Chapitre IX 
La modernisation des villes françaises : une histoire transnationale ?

‘« L’influence que les municipalités, surtout les municipalités de capitales, peuvent exercer l’une sur l’autre ne reste pas enfermée dans ces villes, mais devient un lien entre les nations.
Les nations peuvent malheureusement avoir parfois, entre elles, des différences marquées ; mais la rivalité des grandes villes ne doit jamais être plus qu’une aimable rivalité pour obtenir un résultat meilleur. »2045

Au cours des chapitres précédents, les différents fils suivis – que ce soit celui des acteurs et des vecteurs de circulation de l’information (associations, revues, congrès, expositions, voyages d’études, mais également entreprises), celui des processus de prise de décision au niveau municipal ou celui de la diffusion du procédé technique –, nous ont amené non seulement à sortir du cadre local, mais également à mettre en évidence l’existence d'interactions variées des acteurs étudiés avec d'autres acteurs extérieurs au cadre hexagonal (pouvoirs locaux, techniciens, entreprises). Que l'on se rappelle ainsi les divers voyages de municipalités françaises aux installations d'Huddersfield ou de Zurich, les contacts entre des ingénieurs parisiens, lyonnais, ou Albert Calmette d'une part, et les sanitary engineers britanniques d'autre part, ou encore le démarchage de villes de l'Hexagone par des firmes ou des ingénieurs étrangers. Il semble bien en ressortir que « les technologies urbaines ont comme caractéristique d'être des produits industriels parmi d'autres, dont les processus de production et de circulation sont de plus en plus internationalisés » (et pas uniquement depuis l'après 1945) et que « la problématique de leur cheminement se place dès lors à l'intersection de logiques locales et d'une dynamique mondiale »2046. En cela, la technologie de la Belle Époque rejoint d'autres « produits » qui circulent, comme le socialisme municipal, qui se répand en Europe par des lectures, des congrès, des visites aux premières villes conquises par les théories de l'exploitation directe des services urbains, et fascine les observateurs « progressistes » américains2047.

Dès la deuxième moitié du XIXe siècle, au fil des expositions universelles et des ouvrages spécialisés, les innovations relatives au cadre de vie des citadins et le problème de la gestion de l’extension des villes sont devenus des enjeux transnationaux. Autour de la recherche des meilleurs modèles à imiter se sont créées d'innombrables circulations d'individus, d’écrits, d’artefacts, de capitaux, de représentations. Les traces qu'elles ont laissées dans les archives des institutions municipales invitent à penser qu'une politique édilitaire ne peut être décryptée et pleinement appréhendée par l’historien sans la compréhension d'un contexte plus vaste permettant de mieux éclairer les ressorts de la décision. La principale conséquence en est que le cadre national ne doit pas être restrictif pour toute étude historique sur l'action des hommes sur l'espace urbain, ni considéré comme l'échelle pertinente de l'appréhension de la territorialisation de l'innovation2048.

Les documents conservés dans les archives municipales dessinent en effet l’esquisse d’un tableau plus vaste que la simple histoire d’une décision locale, tels des jalons aidant à reconstituer une histoire nationale2049, voire transnationale, des techniques d’amélioration de l’environnement urbain. Ils permettent de compléter les études déjà existantes sur les phénomènes d’échanges internationaux de l’information urbaine2050.

La présente étude ne se veut donc pas limitée à une contribution à l’histoire urbaine française, mettant en exergue le fonctionnement en réseaux souples et évolutifs des municipalités françaises et une diffusion des modèles et des expériences qui, on l'a vu, a pu prendre d’autres chemins qu’un trajet « vertical » Paris → province. Elle envisage également de combiner deux approches récentes, histoire environnementale et histoire transnationale, pour aborder, en partant du terrain français, l’évolution des technologies d’assainissement de l’espace urbain et des configurations d’acteurs associées à ces objets, apportant ainsi une contribution à une thématique de plus en plus abordée par les chercheurs en histoire environnementale2051. Enfin, elle fait apparaître un tableau évolutif : si certaines villes françaises sont bien insérées dans un réseau transnational de circulation des idées et expériences, elles n’y tiennent pas toutes la même place et leur position dans les canaux de diffusion évolue selon les époques.

Notes
2045.

BAVP, 10660 (26), Relation officielle de la visite à Londres du conseil municipal et de la visite à Paris du Conseil de Comté de Londres, Paris, Imprimerie nationale, 1906, p. 95 (discours de E.A. Cornwall, président du London County Council).

2046.

Dominique Lorrain, Les processus d'innovation technologique dans la gestion urbaine. Comparaison des structures et des dynamiques dans quatre pays européens (Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni). Recherche Exploratoire, rapport final, juillet 1991, p. 5.

2047.

Patrizia Dogliani, Un laboratoire de socialisme municipal, France 1880-1920, thèse d'histoire, université Paris VIII, 1991. Axel R. Schäfer, American Progressives and German Social Reform, 1875-1920, Stuttgart, Steiner, 2000.

2048.

Sur ce dernier aspect, voir Christophe Bouneau et Yannick Lung, « Introduction », dans Les dynamiques des systèmes d'innovation : logiques sectorielles et espaces de l'innovation, Pessac, MSH d'Aquitaine, 2009, p. 9-15. Des économistes ont, quant à eux, plutôt cherché à déceler des spécificités nationales de systèmes d'innovation : Steven Casper et Frans van Waarden, Innovation and Institutions. A Multidisciplinary Review of the Study of Innovation Systems, Cheltenham, Edward Elgar, 2005.

2049.

Ce que nous avons tenté au chapitre précédent, en palliant, rappelons-le, le déficit de sources nationales, notamment les fonds du Ministère de la Santé, incommunicables pour cause d'amiante au Centre des archives contemporaines de Fontainebleau.

2050.

Sur les techniques, signalons en particulier l'article d'Erik van der Vleuten, « Toward a transnational history of technology : meanings, promises, pitfalls », Technology and Culture, 49/4, 2008, p. 974-994. Sur les idées, rappelons l'ouvrage de Daniel Rodgers, Atlantic crossings. Social politics in a progressive age, Cambridge, Harvard University Press, 1998.

2051.

Le thème de la Conférence européenne d'histoire environnementale tenue à Amsterdam en juin 2007 était « Environnemental connections ». Lors des tables rondes internationales d'histoire de l'environnement urbain (Paris 2006, Berlin 2008), Joel Tarr et Martin Melosi ont insisté sur l'importance d'étudier les transferts internationaux de technologies.