2/ Cités d'entreprises et établissements collectifs

On a montré dans ce chapitre que la taille n'est pas forcément un critère discriminant pour la diffusion de l'équipement des villes françaises en technologie sanitaire : si les grandes villes ont pu être plus facilement au courant de la nouveauté, ce ne sont pas toujours elles qui ont donné l'exemple. Certains types de villes se sont prêtées, plus que d'autres, à l'expérimentation. Et les échanges d'expériences se sont cantonnés essentiellement au sein d'un réseau de municipalités, même si le génie sanitaire compte d'autres catégories de clients. Ainsi, dans les réunions d'associations, les congrès ou les expositions, les sociétés de génie sanitaire qui exposent les références de leur procédé parlent très peu des applications réalisées dans les établissements industriels ou collectifs (hôpitaux, casernes, sanatoriums, etc.), même si ce marché est beaucoup moins restreint que celui des collectivités locales. D'ailleurs, certains techniciens municipaux sont déçus lorsqu'ils entreprennent un voyage dans une ville et découvrent sur place que la référence donnée avait trait à un établissement particulier1920. On agit donc parfois en amont et l'on prévient les inventeurs : « vos propositions ne pourraient, le cas échéant, retenir notre attention que si elles ont fait indiscutablement leurs preuves dans une ville analogue à Aix-les-Bains et de préférence dans une ville de France »1921.

La présence d'établissements industriels et d'équipements collectifs dans les listes de premières installations de dispositifs techniques correspond à un phénomène classique de la diffusion des innovations : celles-ci sont en général plus rapidement adoptées quand la décision n'est pas du ressort d'une organisation complexe, où elle est alors un acte collectif, comme dans le cas d'une municipalité1922. La CAMIA ne parle d'incinération que dans les villes, sauf exception (grand hôtel de Font-Romeu), mais la destruction des déchets par le feu est aussi proposée pour les camps militaires, les hôpitaux, les grands établissements industriels1923. Dans ses premières brochures (jusque vers 1910), Bernard Bezault n'hésite pas à mettre en valeur, avant un tableau de références municipales britanniques, les quelques stations d'épuration réalisées en France pour un grand châtelain, pour un quartier de cavalerie ou pour des abattoirs municipaux1924.

Au XIXe siècle, la santé est un enjeu économique pour les grands groupes industriels : les maladies entravent la productivité en affaiblissant la force de travail. Économie et paternalisme se rejoignent dans un souci d'amélioration de l'habitation de l'ouvrier (cités ouvrières de Mulhouse ou du Creusot). La Belle Époque constitue, dans le prolongement, une période d'expérimentation et d'adoption des innovations techniques proposées par le génie sanitaire : lorsqu'on retrace la chronologie de l'équipement en infrastructures d'assainissement, il arrive que les cités ouvrières précèdent les quartiers aisés de villes de la même région. Ainsi, Bernard Bezault installe une des premières stations d'épuration françaises à Champagne-sur-Seine ; dans les années 1910, Raoul Dautry, directeur de la Compagnie des Chemins de Fer du Nord, lui commande des stations pour ses cités-jardins, « formant de véritables petites villes » comme Tergnier, faite pour loger 6 000 personnes1925 ; Bezault équipe d'autres cités (« PLM » à Châlon, « de l'Arsenal » à Roanne, etc.)1926. Les industriels et ingénieurs du privé seraient-ils plus enclins à faire confiance à leurs pairs que les édiles et leurs techniciens ? La stérilisation des eaux par l'ozone, après les essais menés près de Lille à Emmerin, et alors que l'installation de l'usine de Cosne n'est toujours pas prête, est effective dès 1902 aux Brasseries Velten à Marseille.

