Le temps de la confrontation (1905-1914)

A partir de 1906-1907, la question de l'assainissement devient plus importante aux yeux des municipalités et de leurs techniciens. La municipalité de Lyon, deuxième ville de France, demande à des spécialistes de l'aider à préparer un programme de concours. D'autres villes choisissent d'avoir recours à une compétition entre entrepreneurs : Toulouse, Aix-en-Provence, Belfort, etc. Elles partent de moins en moins dans l'inconnu : l'État promet de leur venir en aide financièrement avec la loi du 15 juin 1907 sur les fonds du produit des jeux et diffuse à partir de 1906 des instructions élaborées l'année précédente par le Comité consultatif d'hygiène publique2006.

Les travaux de Calmette et de ses collaborateurs sont désormais cités en province. Les projets d'assainissement municipaux, rédigés par des ingénieurs spécialistes ou par des techniciens locaux, se réfèrent au « système du professeur Calmette », aux procédés de La Madeleine-les-Lille ou aux projets que l'on prête à la municipalité lilloise2007. On écrit de France, de métropole et même de l'étranger au savant pour lui demander conseil2008. Calmette installe une autre station pour traiter les eaux usées de l'abattoir de Lille, en attendant une décision du conseil municipal adoptant le principe de l'épuration de toutes les eaux d'égout de la ville – qui ne vient pas. Il accueille à ses usines expérimentales de nombreux visiteurs issus des administrations municipales (ingénieurs, hygiénistes, élus) et distille chaque année ses informations dans des ouvrages publiés par l'éditeur Masson. Cependant, cela ne suffit pas. En 1909, selon un observateur averti, « on ne peut noter chez nous que deux stations d'épuration biologique assez considérables, celle de Toulon et celle de Mesly-Créteil : encore leur fonctionnement est-il de si fraîche date qu'on ne sait rien jusqu'à présent de ses résultats. En dehors de là, c'est à peine si deux ou trois villes ont adopté des projets d'installation »2009. La même année, la nouvelle version des « instructions générales relatives à la construction des égouts, à l'évacuation et à l'épuration des eaux d'égouts » impose de prévoir l'épuration des eaux usées dans les projets soumis au CSHP.

Malgré ces instructions officielles, co-rédigées par Calmette, les témoignages concordent pour souligner l'absence de diffusion de l'innovation. En 1910, le chimiste S. Périssé affirme qu' « il n'existe actuellement que cinq villes françaises, presque toutes de faible importance, qui épurent leurs eaux d'égout par le système biologique artificiel » et que « quatre autres villes vont, paraît-il, suivre le bon exemple donné. »2010 Son collègue de la Société de médecine publique, Bernard Bezault, dénombre « 10 installations de ce procédé en France contre 800 en Angleterre. »2011 La stagnation du marché de l'épuration des eaux d'égout entraîne une difficulté pour les techniciens provinciaux à se faire une opinion, d'autant qu'à part celle de Toulon, les stations ne concernent pas de villes suffisamment importantes pour offrir une référence sérieuse. Henri Michel, ancien ingénieur en chef de Nantes, déclare : « Le nombre d’installations qui soient, en France, d’une importance suffisante pour qu’on puisse en tirer les résultats moyens et pratiques désirables est trop faible : il se réduit à quelques unités » ; « nous nous sommes laissés, depuis dix ans, considérablement distancer » par l'Angleterre, l'Allemagne et les États-Unis2012. Quelques ingénieurs, cependant, paraissent confiants : c'est le cas de celui qui, dans le Var, commente le projet d'assainissement de la ville préfecture (Draguignan, 9700 habitants, quasiment dépourvue d'égouts). « Avant d'être jetées dans la rivière de la Nartuby qui reçoit déjà aujourd'hui presque toutes les déjections de la Ville amenées par le canal d'arrosage qui traverse celle-ci, les eaux d'égouts subiront une épuration par le procédé dit biologique, qui a reçu en France et à l'étranger de nombreuses applications. »2013

