Le temps des expériences (1895-1906)

On a pu noter précédemment (chapitre VII) que durant les dernières années du XIXe siècle, en profitant sans doute de la visibilité donnée à la question de l'assainissement par les grands travaux de Marseille et par le débat sur la loi sur le tout-à-l'égout à Paris, plusieurs sociétés innovantes (Cie de Salubrité de Levallois, Société des frères Liernur), ainsi que des ingénieurs à leur compte, comme Henri de Montricher dans le Midi, saisissent les administrations urbaines du problème en les confrontant à des brochures et à des avant-projets d'assainissement1989. Les échanges de savoir et de techniques franchissent les frontières nationales1990, au sein d'un petit milieu de pionniers, où règnent autant la collaboration que la compétition.

C'est au tournant du siècle que les procédés « bactériens » (présentés en annexe, guide technique) se font connaître, puis tester, en France. En 1898, tandis que Georges Bechmann les signale à la Société de médecine publique1991, l'architecte Bernard Bezault découvre une station d'épuration avec lits bactériens lors d'un voyage à Philadelphie ; « la question m'intéressant, car je ne connaissais rien de semblable en France où tout était à faire », il se rend en Angleterre pour étudier les procédés de Donald Cameron et obtenir la licence d'exploitation de son brevet1992. L'année suivante, il procède à une première installation à Varengeville, près de Dieppe, avec la collaboration de l'architecte de l'ambassade anglaise1993. En 1900, l'ingénieur en chef de l'assainissement de la Seine, Félix Launay, est envoyé en mission en Angleterre. Il rend un rapport demandant au Conseil municipal de Paris de voter des crédits (25 000 F) pour mener des expériences au sein des champs d'épandage d'Achères. De son côté, Bezault obtient l'autorisation de faire une installation expérimentale à ses frais sur les égouts de Paris à Clichy. Elle fonctionna neuf ans et fut « visitée par de nombreuses délégations municipales »1994, tandis que les scientifiques et ingénieurs de l'administration parisienne continuaient leurs voyages d’études Outre-Manche.

La loi de 1902 ne dit rien de précis sur l'épuration des eaux d'égout, ayant été largement préparée durant la décennie des années 1890. Malgré la tentative d'exploitation de ce texte par des entrepreneurs (Bezault le fait figurer sur son papier à lettres dès janvier 1903, juste avant son entrée en vigueur1995), l'épuration des eaux d'égout reste très marginale en France, par rapport à l'étranger. La faiblesse du nombre d'expériences menées dans l'Hexagone est particulièrement visible dans le rapport d'Édouard Imbeaux sur l'assainissement des villes, suite à l'Exposition universelle de 1900, puis dans son article synthétique et comparatif de 19091996. L'adoption de l'innovation n'est guère encouragée par l'élite de l'expertise dans ce domaine. Au Comité consultatif d'hygiène publique, en octobre 1903, l'ingénieur Louis Masson, rapporteur sur le projet d'assainissement de Fontainebleau, évoque un projet d'épuration « au moyen d’une installation aménagée conformément aux dispositions adoptées par M. Bezault dans les essais auxquels il se livre actuellement à Clichy (Seine) et dont les résultats sont encore indécis1997; nous ne connaissons d’ailleurs aucune application qui permette de formuler une appréciation motivée »1998. L'instance suprême de l'hygiène française ne peut donc guère se prononcer : c'est plutôt elle qui serait demandeuse d'informations, une fois l'installation pionnière mise en fonctionnement : « Nous ne pensons pas que cette incertitude soit de nature à faire écarter le projet, mais nous estimons qu’il conviendrait que la ville de Fontainebleau tînt le Comité au courant des résultats obtenus »1999. La demande d'information revient régulièrement à propos d'autres projets présentés durant cette décennie. Le Comité consultatif s'avoue implicitement peu compétent sur la question des moyens techniques de l'épuration, et déroge volontiers au principe initialement fixé selon lequel « l’eau d’égout ne doit pas être rejetée dans un cours d’eau sans avoir été préalablement purifiée ». C'est le cas pour les projets d'assainissement de Nantes, de Saint-Raphaël ou de Thonon, compte tenu « de la masse énorme d’eau que représente le lac Léman, masse en présence de laquelle la quantité d’eau déversée par les égouts de Thonon doit être regardée comme insignifiante »2000.

