E/ Innovation, municipalisme et intercommunalité

L'histoire de la modernisation sanitaire des villes recoupe en partie, nous l'avons vu, celle des réseaux de réformateurs de l'administration municipale, toujours prêts à montrer par des initiatives concrètes l'efficacité supérieure du pouvoir local sur l'administration centrale (même si l'assainissement urbain est un enjeu qui reste relativement discret dans les comptes rendus de congrès de maires)1944. De ce fait, l'amélioration des conditions d'hygiène a pu passer par des innovations administratives : le passage à la régie et l'intercommunalité.

Un point commun aux villes innovatrices, en France comme à l'étranger, est qu'elles adoptent l'innovation le plus souvent alors qu'elles exploitent le service sanitaire en régie, ou qu'elles s'apprêtent à passer justement d'un système de concession à la régie. Dominique Lorrain a défendu la thèse d'une spécificité française des services publics d'hygiène : en effet, la proportion de services concédés à l'entreprise privée est beaucoup plus forte en France que chez ses voisins industrialisés. C'est ce qui expliquerait, selon nous, une partie des décalages constatés dans l'adoption des innovations, mais pas dans le sens de la conception de D. Lorrain. Si nous partageons son point de vue sur le fait que la configuration des acteurs pèse indiscutablement sur les dynamiques d'innovation et n'est pas similaire d'un pays à l'autre, nous souhaitons discuter son argument selon lequel l'entreprise, opérant dans un marché concurrentiel, « aura une attitude active à l'égard des technologies et se comportera en diffuseur de technologies », plus que la régie municipale1945. En effet, nous avons repéré plusieurs dizaines d'entreprises actives, dès l'époque 1890-1914, sur le marché de l'amélioration de l'environnement urbain, à une échelle internationale. Cependant, un grand nombre d'entre elles n'ont pas réussi à pénétrer le marché étroit de la commande publique. Des entreprises porteuses d'innovations, comme celles de l'assainissement pneumatique, sont restées isolées dans leurs villes-laboratoires : Trouville pour la société Liernur, Villeneuve-Saint-Georges pour le procédé Gandillon. Le manque de références s'est avéré un handicap, la marginalité de leurs procédés n'incitant pas les édiles à leur faire confiance. D'autres techniques, comme l'incinération ou la collecte hermétique des ordures ménagères, ont souvent gagné leur titre de noblesse à l'occasion du passage d'un service concédé à un entrepreneur à un service public effectué en régie1946. Le cas du nettoiement urbain est particulièrement éloquent à cet égard ; les concessionnaires du service, souvent de petites entreprises locales, n'avaient pas forcément les moyens de prendre le risque financier d'une innovation. La qualité du service délivré n'était pas toujours au rendez-vous, comme en témoignent les innombrables plaintes adressées aux conseillers municipaux par les citadins mécontents1947. Reprenons l'exemple du tombereau hygiénique : son adoption par Villeurbanne, qui coïncide d'ailleurs avec la décision d'édifier une usine d'incinération, se fait à l'occasion du passage du marché concédé à la régie, fin 1911 ; au Havre, la transformation du service de collecte au moyen de véhicules automobiles, destinés à transporter les immondices là aussi vers une usine d'incinération, se fait dans la même optique de municipalisation ; enfin, lorsqu'Édouard Herriot demande à essayer le tombereau suisse en 1907, il envisage de faire enlever les ordures en régie à compter de l'année suivante1948. Si l'adoption se fait quand même dans le cadre d'un service concédé, c'est généralement à la demande de la municipalité, lors d'une adjudication, à l'occasion du renouvellement des marchés publics1949. Vers 1900, alors que la collecte des immondices n'est pas encore « hygiénique » dans les villes françaises, Édouard Imbeaux souligne que l'entreprise privée est la règle dans l'Hexagone, tandis que 70 villes anglaises sur 85 et un nombre important de grandes villes belges et allemandes (Bruxelles, Anvers, Cologne, Francfort, etc.) procèdent en régie. Sa conclusion est d'ailleurs très claire : « Nous avouons préférer la régie, ne serait-ce que parce qu'elle permet plus facilement tous les perfectionnements »1950.