‘« C’est à M. Eugène Velten, en effet, fondateur et administrateur des Brasseries de la Méditerranée, que revient l’honneur d’avoir créé, en France, la première installation de stérilisation industrielle des eaux par l’ozone, et c’est également un honneur pour notre ville d’avoir été la première à compter parmi ses concitoyens de généreux et hardis promoteurs de cette merveilleuse découverte. L’exemple donné par notre honorable et distingué concitoyen fut suivi par plusieurs municipalités françaises et étrangères, parmi lesquelles nous citerons Nice, Cosne (Nièvre), Chartres, Deauville, Dinard, etc. » 1927

Henri de Montricher, l'ingénieur marseillais qui s'exprime ainsi, avance son explication de la difficulté des villes à innover : « eu égard à des considérations d’ordre politique et électoral et aux fluctuations perpétuelles du personnel des administrations locales, les projets mûrement et longuement étudiés paraissent condamnés à ne pouvoir aboutir que lentement ». Il en conclut qu'il serait « plus pratique de chercher tout d’abord à multiplier les installations similaires à celles dont MM. Velten, directeurs des Brasseries de la Méditerranée, se sont faits les hardis promoteurs »1928. Installation qui semble au demeurant avoir été bien tenue et avoir subi moins de problèmes que celles des premières municipalités1929. Céline Frémaux étudie un autre cas : celui de la Compagnie du Canal de Suez, très attentive aux questions d'hygiène dès le milieu du XIXe siècle. Médecins, architectes et ingénieurs sont ses auxiliaires pour élaborer dans ses villes nouvelles (Ismaïlia, Port-Saïd) un environnement sain, apte à éviter les épidémies1930. Ainsi, la société Puech & Chabal installe-t-elle ses filtres à sable au bord du canal de Suez dans ces cités qui échappent aux poussées cholériques qui touchent l'Égypte (1948 par exemple).

Au Creusot, la distribution d'eau potable est assurée par les établissements Schneider. Des sociétés plus petites, dans le nord de la France, bénéficient de la proximité des experts de l'Institut Pasteur de Lille et font appel aux sommités parisiennes (Docteur Miquel) et lorraines (Edouard Imbeaux et le professeur Macé) pour mettre au point alimentation en eau et purification des eaux d'égout1931. Le marché de l'épuration des eaux résiduaires a également pu atteindre une taille permettant aux entreprises de survivre, grâce aux diverses industries visées par les plaintes des pêcheurs1932 et riverains et aux recommandations ou obligations édictées par les hygiénistes. Mais cet aspect est encore très méconnu des historiens.

L'autre foyer d'application rapide d'innovations techniques concerne les grands établissements collectifs : sanatoriums, casernes, hôpitaux, abattoirs sont des lieux intéressants pour les ingénieurs sanitaires, car ils concentrent certains risques (eaux usées contenant des bacilles dans le cas des établissements de santé, mauvaises conditions d'hygiène des casernes). Ils apparaissent donc dans les listes de références des pionniers de l'épuration bactériologique des eaux usées : Bernard Bezault installe une fosse septique au camp de Sathonay (au nord de Lyon), Félix Nave fait de même au camp de Souge (près de Bordeaux), et Albert Calmette surveille celle des abattoirs de Lille, en attendant un hypothétique projet global d'assainissement de la ville1933. Bien que n'ayant pas dépouillé les archives militaires à ce sujet, il nous paraît probable que les phénomènes de renseignements sont identiques à ceux des villes. Par exemple, le Comité consultatif d'hygiène note, en 1905, qu'une épuration par fosse septique et lits de contact est prévue pour les eaux usées de l'hôpital militaire de Châlons-sur-Marne, sur le modèle d'une installation réalisée à l'hôpital civil d'Aubagne1934. D'autre part, l'installation d'ozonisation des eaux de Chartres fait l'objet de nombreuses excursions de spécialistes et d'élèves du Génie miliaire (école de Fontainebleau)1935. Les va-et-vient techniques entre villes et cantonnements militaires, repérés lors de la Première Guerre mondiale, s'inscrivent dans un courant d'échanges plus vaste entre génie civil et génie militaire. Entreprises, établissements collectifs, services des colonies ou de l'armée figurent également dans le tableau d'honneur de la Verdunisation publié par Bunau-Varilla1936.

Notes
1920.

AM Aix-Les-Bains, 1O 293, rapport de l’ingénieur, 7 mars 1936 : « Ces propositions sont du même genre que celles de M. Henry et de M. Flipo : très séduisantes si on s’en tient aux expériences faites, elles ne s’appuient sur aucune réalisation urbaine complète » (un voyage avait été organisé à Liège en 1935 pour examiner les procédés Henry d'épuration des eaux résiduaires).