L'expérience menée par Bernard Bezault à Clichy à ses frais, risques et périls, est bientôt rejointe par un projet monté par le Dr Calmette, directeur de l'Institut Pasteur de Lille. Impliqué auparavant dans les commissions chargées de réfléchir à l'assainissement de la ville, il installe une « station expérimentale » sur le territoire de la commune limitrophe de La Madeleine-les-Lille, prête à fonctionner en juillet 1904, au moyen de subventions de la Caisse nationale des recherches scientifiques (50 000 francs, renouvelés l'année suivante)2001. Un prélèvement spécial sur les fonds du Pari mutuel permet de subventionner d'autres travaux jusqu'en 1914, plutôt orientés vers l'épuration des eaux industrielles et l'épandage agricole : ils sont menés au CNAM par Frédéric Heim, et à Paris ou dans sa banlieue par le chimiste Müntz, Paul Razous et l'agronome Trouard-Riolle2002. La station de Calmette devient le cœur d'un réseau d'échanges d'expériences entre techniciens, qu'ils soient fonctionnaires ou qu'ils travaillent à leur propre compte. Autour de La Madeleine gravitent des ingénieurs comme Antoine Degoix2003, qui dresse des projets d'épuration (notamment pour Mâcon), participe à des concours, et son concurrent Andrew Howatson. Ce dernier illustre à merveille les échanges qui ont lieu entre la France et son modèle anglais2004. Calmette fait appel à lui pour installer des appareils techniques à la station de La Madeleine ; ensuite, il lui donne des indications sur le fonctionnement du système de distribution des eaux d'égout sur les lits filtrants. Howatson transmet ces renseignements aux ingénieurs municipaux britanniques, et le fait savoir aux municipalités françaises :

‘« Copie d'une lettre de M. John D. Watson, ingénieur en chef de la ville de Birmingham
Je vous remercie pour votre lettre du 27 novembre renfermant le rapport du docteur Calmette concernant le fonctionnement du lit bactérien avec distributeur Fiddian, ainsi que les analyses de l'eau épurée.
Autant que je puis voir, les résultats de vos expériences concordent bien avec ceux obtenus ici.
La remarque que fait le docteur Calmette, constatant que les lits à percolation peuvent traiter cent fois plus d'eau d'égout que l'épandage, est très intéressante. Ma propre estimation est moins favorable : j'ai pour habitude de dire que nos lits à percolation sont capables de traiter de cinquante à soixante-dix fois plus que l'épandage. » 2005

L'épuration bactérienne des eaux d'égout reste, jusqu'en 1905-1906, relativement confidentielle en France, avant que des articles de plus en plus nombreux dans la presse technique ne diffusent ses principes. La Grande-Bretagne est au cœur d'un réseau de circulation des informations sur la technique, reliée aux États-Unis, à l'Allemagne et à la France via les ingénieurs parisiens, quelques architectes ou ingénieurs à leur compte, et le docteur Calmette et son équipe.

Notes
1989.

Exemples : AM Avignon, 5J 9 ; AM Nîmes. 1O 434, 447, 455.

1990.

Des ingénieurs français, tels Jacob et Delafon, font l'acquisition de brevets britanniques (exemple d'un brevet de l'anglais Adams pour un élévateur hydro-pneumatique des eaux d'égout : Le Génie sanitaire, novembre 1896). Les procédés de l'anglais Howatson sont étudiés et même prévus dans des projets conçus pour l'assainissement de Toulon et de Rouen.

1991.

Bechmann, « Nouveaux aperçus sur l'épuration des eaux d'égout », RHPS, 1898, p. 332-338.

1992.

B. Bezault, « L’épuration des eaux d’égouts en France depuis 25 ans », TSM, mai 1925, p. 132.

1993.

AM Lyon, 923 WP 003, brochure Septic-Tank Asept-Eau Quinze ans de pratique. Extraits du Livre d'Or, 1916.

1994.

Ibid., p. 133.

1995.

AM Belfort, 3O 142, lettre de Bezault à M. Lux, 20 janvier 1903.

1996.

E. Imbeaux, L'Alimentation en eau et l'assainissement des villes, op. cit.,et RHPS, octobre 1909, p. 993-1002.

1997.

La diffusion des résultats ne semble pas s'être effectuée autrement que par Bezault lui-même. AM Mâcon, O 622, lettre du préfet de la Seine, 20 mai 1905, qui répond au maire de Mâcon qui le consulte à propos de l'installation de Clichy que ses services ne contrôlent pas l'installation de « M. Bernard Bezault, représentant du syndicat anglais de la fosse septique », « de sorte qu’il est impossible de dire si elle fonctionne d’une manière satisfaisante ».

1998.

CSHP 1903, p. 462.

1999.

Ibid.

2000.

Ibid., p. 435 (Nantes) et p. 413 (Thonon).

2001.

Caisse des recherches scientifiques. Année 1905. Rapport annuel adressé au président de la République française par M. Paul Dislère, président du Conseil d’administration de la caisse des recherches scientifiques, président de section au Conseil d’État, Melun, imprimerie administrative, 1906.

2002.

Caisse des recherches scientifiques. Année 1911. Rapport annuel adressé au président de la République française par M. Alfred Picard, membre de l’académie des sciences, vice-président du Conseil d’État, président du Conseil d’administration de la caisse des recherches scientifiques, Melun, imprimerie administrative, 1912.

2003.

AM Mâcon, O 622, lettre du Dr Calmette, 27 octobre 1905.

2004.

Ingénieur britannique résidant à Neuilly, il propose sans succès son système d'épuration des eaux résiduaires à diverses villes françaises à la fin du XIXe siècle, ses installations phares étant à Huddersfield et Birmingham.

2005.

AM Mâcon, brochure d'Andrew Howatson, É puration Biologique des Eaux Résiduaires, p. 9 (envoyée par courrier du 21 avril 1906).