L'interventionnisme économique des municipalités françaises a été moins fort en matière de services et d'infrastructures destinés à améliorer l'environnement urbain, si on le compare à des « phares » comme Birmingham où le maire Joseph Chamberlain municipalise la distribution d'eau potable et entreprend de grands travaux d'adduction dès les années 1870. Il s'est révélé tout aussi discret quand il s'agissait de s'associer.

En France, si l'on excepte quelques cas particuliers, l'intercommunalité est prévue par le législateur depuis la fin du XIXe siècle : la loi du 22 mars 1890 permet une formule d'association entre deux ou plusieurs communes. Mais nous ne l'avons rencontrée que de façon exceptionnelle avant 1914, alors qu'un observateur de l'hygiène urbaine notait en 1903 : « il n’est guère de mesures administratives qui présentent à un plus haut degré le caractère d’utilité intercommunale que les mesures d’assainissement ou de salubrité, et la loi du 15 février 1902 nous paraît ouvrir un champ d’action considérable à celle du 22 mars 1890 »1951. Les syndicats intercommunaux se développent ensuite progressivement durant l'entre-deux-guerres, en particulier pour l’adduction et la distribution d’eau potable dans des régions rurales ou pour associer une ville-centre et ses communes de banlieue1952.

Dans le Nord, l'alliance entre Roubaix et Tourcoing pour leur service de distribution d'eau est un exemple précoce de coopération dans le champ qui nous intéresse, au niveau des villes d'une certaine importance démographique (environ 100 000 habitants). Les deux communes avaient déjà dû s'entendre depuis le milieu du XIXe siècle pour procurer suffisamment d'eau à leurs industriels (distribution d'eau de la Lys, mise en service en 1863). Elles passent ensuite, en 1888, une convention pour constituer un service commun d'eau potable (achevé en 1896)1953. Elles collaborent également à partir de la fin des années 1880 pour résoudre la question de l'épuration des eaux de l'Espierre, contaminées par les rejets des teintureries et des usines textiles de l'agglomération lilloise – au moins 88 établissements selon un observateur. L'usine de Grimonpont fut, au-delà de l'expérimentation des procédés chimiques d'épuration des eaux, qui reste un cas assez isolé dans la France de cette époque, une expérience relativement unique de collaboration intercommunale en vue de solutionner un problème international : depuis les années 1860, la population et les autorités belges, en aval, saisissaient leurs homologues françaises à propos de la question de la pollution de l'Espierre1954.

La formule intercommunale existait donc, était prévue par la loi et souhaitée par les hygiénistes, comme en témoigne sa mention dans un article d’un projet de loi de 1899 sur l’eau1955, tout comme par le VIe Congrès de la Fédération des conseillers municipaux socialistes, qui prend en 1898 une délibération « de principe réclamant la municipalisation, l’intercommunalisation ou la nationalisation des services publics des transports, de l’éclairage, des eaux, des assurances, de l’hygiène, de la santé, de la pharmacie, de l’assistance, des pompes funèbres, de l’alimentation et du logement »1956.

C'était une formule également utilisée à l'étranger, notamment en Belgique (loi du 18 août 1907), pays à propos duquel un commentateur précisait : « le régime institué chez nos voisins présente des différences considérables avec celui qui en résulte en France de la loi du 22 mars 1890 sur les syndicats de communes, rappelée par l’article 2 de la loi du 15 février 1902 : il s’en distingue notamment par une souplesse et un caractère pratique que notre législation, semble-t-il, pourrait lui envier »1957. Cependant, cinq ans après son établissement, la loi spécifique sur les distributions intercommunales d'eau potable n'avait pas engendré de coopération, et certaines voix s'élèvent pour réclamer, sur le modèle créé pour les chemins de fer vicinaux, une Société nationale des distributions d'eau, associant État, provinces et communes, et centralisant le savoir et les capitaux pour obtenir un « plan-programme » « de répartition logique des excédents que l'on constatera ici, pour combler les déficits qui se présenteront ailleurs »1958. En 1911, une distribution d'eau intercommunale fonctionne aux Pays-Bas, à Utrecht, et suscite des projets d'imitation1959, tandis qu'à la même époque, en Allemagne, où une législation sur les syndicats de communes passe en Prusse, une union intercommunale des eaux usées est projetée dans la Ruhr1960.