1921.

Ibid., lettre du maire d'Aix à M. De la Court, 20 mars 1936.

1922.

Everett Rogers, Diffusion of innovations, op. cit., p. 206-207 et chapitre 10.

1923.

Le Dr Arthur Bréchot, dont les brevets sont exploités par la CAMIA, avait développé au tournant du siècle des types de fours pour l'armée et les établissements hospitaliers.

1924.

AM Annecy, 4O 24, brochure Épuration des Eaux d'Égout & Eaux Résiduaires – Traitement bactérien – Procédé du « Septic Tank », Paris, Société Générale d'Épuration et d'Assainissement, s. d.

1925.

AD Territoire de Belfort, 2O 10, reproduction d'une attestation de Raoul Dautry, ingénieur en chef de l’entretien de la Compagnie du Chemin de Fer du Nord, pour des travaux de 8 millions de francs effectués en 1921-1923.

1926.

B. Bezault, TSM, janvier 1911, p. 8.

1927.

AM Avignon, 3N 17, L’ozone et ses applications. Conférence faite le 2 juillet 1908 au pavillon du syndicat des électriciens à l’exposition internationale des applications de l’électricité par M. H. de Montricher, ingénieur civil des Mines, ancien président de la Société scientifique. Extrait du Bulletin de la Société scientifique industrielle de Marseille, année 1908, Marseille, Société scientifique industrielle 1909.

1928.

H. de Montricher, « La stérilisation des eaux par l’ozone aux brasseries de la Méditerranée », RHPS, janvier 1904, p. 75.

1929.

AM Chartres, DC 4/173, lettre de G. Maunoury, 30 octobre 1908.

1930.

Céline Frémaux, « Santé et hygiénisme dans les villes du canal de Suez », É gypte/Monde Arabe, 3e série n°4, 2007, p. 75-101 (consulté sur revues.org le 26 mai 2009).

1931.

« Alimentation en eau potable et assainissement d’une cité ouvrière et d’un nouveau village. Société civile des mines de Saint-Pierremont, par Gabriel Hanra, ingénieur civil, directeur de la Société », TSM, juin 1910, p. 123-127.

1932.

Albert Calmette souligne dans une publication le rôle que les plaintes des pêcheurs ont eu dans la décision de créer une station expérimentale à La Madeleine. Sur le cas lorrain, voir Romain Garcier, La pollution industrielle de la Moselle française. Naissance, développement et gestion d'un problème environnemental, 1850-2000, thèse de géographie, université Lyon 2, 2005. Sur les pêcheurs, thèse en cours de Jean-François Malange (université de Toulouse). Un exemple : AM Rennes, 1W 130, lettre du président de la Fédération Départementale des Associations de Pêche et Pisciculture d'Ille-et-Vilaine, à M. Milon, maire de Rennes, 9 mai 1950.

1933.

Édouard Imbeaux donne une liste de ces installations dans son article de synthèse sur le sujet en 1909 : « il y a un assez grand nombre d'établissements, hospices, etc., qui épurent biologiquement leurs eaux usées (abattoirs de Lille et d'Angers, camp de Sathonay ; asiles d'aliénés de Moulins et de Montpellier, hôpitaux de Caen, Châteauroux, Guingamp, Châlons sur Marne, La Roche-Guyon ; sanatoriums de Villepinte, de Bligny, de Montigny, du Mont-des-Oiseaux, de Saint-Feyre et de Zuydcoote ; d'autre part, les asiles d'aliénés de Cumpuis, Den-sur-Auron, Clermont, Epinay-sur-Orge, Moisselles et Neuilly sur Marne, et la maison départementale de Nanterre épurent par épandage agricole » (RHPS, octobre 1909, p. 994).

1934.

CSHP, 1905, p. 450. C'est la société de B. Bezault qui obtient le marché (AM Annecy, 4O 24, brochure citée).

1935.

AM Chartres, DC 4/189, divers courriers de 1909 à 1919.

1936.

Ph. Bunau-Varilla,Guide pratique et théorique de la Verdunisation, Paris, J-B. Baillière, 1930, p. 26-27 et 107.