Une diffusion ratée : l’entre-deux-guerres

Comme on l'a évoqué dans le chapitre VII, l'entre-deux-guerres est une période délicate pour les finances urbaines, et un moment où d'autres priorités occupent l'esprit des édiles, comme la construction de logements sociaux et la lutte contre le chômage. Lorsque les projets gelés ou abandonnés suite à la mobilisation d'août 1914 ressurgissent, l'idée d'épurer les eaux usées n'est jamais mise en évidence, et toujours abordée en dernier. Le Conseil supérieur d'hygiène ne renie pas son infléchissement des années 1912-1913. En 1919, discutant le dossier présenté par Nantes, qui a révisé un projet datant de 1911, Edmond Bonjean précise que « lors de l’examen du premier projet, en 1911, il était interdit de déverser dans les rivières les eaux qui n’étaient pas épurées. Il faut tenir compte de l’évolution scientifique et parallèlement administrative qui s’est produite depuis cette époque. On a admis le déversement des eaux décantées dans les rivières et les règles administratives basées sur des observations scientifiques ont tempéré leur rigueur première »2024. C'est Lyon qui donne le meilleur exemple de la foi dans l'autoépuration des cours d'eau, alors que l'ingénieur en chef Camille Chalumeau avait prévu avant 1914 une station d'épuration dans un carré sanitaire au sud de la ville (comportant une usine d'incinération, une usine de traitement du sang des abattoirs et une usine d'équarrissage). Bien qu'une délégation du conseil municipal visite les installations ultra-modernes de villes britanniques quelques semaines seulement après l'armistice, et bien qu'un réseau d'essai du système séparatif ait commencé à être installé dans un quartier de la ville, les projets d'épuration, que l'on fait miroiter encore un temps aux entreprises spécialisées, sont rapidement rangés dans des cartons2025. A Biarritz, où le projet élaboré avec l'expertise technique de Bechmann et Imbeaux dans les années 1900 était resté au stade de... projet, la municipalité reprend le dossier et adopte un système « unitaire prévoyant le déversement direct à la mer par la gravité seule et sans épuration préalable, en un point éloigné des habitations et des plages, et balayé par les courants marins déviés vers le large. L'Administration n'a eu d'ailleurs qu'à se féliciter du système unitaire, l'exemple fourni par la ville de Toulon qui, après 18 ans d'utilisation d'une usine d'épuration considérée comme un modèle, a projeté de l'abandonner pour le rejet direct à la mer, étant suffisamment concluant »2026.

L'assouplissement des critères du CSHP est toutefois relatif. L'exemple lyonnais ne provoque pas immédiatement la clémence à l'égard de projets similaires. En 1919, le CSHP rejette par deux fois un projet de Besançon, notamment au motif que « quand la ville de Lyon avait demandé si le Conseil supérieur d’hygiène accepterait un projet éventuel de rejet de ses eaux usées après décantation, elle envisageait cette solution comme un pis-aller, se promettant de continuer ses études et même de faire un essai en petit avant de poursuivre son projet définitif »2027. Il continue dans la voie inventée en 1913, consistant à donner un avis favorable aux projets d'assainissement même s'ils ne prévoient pas d'épuration des eaux usées (lesquelles ne contiennent pas les matières de vidange) mais un avis défavorable à l'attribution d'une subvention, par exemple à propos d'un projet d'Orléans où le raccordement à l'égout des fosses septiques n'était pas interdit2028.

C'est une attitude de réserve chez les techniciens municipaux, et de relative discrétion de la part des entrepreneurs spécialisés, qui s'installe alors jusqu'à la fin des années 1930. Quand certains hygiénistes se montrent inflexibles, tel Paul Juillerat qui s'oppose au principe de rejet sans épuration des eaux pluviales à la rivière dans le cas des réseaux du système séparatif2029, l'infatigable propagandiste de la station d'épuration, Bernard Bezault, répond avec un point de vue pragmatique : « vous savez que nous sommes en retard de 40 ans sur toutes ces questions. Si vous voulez trop demander pour commencer vous n’aurez rien du tout »2030. La prudence municipale bénéficie de la compréhension des hygiénistes : Diénert écrit que « dans l’état actuel des finances de nos villes, il ne faut pas préconiser, à ce point de vue, des travaux exagérés, dépassant les nécessités de l’hygiène »2031. Bernard Bezault se montre fait virulent contre lui lors d'une séance de l'AGHTM, l'accusant d'entraver la marche du progrès de l'hygiène en France par ses propos disant que « la question de l’épuration des eaux d’égouts est encore à l’état d’enfance. »2032 Or, Diénert n'avait fait que rappeler la situation :

