique. L'usine comportera simplement une grille d'incinération SEPIA, et éventuellement une chaudière à eau chaude permettant de récupérer les calories développées dans la combustion des ordures. Cette eau chaude trouve son emploi judicieux dans un lavoir, un établissement de bains, un abattoir, etc.
Les mâchefers peuvent, avec des frais très minimes, être transformés en parpaings, dalles ou agglomérés divers.
L'usine que nous avons construite à Cabourg (Calvados) peut être prise comme type de ces installations.
La construction en est peu coûteuse et l'exploitation peut en être assurée par un ou deux manœuvres. » 1870

De façon perspicace, la SEPIA propose des solutions graduelles, adaptées à chaque taille d'agglomération et à tous types de villes. Pour les petites villes, l'usine référence est celle de Cabourg. Pour les stations thermales ou balnéaires, les fortes variations de la population justifient l'installation d'une chaudière et de machines thermiques, comme à l'usine du Touquet Paris-Plage, où l'électricité nécessaire à l'éclairage de la digue est fournie par l'usine pendant la saison. Dans des « villes moyennes », la récupération d'énergie est jugée intéressante, pour employer l'électricité produite à l'éclairage, au pompage des eaux potables (cas de Rochefort et d'Elbeuf), à l'élévation des eaux d'égout, à l'alimentation du réseau de tramways (ces deux cas existant en Angleterre). Dans les grandes villes, comme à Tours et à Toulon, la SEPIA propose de bâtir « de véritables Centrales électriques » complétées par une briqueterie mécanique qui utilise les mâchefers1871.

La question du rapport entre la taille de la ville et le type d'équipement est donc complexe, les avis fluctuent en fonction des intérêts du locuteur (ingénieur municipal / ingénieur du privé ; société à petits moyens / grande entreprise de travaux publics). Une entreprise généraliste, concurrente de la SEPIA/CAMIA, prévient Clermont-Ferrand que « les difficultés que l'on rencontre pour l'écoulement des sous-produits (chaleur ou électricité) font, que pour assurer l'équilibre financier des projets, il est nécessaire d'avoir à traiter les ordures ménagères d'un centre de population au moins égal ou supérieur à 250 000 habitants »1872. Sa prudence excessive, en contradiction avec la doctrine des ingénieurs majoritairement pro-incinération depuis le début du siècle, tient au fait qu'elle est concessionnaire d'un procédé différent de traitement des ordures (« procédé thermo-chimique »)1873.

Ainsi, même si l'obtention de références à Paris et dans de grandes villes intéresse prioritairement les sociétés de génie sanitaire, les petites villes ne sont pas restées à l'écart du mouvement, et ont parfois testé les techniques innovantes dans le domaine du génie sanitaire avant les métropoles régionales, en en expérimentant les avantages... mais également les risques et périls, que ce soit pour des raisons de personnel politique local (présence d'un maire innovateur, comme à Châteaudun), de contraintes géographiques ou d'imitation d'exemples jugés fiables et intéressants. C'est pour cela que Lectoure ou Cosne-sur-Loire ont été autant l'objet des sollicitations et de l'attention de quelques ingénieurs sanitaires pour lesquels l'obtention d'un premier contrat avec une municipalité était vital pour s'ouvrir le marché des agglomérations.

A l'étranger, nous retrouvons ce phénomène d'innovation et de diffusion « par le bas » : en Angleterre, les localités de Croydon et Leamington Spa (moins de vingt mille habitants chacune) montrent la voie pour l'épuration des eaux d'égout par épandage, rejointes une génération plus tard par Sutton (17 000 habitants) pour le traitement biologique artificiel des eaux usées1874. Aux États-Unis, la technique de la décharge contrôlée, qui devient le credo des ingénieurs sanitaires des années 1950-1960, est mise au point dans la petite ville californienne de Fresno vers 1934-1937, même si ce sont les expériences menées à New-York et San Francisco qui attirèrent plus l'attention des spécialistes1875. Au début du siècle, l'épuration biologique des eaux usées y est, là aussi, expérimentée dans des localités relativement modestes, plutôt dans les états industriels du Nord-Est (Massachusetts, Pennsylvanie, Ohio)1876. Le progrès de la technique des boues activées, au milieu des années 1920, s'appuie sur de vastes stations d'épuration à Milwaukee et Indianapolis, dans le Midwest, mais l'innovation s'implante aussi précocement à Mamaroneck (état de New-York) et à Pomona en Californie, bourgades très peu connues, situées à une trentaine de kilomètres chacune de New-York et de Los Angeles1877.