La Belgique, terre d'intercommunalité (et d'intermunicipalité) ? C'est en tout cas ce qui ressort de l'étude des périodiques édilitaires : les réalisations belges sont souvent mentionnées dans la Revue municipale au début du XXe siècle. Peut-être à cause de sa proximité avec la Belgique, Dunkerque choisit dès 1920 l'intercommunalité, prévue par l'article 9 de la loi du 14 mars 1919, pour son plan d'aménagement et d'extension1961. En 1913, au premier Congrès international des Villes, à Gand, Ernest Brees, président de la Commission intercommunale de statistique de l'agglomération bruxelloise, fait une communication sur « Les Unifications et Associations de Communes. Communalisation et Annexion. Relations entre les Villes et leurs faubourgs », avant que la question ne soit reprise par Henri Sellier au Congrès de Paris (1925)1962. Au banquet de clôture de ce dernier événement, le Ministre français de l'Intérieur ne peut s'empêcher de promouvoir une précocité nationale : « Je me demandais si, tout à fait à l'origine, et sans vouloir diminuer le haut mérite de nos amis de Hollande et de Belgique, notre grande charte communale n'a pas été pour quelque chose dans la formation de vos Unions de Villes. C'est à elle, en effet, c'est à cette loi que nous devons ces « conférences intercommunales » qui permettaient aux municipalités de se rapprocher pour régler de concert leurs intérêts communaux. Et, si bien peu d'entre elles ont en fait profité de cette faculté, du moins l'idée était lancée »1963.

Effectivement, même au milieu des années 1920, bien peu d'ententes intercommunales existent en matière d'amélioration de l'environnement urbain. L’Union amicale des Maires de la Seine1964 a pu servir de lieu de réflexion sur la mise en commun de services publics (hôpitaux, cimetières, distributions d’eau). Le département formé par la capitale et sa première ceinture est toujours à la pointe du mouvement : les ententes concernent les cimetières, le gaz, l'électricité puis l'eau (1922)1965, jusqu'aux services de collecte et de destruction des immondices, qui sont départementalisés dans les années 19301966. En 1913, un projet d'assainissement est prévu pour les communes des environs du lac d'Enghien, encouragé par le département de Seine-et-Oise, mais la question de la localisation de la station d'épuration empêche un consensus1967. De manière générale, on est d'accord pour une solution, à condition que l'équipement censé engendrer des nuisances soit dans la commune voisine : le cas se présente à nouveau pour Fontainebleau et Avon1968, et pour l'incinération des ordures ménagères, dans les années 1930, à Levallois-Perret (projet initial conçu par et pour la ville voisine de Neuilly-sur-Seine)1969. Mais au seuil des années 1930, la question du développement des solutions intercommunales n'est pas résolue (surtout pour les bourgs et communes rurales) : un membre de l'AGHTM précise à ce moment que sur près de 600 communes, il n'a réussi à en grouper que deux1970 ! L'entente s'opère au coup par coup, en fonction des nécessités et des personnalités locales. Autour de Lyon, le maire de Villeurbanne, Lazare Goujon, commence à fédérer, en 1928, ses collègues de communes desservies par la Compagnie Générale des Eaux et mécontents de leur concessionnaire, en s'appuyant sur le travail du cabinet d'ingénieurs-conseil Daydé et Merlin – actif dans la région en matière de solutions intercommunales aux problèmes d'alimentation en eau1971. Le but du Syndicat projeté est de « remplacer des actions dispersées, temporaires, locales et parfois divergentes par une action concertée, permanente, d’intérêt général et de but bien défini »1972. Hasard malheureux, à l'automne 1928, les principales communes de la banlieue de Lyon (Caluire, Bron, Vénissieux) desservies par l'usine de Vassieux de la CGE sont victimes d'une très grave épidémie de fièvre typhoïde (plusieurs milliers de cas, plus de deux cents morts)1973. Cela a pu souder les municipalités qui fondent officiellement le Syndicat en 1929, par une réunion à l'Association des Maires du Rhône1974. Les premières revendications du groupement de 29 des 30 communes desservies par la CGE visent à endiguer le plus possible la hausse des tarifs prévue par celle-ci. Le Syndicat Intercommunal des Eaux de Lyon poursuit son existence, et renforce ses prérogatives après 19451975. En résumé, la coopération entre communes en matière d'hygiène, qu'il s'agisse d'adduction d'eau, de construction de réseaux cohérents d'assainissement ou d'ententes pour l'évacuation et le traitement des ordures, a débuté lentement dans les années 1910-1930, précédant en cela l'établissement de groupements d'urbanisme préconisé par l'autorité centrale à partir de 19351976.