‘« En France, sur 89 départements, il n’y en a guère que 12 dans lesquels se trouvent actuellement des villes qui procèdent à l’épuration de leurs eaux d’égouts. Dans ces 13 [sic] départements, il y a en tout 18 villes qui épurent leurs eaux : 4 utilisent le procédé de l’épandage sur le sol, 2 décantent simplement leurs eaux d’égouts ; quant aux autres, elles épurent au moyen des lits bactériens. En outre, 2 stations qui avaient été installées ont cessé d’exister. […] Dans 6 autres villes, des projets ont été établis, mais les municipalités attendent des jours meilleurs pour les réaliser [...]. Tel est, en 1924, l’état récapitulatif de la question de l’épuration des eaux d’égouts en France. » 2033

La prudence est donc générale ; l'incitation à l'épuration des eaux usées aurait pu bénéficier d'un Ministère de l'Hygiène fort, outillé techniquement pour conseiller les collectivités, comme en Grande-Bretagne, mais ce ne fut pas le cas (supra, chapitre III). Les projets de loi visant à la protection des cours d'eau se succèdent jusqu'en 1932, soutenus par les plaintes des associations de pêcheurs, mais, comme les lois sur l'hygiène publique, ne sont jamais adoptés2034. Au niveau urbain se pose le casse-tête des fosses septiques2035, tolérées dans certaines conditions depuis 1910, mais que les services de police municipale n'ont, dans les faits, pas les moyens de contrôler. L'AGHTM tente sans succès, vers 1923-1925, de capter à son profit le manque d'expertise de l'administration étatique à ce sujet2036.

Pour la grande majorité des villes françaises, dans l'entre-deux-guerres, l'assainissement général n'est donc pas réalisé, et bien souvent, entièrement à reprendre. À Rouen, de nombreux projets avaient été étudiés et discutés entre 1887 et 1895, puis la question avait été laissée de côté. Lorsqu'elle revient devant le conseil municipal, en août 1921, on se félicite au moins de pouvoir profiter des progrès de la technique, en particulier pour l'épuration biologique artificielle, mais hors du territoire national : « C'est donc aux Villes anglaises que nous devons les résultats d'une expérience acquise, d'une pratique déjà ancienne et perfectionnée progressivement.En France, on n'est pas encore entré bien franchement dans cette voie. On n'y connaît guère que les travaux de Calmette et ses installations à La Madeleine-les-Lille, qui n'ont guère dépassé le cadre d'une expérimentation scientifiquement conduite. »2037

En effet, dès les années 1910, une nouvelle méthode avait été mise au point en Angleterre et aux Etats-Unis, perfectionnée au fil des expériences d'ingénieurs municipaux : l'épuration par les boues activées. En ce domaine, la France urbaine de l'entre-deux-guerres regarde « passer le train » sans monter dedans. Le procédé, connu très rapidement2038, reste à l’état d’expérience à Colombes pendant deux décennies. Des propositions sont faites à Lyon, Belfort, Aix-les-Bains, sans résultat ; à Bourg-en-Bresse, l'ingénieur-conseil visite la station de Colombes – ce qui signifie qu'il n'était pas vraiment au courant de la méthode auparavant – et ne paraît pas certain des frais d'exploitation2039. Une station aurait été construite dans les années 1920 par la Société générale d'épuration et d'assainissement à Carcassonne, et une autre dans les années 1930 par la société Luchaire à Aulnay-sous-Bois2040, mais la majorité des stations construites concernent, nous l'avons montré, de petites agglomérations thermales2041, ou des usines et établissements collectifs.