Notre recherche sur les archives produites par les projets édilitaires et les correspondances entre villes a permis de vérifier l'idée de William B. Cohen pour qui, au XIXe siècle, les villes « ne correspondaient pas seulement avec des villes plus grandes ou de même taille, mais également avec des villes significativement plus petites dans l'espoir d'apprendre d'elles ». Cohen concluait ainsi : « habituellement, cependant, les plus grandes villes servaient de modèles pour les plus petites »1878. En ce qui concerne les innovations liées à la technique sanitaire, cette vision doit être nuancée. Le moindre coût d'établissement des usines d'épuration dans les petites villes (de 30 000 à 100 000 francs en général avant 19141879) a pu favoriser leur rôle de « laboratoire », de terrain d'expériences suivies attentivement par les ingénieurs des services techniques des grandes villes, désireux de ne pas engager de grandes sommes dans un équipement pouvant se révéler insatisfaisant au bout de quelques mois ou années de fonctionnement1880.

En définitive, le tableau de la pénétration des procédés du génie sanitaire au sein de l'armature urbaine française est bien disparate. Certaines techniques nées à la Belle Époque furent promises à un bel avenir (la stérilisation par l'ozone), d'autres furent temporairement bloquées avant d'émerger par la suite (la chloration). Dans l'état de nos connaissances, il ne semble pas possible, en raison de la complexité du tableau à reconstituer et du manque de données nationales, d'étudier de façon comparative, pour les diverses techniques, la vitesse à laquelle elles ont été adoptées par les villes françaises. Cela nécessiterait une enquête la plus exhaustive possible dans les archives municipales de province, ce qui est difficilement à la portée d'un chercheur seul.

Sur la scène de l'innovation, en tout cas, de grosses bourgades rurales que l'on aurait pu croire endormies côtoient (plus tôt que de grosses métropoles régionales) la capitale, objet de toutes les convoitises de la part des inventeurs et des sociétés spécialisées. La logique de la nécessité locale explique dans un certain nombre de cas les risques pris par des municipalités provinciales. D'autres ont failli jouer le rôle d'avant-garde, reculant suite à un accès de prudence ou à un changement politique. Malgré la diversité apparente des petites villes ayant joué le rôle d'innovateur, on peut cependant chercher à mettre en lumière quelques principes structurant ce panorama complexe et hétéroclite : en particulier, plusieurs catégories d'agglomérations qui semblent bien représentées dans le paysage des pionniers du génie sanitaire urbain.

Notes
1855.

Encadré avec pour titre : « Toutes les villes, quelle que soit leur importance, ont intérêt à s’affilier à l’Union des Villes », présent dans de nombreux numéros du Mouvement Communal, en particulier à partir du n°12. 

1856.

Les premiers congrès des Maires de France sont ouverts aux municipalités des villes de plus de 50 000 habitants, puis de plus de 10 000 habitants. Sur le clivage politique entre les Congrès des Maires de France et l'Association Générale des Maires de France, Patrick Le Lidec, « Aux origines du "compromis républicain". La contribution des associations de maires aux règles du jeu politique sous la IIIe République », Politix, n° 53, 2001, p. 33-58.

1857.

Voir Camille Bouvier et Patrick Le Lidec, sous la direction de Tristan Gaston-Breton, La République et ses maires, 1907-1997. 90 ans d’histoire de l’AMF, Paris, Histoire et entreprise/Foucher, 1997.

1858.

AM Lyon, 937 WP 119, lettres du maire de Beausoleil à Jules Courmont, 3 mai 1914 et à Camille Chalumeau, 19 juin 1914.