En général, rappelle Bernard Lepetit, deux paramètres comptent pour expliquer la vitesse et la forme de la propagation d'une innovation. D’une part, l’intensité des relations qui unissent les divers éléments de l’ensemble : plus elle est forte, plus la diffusion est rapide. D’autre part, les interrelations : l’épidémie novatrice se répand d’autant plus vite que des liens sont tissés en tous sens, multipliant les contacts et réduisant les écarts1977.

L'analyse des relations entre villes au sujet des questions d'urbanisme et de génie sanitaire, et la reconstitution de phénomènes d'innovation à l'échelle locale, invitent à nuancer ou compléter ce schéma. Ainsi, les contacts entre les services techniques de la ville de Paris et ceux de Lyon sont assez denses, durant la période considérée. Mais des facteurs locaux, sociaux, géographiques, financiers ou politiques, peuvent entraver la propagation du dispositif nouveau. Paris incinère (au moins une partie de) ses ordures dès 1906, tandis que Lyon ne fera de même qu'en 1931, après avoir reporté cette décision à de nombreuses reprises. Autre exemple, celui de l'épuration des eaux d'égout : vers 1894-1898, l'ingénieur en chef Eugène Résal est en contact avec le pôle parisien. Il écrit à Georges Bechmann, puis se rend en Angleterre, comme ses collègues de la capitale, et à son retour prévoit des champs d'épandage à l'écart de l'agglomération lyonnaise1978. Son projet tombe dans l'oubli. Puis, sous l'administration Herriot-Chalumeau, apparaît une volonté de se démarquer de la capitale, qui se conclut par le choix de déverser toutes les eaux usées, sans épuration, dans le Rhône et l'abandon de tout essai des nouvelles technologies1979.

Cependant, nous relevons des cas de pertinence du second paramètre mis en avant par Lepetit : les entrepreneurs parviennent d'autant mieux à convaincre de nouvelles villes qu'ils possèdent un réseau de références étoffé. Le cas du choix de l'entreprise Puech-Chabal par Pau pour l'épuration de ses eaux potables en est une illustration (voir graphique en annexe, section 7). La référence parisienne est souvent recherchée, mais ne conduit pas toujours à l'effet d'entraînement escompté ; Thierry Poujol l'a relevé à propos des procédés pneumatiques : « si d'autres villes françaises auraient pu d'un point de vue technique largement bénéficier d'un réseau d'air comprimé, il aurait fallu le détacher d'un contexte parisien dont il a finalement tiré toute sa consistance. La "vitrine parisienne" était sûrement la plus belle pour promouvoir ce réseau. Mais justement, elle était peut-être trop belle, trop spectaculaire et perçue comme inaccessible à l'équipement des villes de province. »1980 Cependant, certaines villes ont tenté l'adoption de l'assainissement par air comprimé : la première était proche de Paris (Villeneuve-Saint-Georges), d'autres l'étaient beaucoup moins (Dieppe, Nevers, Les Sables-d'Olonne).