Comment expliquer la difficile percée du procédé d'épuration biologique des eaux d'égout en France avant 1914 ? Il semble qu'il y ait eu coalescence de facteurs bien différents. En premier lieu, on peut convoquer l'aléa de la vie politique locale, qui joue un rôle à Dijon, à Mâcon et peut-être dans d'autres villes. Une autre raison tient au poids tenu dans les associations spécialisées par les ingénieurs parisiens du corps des Ponts et Chaussées, fervents défenseurs du principe des champs d'épandage. Une troisième explication possible pourrait résider dans le climat de controverse au sujet des systèmes d'assainissement, entretenu au sein des associations nationales par les entrepreneurs concurrents : les marchés publics d'assainissement représentent plusieurs millions de francs, dès que l'on dépasse les 20 000 habitants, et l'enjeu est grand. L'une des controverses, déjà ancienne puisqu'elle date des années 1870-1880, concerne le choix du système général de canalisations : séparatif ou unitaire. Chaque procédé a ses avantages et ses défauts. Le réseau parisien, conçu par l'ingénieur Belgrand sous le Second Empire, est unitaire. De très grandes canalisations, visitables, ont été installées dans le sous-sol de la capitale ; elles permettent d'y faire passer d'autres réseaux techniques (eau, puis téléphone). Ce principe a l'avantage de ne nécessiter qu'une canalisation, mais rend l'épuration des eaux difficile et assez coûteuse en raison de leur volume : les collecteurs reçoivent les eaux ménagères, les eaux pluviales, les eaux-vannes, voire les eaux industrielles le cas échéant. Au congrès international d'hygiène de Madrid, en 1898, les partisans du système unitaire triomphent2014. Leurs adversaires expliquent que les champs d'épandage ne peuvent épurer le volume nécessaire. Le système séparatif entraîne la construction d'une seconde canalisation réservée aux eaux ménagères et aux eaux-vannes. Le volume des eaux écoulées est toujours sensiblement le même, et bien moindre que si l'on y ajoutait les eaux de ruissellement. Il nécessite par conséquent des infrastructures d'épuration plus petites et on peut économiser dans la construction et l'entretien de la station ce que l'on a dépensé en canalisation supplémentaire. La canalisation pluviale recueillant les eaux de ruissellement peut aboutir dans le cours d'eau sans épuration, après une simple décantation et un dégrillage pour enlever les corps solides. Le débat sur le choix du meilleur système – on peut même adopter une formule « mixte » – est complexe et beaucoup de conseils municipaux ont dû se trouver un peu effrayés de s'engager dans une voie qui pouvait paraître encore incertaine2015.

Enfin, c'est à ce moment que la fermeté des hygiénistes commence à vaciller : en 1912, après des rapports contradictoires de Calmette, défenseur d'une intransigeance sur les principes fixés en 1905 et 1909, et de Bonjean et Mirman, plus pragmatiques, le CSHP prend une délibération réaffirmant la nécessité de l’épuration, mais précisant qu'il peut y être dérogé « lorsque les circonstances locales dans lesquelles les eaux résiduaires sont envoyées à un cours d’eau ne paraîtront pas au Conseil supérieur d’hygiène, à raison de la possibilité de l’épuration naturelle, constituer un danger pour la santé publique »2016. C'est le cas à Grenoble2017. Durant l'année 1913, les débats s'amplifient au sein de l'instance consultative, se reproduisant sur chaque dossier où le projet n'envisage pas de système d'épuration, voire même lorsqu'une épuration est prévue. C'est l'administration, dont Lion Murard et Patrick Zylberman ont souligné la combativité s'agissant de la question des bureaux d'hygiène2018, qui se montre ici soucieuse de pragmatisme et de souplesse. Lors de la séance du 20 janvier 1913 est examiné le projet de Montbrison, petite ville de la Loire d'environ 5000 habitants. Albert Bluzet, inspecteur général des services administratifs au Ministère de l'Intérieur, estime « qu'il y a une exagération entre l'importance du projet que veut réaliser la ville de Montbrison et les exigences qui sont formulées dans le rapport. Il est à craindre que ces exigences aboutiront à ce que la municipalité ne fera rien. » Face à lui, le Dr Calmette fait observer « qu'il semble logique de conclure à ce que la ville de Montbrison présente, dès à présent, un projet d'épuration, de façon à le lui imposer, si dans l'avenir cette épuration devient nécessaire »2019. Le souci de Calmette pour l'hygiène des cours d'eau, qui apparaît lors de nombreux rapports présentés par lui, nous semble pré-environnementaliste : intégré dans les réseaux de pêcheurs défenseurs de la qualité des cours d'eau2020, il n'hésite pas à rappeler à ses collègues tentés d'autoriser un déversement des eaux usées que « les fermentations qui peuvent se produire, dans les parties où le torrent n'est pas très actif, sont très nuisibles aux poissons »2021. Finalement, le Conseil adopte un compromis sur le projet de Montbrison : il lui donne un avis favorable, mais s'abstient de le faire à propos de la demande de subvention, en considérant que « le refus de la subvention est l'arme dont dispose l'administration pour obtenir les améliorations désirables en faveur de l'hygiène ». Une semaine après, le clivage renaît, à propos de la commune de Saint-Bonnet (1200 habitants, Hautes-Alpes). Cette localité de la vallée du Drac « veut bien se soumettre au règlement général de l'épuration des eaux usées avant le déversement en rivière ». Mais, contrairement à ce qui se produisait jusqu'alors, son zèle n'est pas apprécié du Conseil supérieur d'hygiène, qui va prendre l'initiative de l'amener à jeter ses eaux directement dans le Drac. Léon Mirman, le directeur de l'hygiène et de l'assistance publiques, attaque d'emblée : « Il ne faut pas se laisser arrêter par cette considération que la commune a présenté un projet complet ». Pour lui, le Conseil supérieur doit prendre l'initiative, aussi étonnante qu'elle puisse paraître, « de restreindre ce projet »2022. La raison invoquée n'est pas un manque de compétence technique pour l'entretien de la station d'épuration, argument fréquent chez les hygiénistes (et utilisé d'ailleurs dans la discussion). Elle est économique : en effet, selon Mirman, comme la commune n'a pas les moyens de prendre en charge le coût de l'épuration (60 000 francs), celui-ci va être presque entièrement supporté par le fonds sur les jeux de la loi du 15 juin 1907. Cela créerait un précédent et accélérerait les dépenses de subvention de l'État. L'argument provoque un trouble chez certains membres du CSHP : comment la plus haute instance sanitaire pourrait-elle conseiller de renoncer à un progrès hygiénique ? Albert Bluzet renforce la pression de l'administration en rassurant les savants : « les dérogations au principe de l'obligation de l'épuration sont provisoires, révocables et exceptionnelles ». Le Conseil décide donc d'approuver le projet, mais de suggérer à la commune qu'elle n'a pas besoin d'épurer ses eaux.