1859.

AM Cosne, 1O 189, lettres des maires de Montolieu (Aude), Saint-Georges-les-Baillargeaux (Vienne), Maurs (Cantal), 1907, et lettre du maire de Thury-Harcourt (Calvados), 5 septembre 1906, également envoyée au maire de Chartres (AM Chartres, DC4/189).

1860.

CSHP 1913, p. 197 (Souillac) et p. 557 (Dr Gautrez à propos du projet d'épuration des eaux d'égout de Clermont-l'Hérault).

1861.

AD Vaucluse, 2O 54/15, brochure « Ville de Châteaudun. Expériences sur un filtre à sable non submergé » (tiré à parti d'un rapport de G. Dimitri au Conseil supérieur d'hygiène sur les expériences effectuées sur un filtre d’essai à Châteaudun); AD Eure-et-Loir, 2O 842, lettre du maire de Châteaudun, reçue le 14 février 1906 par la préfecture d'Eure-et-Loir.

1862.

AM Cosne, 1O 194, exemplaire du Journal de Cosne, 24 septembre 1906 et minute de lettre du maire au procureur de la République, 3 octobre 1906, portant plainte pour délit de fausse nouvelle.

1863.

Ibid., lettre du liquidateur de la Société industrielle de l'ozone, 8 mai 1908, sur les moteurs à gaz de l'usine élévatoire. Voir aussi 1O 199, note de l'ingénieur Lencauchez, 6 août 1924, sur l'opportunité qu'il y aurait eu de prévoir une deuxième cloche filtrante dès 1908-1909.

1864.

Ibid., lettre du maire de Cosne au ministre de l'Armement, 17 décembre 1917.

1865.

AM Oullins, 1M 111, lettres de la Société générale d'épuration et d'assainissement, 25 juin 1912 et 11 octobre 1913.

1866.

F. Diénert, « Épuration des eaux d'égout en France. État actuel de la question », RHPS, décembre 1924, p. 1125-1131.

1867.

AM Chambéry, 1O 93, compte rendu de la visite du 19 octobre 1954.

1868.

AM Lyon, 959 WP 102, rapport du 1er février 1930.

1869.

Ibid.

1870.

AM Lyon, 959 WP 102, brochure de la SEPIA, La Destruction des Ordures Ménagères et de tous autres déchets, s.d. [1924].

1871.

Ibid., p. 18-20.

1872.

AM Clermont, 1I 70, lettre de la Société parisienne d'urbanisme et de construction, 7 octobre 1936.

1873.

Id., document dactylographié : « Quelques attestations d'autorités administratives et opinions des hygiénistes, des experts et des spécialistes ». Procédé mis au point par l'ingénieur Terwagne, qui aurait fonctionné en Belgique à Dison-les-Verviers, après avoir été expérimenté à Nice.

1874.

N. Goddard, J. Sheail, « Victorian sanitary reforme: where were the innovators ? », dans Christoph Bernhardt (dir.), Environmental Problems in European Cities in the 19th and 20th Century, Munster, Waxmann, 2001, p. 87-103. La Technologie sanitaire, 1er août 1901, p. 13.

1875.

Martin Melosi, Garbage in the Cities, op. cit., p. 182-183.

1876.

« Progrès réalisés dans le traitement des eaux résiduaires », TSM, février 1912, p. 48.

1877.

E. Rolants, « Revue générale : L’épuration des eaux d’égout », RHPS, février 1927, p. 198.

1878.

William B. Cohen, Urban Government and the Rise of the French City : Five Municipalities in the Nineteenth-Century, New York, St-Martin’s Press, 1998, p. 258 (nous traduisons).

1879.

AM Oullins, 1M 111 : 78 000 F d'après le devis estimatif du 16 novembre 1907. En comparaison, le prix de la station de Toulon était estimé à environ un million de francs.

1880.

Les ingénieurs américains reprochaient justement aux villes de n'avoir pas assez enquêté avant de se fier aux promesses des constructeurs (Martin Melosi, Garbage in the cities, op. cit., p. 157).