Cet exemple, renforcé par d'autres cas étudiés dans ce chapitre, montre que l'innovation ne se propage pas forcément du monde des grandes villes vers celui des petites et nous invite à nuancer fortement une vision verticale de la diffusion (du haut vers le bas, de la capitale vers la province, du centre vers la périphérie). Pas plus qu'elles n'empruntent des voies à sens unique, « les techniques ne circulent [...] dans des espaces homogènes ; les groupes de réception et les médiateurs ne sont pas d'égale qualité »1981. Des besoins spécifiques ont pu conduire de modestes agglomérations à innover avant les métropoles régionales, voire même à jouer, pour les agglomérations plus importantes un rôle de témoin et de laboratoire. Cosne-sur-Loire, Lectoure, L'Isle-sur-la-Sorgue, Trouville, furent pendant un temps (quelques années, en général) l'objet d'une attention soutenue des acteurs du génie urbain. En cela nous rejoignons les études déjà menées sur le « mouvement qui conduit les villes à s’équiper d’un théâtre ou qui les pousse à se raccorder aux réseaux téléphoniques existants », études qui ont argué du fait que « la comparaison avec les cités voisines ou avec le modèle offert par la capitale n’a pas simple valeur argumentaire, destinée à stimuler un esprit de clocher assoupi ». Nous partageons la conclusion « que, sauf dans sa variante autoritaire, la diffusion de l’innovation ne procède pas de l’extérieur vers l’intérieur, mais du dedans vers le dehors, qu’elle n’est pas processus de réception passive, mais exercice d’un choix ou forme de conquête. »1982 Nous nuancerons en revanche l'idée, très souvent dégagée dans les études sur les réseaux de circulation d'informations et d'innovations, selon laquelle les innovateurs, les pionniers, sont des individus dotés d'un fort capital de cosmopolitisme, caractérisés par une multi-appartenance sociale et culturelle qui les positionne comme des « passeurs ». Rien ne prédestinait ces petites villes à innover : dans leurs archives, certaines ne se révèlent pas très « cosmopolites » (Lectoure, L'Isle-sur-la-Sorgue). Ce sont plutôt les acteurs en contact avec elles qui le sont : principalement les entrepreneurs (Howatson, Puech-Chabal), mais également les scientifiques et/ou experts consultés (tel le docteur Roux, directeur de l'Institut Pasteur) ; appartenant aux associations spécialisées du génie sanitaire, évoluant dans le milieu international des concours, congrès et expositions d'hygiène, ils braquent les projecteurs sur de petites villes qui leur permettent de tester en conditions réelles des procédés censés répondre aux nouvelles exigences de pureté bactériologique.

Le système de diffusion de l'innovation sanitaire semble donc bel et bien décentralisé, entre les années 1890 et les années 1950. Il fait apparaître un modèlede communication où chaque participant crée et partage de l'information avec un autre. Après avoir étudié les solutions disponibles, sans forcément bénéficier d'une expertise centralisée, les acteurs locaux choisissent les innovations qui leur paraissent correspondre le mieux à leurs besoins et problèmes. Ce système décentralisé explique, par ses désavantages, les aléas repérés à la fin du chapitre VI : comme l'information circule beaucoup de façon horizontale, il est possible que des innovations peu efficaces se répandent à cause du manque de contrôle de leur qualité1983. Il entraîne également l'hypothèse que la meilleure garantie de diffusion d'une technique a pu être sa capacité à s'adapter à la variété du réseau urbain français, comme en témoignent les propos élogieux du ministre Justin Godart, lors de l'inauguration d'installation de verdunisation des eaux à l'usine d'Ivry : « Elle s'applique aux plus grandes villes comme aux plus petites bourgades, généralité d'emploi qu'elle est absolument la seule à posséder parmi les méthodes de purification des eaux autrefois connues, et qu'elle doit à sa simplicité, à son efficacité et à son bon marché. »1984