Ainsi, alors que les œuvres de Calmette dans l'agglomération lilloise sont mises à l'honneur dans le programme de visites des congressistes de l'AGHTM en 1912, ce qui aurait pu développer la diffusion en province, et alors que Calmette se félicite, dans son 9e rapport annuel, que « les municipalités soucieuses de remplir leurs devoirs s’empressent aujourd’hui de réaliser ou d’étudier des projets d’assainissement » et que « les pouvoirs publics se préoccupent d’élaborer une Loi qui, tout en ménageant comme il convient les grands intérêts économiques de notre pays, assurera dans les meilleures conditions la protection des rivières contre les déversements industriels malsains »2023, l'atténuation des exigences du Conseil supérieur d'hygiène publique vient freiner l'essor de l'intérêt pour l'épuration des eaux usées, totalement stoppé par la guerre de 1914-1918.

Notes
2006.

Circulaire ministérielle du 19 avril 1905 relative à l'Instruction des projets de construction

2007.

AM Mâcon, O 622 et AM Belfort, 3O 142, extrait du Figaro, 15 mars 1904, « L’assainissement de Lille ».

2008.

AM Mâcon, O 622, lettre du maire de Mâcon à Calmette, 12 octobre 1905.

2009.

J. Arnould, RHPS, août 1909, p. 835.

2010.

S. Périssé, « Les puisards absorbants », RHPS, juin 1910, p. 636.

2011.

B. Bezault, « A propos du rapport de la Commission des eaux d’égout », RHPS, juillet 1910, p. 781.

2012.

Henri Michel, « Quelques considérations sur l’épuration biologique des eaux usées. Doctrines de Hampton et de Hambourg relatives à cette épuration (traduction ou analyse) », TSM, avril 1910, p. 84. Sur l'importance des avis d'individus semblables et des installations d'essais dans le processus de décision, Everett Rogers, Diffusion of innovations, op. cit., chapitre 5 : « Le processus de décision sur l'innovation ».

2013.

AD Var, 2O 50-33, rapport de l'ingénieur ordinaire des Ponts et Chaussées, 10 juillet 1911.

2014.

G. Bechmann, à propos du Congrès d'hygiène de Madrid : « Le Congrès s'est prononcé d'une façon absolument favorable sur le système unitaire pour l'établissement des réseaux d'égout, et personne n'a pris la parole en faveur des systèmes séparés », Le Génie sanitaire, 31 juillet 1898, p. 13.

2015.

Pour une étude sur les choix des techniciens lyonnais, soulignant que le décalage entre les désirs d'Herriot et ceux de Chalumeau « joue un rôle dans le retard à l’équipement que va connaître la Ville en matière d’assainissement », Franck Scherrer, L’Égout, patrimoine urbain. L’évolution dans la longue durée du réseau d’assainissement de Lyon, thèse d’urbanisme, Université Paris XII, 1992, p. 181.

2016.

CSHP 1912, p. 473. La formule précédant la citation est une restriction (« il ne peut être dérogé que »).

2017.

AM Grenoble, 390W 283, lettre de Bonjean au Dr Berlioz, 7 mars 1911 et lettre de Calmette au Dr Berlioz, 24 mars 1911. 390W 282, lettre de Bonjean, 26 mai 1912, envoyant les conclusions du CSHP : « Vous voyez que la porte est ouverte maintenant. »

2018.

Lion Murard, Patrick Zylberman, « Experts et notables, les bureaux municipaux d’hygiène en France, (1879-1914) », Genèses, 10, janv. 1993, p. 53-73 et L'hygiène dans la République, op. cit., p. 283

2019.

CSHP1913, p. 171.

2020.

L'Institut Pasteur de Lille crée la station de La Madeleine « à la suite des réclamations d'un consortium de propriétaires suburbains et du Syndicat des pêcheurs à la ligne de France » (TSM, avril 1913, p. 202).

2021.

CSHP 1913, p. 165 (affaire de St-Bonnet, Hautes-Alpes).

2022.

Ibid., p. 165.

2023.

Recherches sur l’épuration biologique et chimique des eaux d’égout effectuées à l’Institut Pasteur de Lille et à la Station expérimentale de La Madeleine, Paris, Masson, 9e volume, 1914, p. 1.