En 1946, le panorama dressé par la revue L'eau, sans doute grâce à l'aide du Comité « Hygiène et Eau », donc avec les données fournies par les principales entreprises du secteur, n'est guère brillant quant à la diffusion des innovations en matière d'épuration des eaux usées :

‘« on ne compte que 986 communes pouvant prétendre à posséder un système quelconque d'assainissement ; sur le nombre, 274 communes seulement ont des réseaux d'évacuation plus ou moins satisfaisants ; il n'en est que 81 pourvues d'une station d'épuration. »2042

L'opinion des experts du CSHP est stricte en apparence, mais reprend le principe de son pouvoir de décider d'aménagements selon les cas : la circulaire du 12 mai 1950 précise que le rejet sans traitement n'est tolérable que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Pourtant, la construction de stations d'épuration, relancée dans les années 1950 (Dijon, Rennes), n'a lieu dans beaucoup d'agglomérations qu'au cœur ou à la fin des « Trente Glorieuses »2043. Nous ne savons pas dans quelle mesure la loi sur l'eau de 1964, faisant suite à une prise de conscience de la nécessité de « combler le retard de la France dans le domaine de l'assainissement, [...] considérable par rapport aux autres pays européens »2044, a pu favoriser la diffusion des stations d'épuration, une innovation qui a peiné à trouver son marché en France avant le développement des idées écologiques et environnementales.

Notes
2024.

CSHP 1919, p. 681.

2025.

AM Lyon, 923 WP 003.

2026.

AM Biarritz, 1M 45, rapport programme du plan d'extension et d'aménagement, dactylographié, s. d. [1923 ou 1924]. Toulon n'a pas mis ses plans d'abandon à l'exécution.

2027.

CSHP1919, p. 500.

2028.

CSHP 1929, p. 809. Les fosses septiques solubilisent les matières de vidange mais ne font pas disparaître les bactéries pathogènes et sont donc combattues par les hygiénistes depuis 1910.

2029.

Il dit en séance de l'AGHTM qu'« il est très dangereux de renvoyer dans les cours d'eaux les eaux de lavage des villes car il peut s'y trouver des quantités d'organismes qui peuvent être dangereux pour les gens qui boiront cette eau » ( TSM , janvier 1921, p. 12).

2030.

Ibid.

2031.

F. Diénert, « Épuration des eaux d’égout en France. État actuel de la question », RHPS, novembre 1924, p. 1162.

2032.

F. Nave, « Quelques précisions au sujet de l’épuration des eaux d’égouts », TSM, juillet 1925, p. 183 et B. Bezault, « L’épuration des eaux d’égouts en France depuis 25 ans », article cité.

2033.

F. Diénert, « Épuration des eaux d’égout en France. État actuel de la question », article cité, p. 1096.

2034.

AN, F10 4355 (projets de 1920 et 1923) et F10 4357 (projet de 1932).

2035.

Les fosses septiques dissolvent la matière organique et rejettent un liquide, mais elles ne détruisent pas les bactéries pathogènes.

2036.

A. Frey, « Compte rendu des résultats obtenus par l’Association à la suite de son intervention dans la question des fosses septiques », TSM, mai 1925, p. 141.

2037.

AM Rouen, 1O 3, liasse « Projet d'assainissement, études 1921-1924 », extrait du registre des délibérations du Conseil municipal, 26 août 1921.

2038.

Bezault en parle au Congrès interallié d’hygiène dès le printemps 1919. Des notes de recherche sur le procédé sont régulièrement présentées en 1920-1922 à l'Académie des sciences.

2039.

AM Bourg-en-Bresse, carton 2020.

2040.

Ibid., brochure La station d’épuration de la ville d’Aulnay-sous-Bois, par MM. Jean Descoutures, ingénieur-voyer, directeur des travaux de la ville d’Aulnay et Maurice Montel, ingénieur sanitaire (I.T.S.), (éditée par les établissements Luchaire, extrait de Science et Industrie, édition Travaux, juillet 1937). Lettre des Ets Luchaire, 9 février 1939, affirmant que l'entreprise a installé dans cette ville de 34 000 habitants « la plus grande station municipale d’épuration par boues activées qui existait à ce moment ».

2041.

Des stations sont construites à Vals-les-Bains (Ardèche) et Vittel (Vosges).

2042.

L'eau, janvier 1946, p. 5.

2043.

A Lyon, la station fonctionne à partir de 1971. A Avignon, en 1968, l'ingénieur des Ponts et Chaussées estimait que que la station d’épuration était un luxe que la ville ne pouvait s’offrir (Sylvie Dugouchet-André, L’hygiène publique à Avignon, XIXe-siècle-1934, mémoire de maîtrise sous la direction de René Moulinas, Université d’Avignon, 1995).

2044.

CAC (Fontainebleau), 19910714 art. 81, question orale au sénat, 18 octobre 1960.