Les effets de seuil, les critères de coût de premier établissement ou de potentiel de rentabilité vont de pair avec un paysage diversifié d'innovateurs, selon les objets pris en considération. Pour les techniques relatives à la qualité de l'eau, l'imitation part du bas, tandis que pour le traitement industriel des ordures, sauf exception (Elbeuf et stations touristiques), il y a un certain seuil à franchir. La faible pénétration des stations d'épuration d'eaux usées sur le marché urbain en France rend difficile une conclusion ferme sur ce domaine, mais le coût plus modeste des petites installations a pu faciliter leur réalisation. Il semble bien que, malgré les réticences du conseil supérieur d'hygiène, les petites villes aient été plus représentées dans la gamme des agglomérations équipées. Si l'on excepte quelques grandes villes (Paris, Toulon) et villes moyennes (Aix-en-Provence), les projets qui germent avant 1914 sont majoritairement abandonnés. La rhétorique du retard n'arrive généralement pas à vaincre la prudence des édiles. Chaque politique municipale se situerait donc entre un extrême de l'édilité prudente (ou insouciante en matière d'assainissement ?) et l'autre extrême correspondant à une édilité téméraire ou optimiste à l'égard du progrès technique. Cette dernière eut d'autant moins de raison de surgir à l'égard des stations d'épuration qu'après 1918, la position du Conseil supérieur d'hygiène s'infléchit et que la proximité de nombreux cours d'eau au débit important permet aux villes de recourir à une simple décantation des eaux d'égout, voire au rejet direct en s'en remettant à l'« auto-épuration » de la rivière ou du fleuve.

Le rôle des agglomérations modestes dans l'innovation est apparu comme une caractéristique internationale : en Belgique, au Royaume-Uni, en Allemagne, ce ne sont pas non plus les grandes capitales ou les métropoles régionales qui ont adopté en premier lieu les technologies sanitaires. L'importance des références à des villes étrangères dans les courriers de démarchage des entreprises à destination des municipalités françaises, la tendance à organiser des voyages d'études à l'étranger, invitent enfin à dépasser les frontières pour étudier la modernisation sanitaire des villes françaises dans un contexte plus large. Cette ultime approche est rendue possible par les dynamiques de transfert et de comparaison à l'œuvre chez les acteurs des réseaux d'échange d'expérience.

Notes
1944.

Renaud Payre, Une science communale ? Réseaux réformateurs et municipalité providence, Paris, CNRS éditions, 2007.

1945.

Dominique Lorrain, Les processus d'innovation technologique dans la gestion urbaine. Comparaison des structures et des dynamiques dans quatre pays européens (Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni). Recherche Exploratoire, Paris, Plan Urbain, juillet 1991, p. 12.

1946.

Exception incarnée par le procédé zymothermique de Jean Verdier ; mais on a vu dans le chapitre VI que l'entrepreneur connut cependant très vite des déboires.

1947.

AM Lyon, 944 WP 15.

1948.

AM Villeurbanne, 1J 21.« L’enlèvement et l’incinération des ordures ménagères au Havre et à Rouen », RM, 1-15 mai 1911, p. 129. AM Lyon, 923 WP 236, lettre du maire au directeur du service de la voirie, 21 janvier 1907.

1949.

RM, 1-15 mars 1912, rubrique « Vie municipale », entrefilet sur Montpellier, p. 75. AM Clermont-Ferrand, 1I 67 (1911).

1950.

Dr E. Imbeaux, Alimentation en eau et assainissement des villes, op. cit., p. 737.

1951.

RHPS, janvier 1903, p. 22.

1952.

AM Mâcon, O 621, Syndicat intercommunal des eaux de Mâcon, Flacé, Charnay, Hurigny, Sancé, St-Laurent-de-l’Ain. Avant projet, rapport explicatif et justificatif, 8 novembre 1930. Voir également le cas du Syndicat Intercommunal des Eaux de la banlieue de Lyon, créé par le maire de Villeurbanne, ci-dessous.

1953.

AM Tourcoing, N 3a15, « Historique de la distribution des eaux ».

1954.

Pour un historique de l'affaire, Le Génie sanitaire, juin 1894, p. 85-86. AM Tourcoing, O 3a1, lettre du maire de Roubaix au maire de Tourcoing 25 mai 1898. RM, 18 février 1899, entrefilet sur un voyage d'études de la commission intercommunale.

1955.

RM, 15 avril 1899, « Proposition de loi concernant le captage, l’adduction, la distribution et la protection des eaux potables dans les communes de France », p. 1216 (article 4).

1956.

RM, 3 décembre 1898, p. 916.

1957.

Revue pratique d’hygiène municipale, janvier 1909, p. 25

1958.

« Note sur l’institution d’une Société nationale des distributions d’eau en Belgique », TSM, avril 1912, p. 102-103.

1959.

RM, 1er septembre 1911, p. 269.

1960.

RM, 16 avril 1911, p. 123. Sur la loi, RM, 15 avril 1912, p. 100-104.

1961.

RM, 1-16 mai 1920, p. 62.

1962.

Les Sciences administratives, n°3-4, 1925, p. 29-30.

1963.

Le Mouvement Communal Français, 24 octobre 1925, n°28, p. 358.

1964.

Voir les travaux d’Emmanuel Bellanger et de Juliette Aubrun.

1965.

Viviane Claude, « Une coopération politique dans une mosaïque urbaine, le cas du service de l’eau en banlieue parisienne (1880-1923) », Genèses 65, décembre 2006, p. 92-111.

1966.

Sabine Barles, L'invention des déchets urbains, op. cit.

1967.

CSHP 1913, p. 456-459.

1968.

Ibid., p. 529.

1969.

AM Levallois-Perret, I 51.

1970.

TSM, janvier 1930, p. 7.

1971.

« L’inauguration des installations d’eau potable du syndicat intercommunal du Val d’Azergues », TSM, septembre 1937, p. 247.

1972.

AM Oullins, carton « Eaux » non coté, dossier « Syndicat intercommunal des eaux », délibération du conseil municipal d’Oullins, 30 octobre 1928.

1973.

AM Nancy, 17 W 7, copie du jugement rendu au procès de la Cie générale des eaux et coupures de presses relatives à l'événement (1930) : 2500 cas environ et plus de 200 décès selon la Cour, 3000 cas et près de 300 décès selon les journalistes.

1974.

AM Oullins, carton « Eaux » non coté, dossier « Syndicat intercommunal des eaux », circulaire du maire de Villeurbanne, 4 février 1929.

1975.

Ibid., délibération du conseil municipal d'Oullins, 27 février 1947. Sur son activité dans les décennies suivantes, AM Villeurbanne, 1O 65.

1976.

A propos du cas lyonnais, thèse d'histoire en cours de Marie-Clotilde Meillerand, université Lyon 2, sous la direction de Jean-Luc Pinol.

1977.

« Histoire et propagation du nouveau », dansBernard Lepetit, Jurgen Hoock (dir.), La ville et l’innovation, op. cit., p. 12-13.

1978.

AM Lyon, 937 WP 086 et 088.

1979.

Comme l'épuration par les boues activées, expérimentée dans les années 1920 à Colombes et technique sur laquelle les hygiénistes lyonnais, comme le professeur Rochaix, étaient bien renseignés.

1980.

Thierry Poujol, « Le réseau d'air comprimé : une stratégie ambitieuse mais un destin parisien », dans François Caron (dir.), Paris et ses réseaux : naissance d’un mode de vie urbain, XIXe-XXe siècle, Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris, 1990, p. 295.

1981.

Liliane Hilaire-Pérez, « Échanges techniques dans la métallurgie légère entre la France et l'Angleterre au XVIIIe siècle. Du modèle de la supériorité à l'histoire des hybrides », dans Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Les idées passent-elles la Manche ?, op. cit., p. 164.

1982.

« Histoire et propagation du nouveau », art. cité, p. 14.

1983.

Everett M. Rogers, Diffusion of innovations, op. cit., p. 368.

1984.

AM Lyon, 961 WP 108, supplément au Bulletin municipal officiel du 24 août 1932 : « Conseil municipal de Paris. Visite des installations de verdunisation des eaux à l’usine municipale d’Ivry », p. 3751.