Un certain nombre d'études sur le fait urbain (travaux géographiques, sociologiques, ou de science politique), ont récemment insisté sur le « retour des villes » dans la sphère d’élaboration des politiques publiques : il s'agirait d'une croissance des responsabilités locales dans l'organisation de la société et dans les relations du secteur public avec les partenaires privés. Ces recherches s'appuient sur les réseaux contemporains de communication, d’échange d’expériences et de lobbying urbain (comme « Eurocities », fondé dans les années 1980), et sur les politiques de « marketing urbain »2053. Elles soulignent en même temps le désengagement ou le retrait progressif de l’État-nation, dans un contexte de montée en puissance d’ensembles régionaux supra-nationaux, comme l’Union européenne. Mais elles ont généralement peu abordé la dimension historique d’un tel phénomène d’affirmation de l’acteur-ville, remontant à peine en amont des années 1980, évoquant à de rares reprises ses manifestations médiévales comme la confédération hanséatique2054.
De manière concomitante, les travaux sur la fabrication internationale des savoirs et des techniques ont pris un essor récent, à travers plusieurs pistes de recherche2055. D’une part, la construction de réseaux techniques transfrontaliers, comme les infrastructures de transport de l'énergie et les moyens de communication terrestre2056. D’autre part, les circulations d’hommes, vecteurs des transferts d’innovations techniques ou de savoir-faire : ce phénomène a été repéré à l’échelle européenne dès la Renaissance, où il est incarné par la dispersion des architectes et artistes italiens dans les cours européennes et se manifeste par des phénomènes de réception partielle ou d’hybridation des formes artistiques2057. Il se poursuit aux XVIIe et XVIIIe siècles2058. La formation à l'étranger, par exemple des ingénieurs et architectes américains qui étudient en Angleterre et en France durant la première moitié du XIXe siècle, joue un rôle dans la diffusion de techniques, de conceptions, d'éléments architecturaux. A l'inverse, les fondations philanthropiques américaines, à partir des années 1910, attirent de jeunes savants européens aux États-Unis2059, ou participent même à l'élaboration de structures nationales de santé, comme la « Mission Rockefeller » en France2060. Les formes architecturales et urbanistiques, la régulation du cadre urbain, sont également abordées dans une perspective qui s'attache à montrer leur réception dans d'autres villes, d'autres pays, et les modifications apportées par les locaux aux objets importés2061. Enfin, dernière piste qui fait l'objet d'études en cours, les organisations internationales de techniciens ou de réformateurs, qui se multiplient durant la période considérée2062.
Dans notre étude, interrogeant les relations entre pouvoirs locaux et techniciens sanitaires, nous avons choisi de tenter d'écrire une histoire qui ne soit pas désincarnée ou limitée à des listes d'adhérents ou de participants à des congrès (dont on peut toujours douter de l'assiduité et dont on ne peut facilement mesurer l'acquisition réelle de savoir nouveau au cours des événements internationaux). Grâce aux archives locales, elle part « du bas », autrement dit du travail concret des acteurs qui gravitent autour des problèmes d’hygiène urbaine et qui parfois connaissent très tôt l'expérience transnationale. Ainsi, Georges Bechmann, bien avant de devenir le célèbre ingénieur en chef de l'assainissement de Paris consulté par de nombreuses municipalités, est envoyé en mission par le gouvernement français à l'âge de 25 ans, à l'Exposition universelle de Vienne (1873), puis en Italie2063. L'amélioration ou les tentatives d'amélioration de l'environnement urbain en France ont impliqué une foule d'acteurs beaucoup moins connus (encore largement ignorés des travaux sur la ville, contrairement à Bechmann, ou aux urbanistes Jaussely, Agache, Bérard, Prost), tels ces techniciens municipaux des années 1930 qui vont s'informer en Belgique ou en Italie sur le traitement des déchets liquides ou solides2064.
Cette histoire a pour objet des techniques sanitaires bien concrètes, comme les différents procédés d'épuration des eaux d'égout, étudiés précédemment. On pourrait également prendre l'exemple du domaine du traitement des déchets urbains. Soit le « procédé Beccari » : ce procédé de fermentation accélérée des ordures ménagères dans des cellules fermées est breveté par un médecin italien de Florence en 1912. Il reste relativement confidentiel durant sa première décennie d'existence, puis est exporté par une société aux États-Unis (où existe une American Beccari Corporation). De là, il revient en Europe, plus exactement aux Pays-Bas où des expériences sont menées par un hygiéniste d’Amsterdam, lecteur des revues américaines. Le technicien batave publie alors un récit dans la Revue d'hygiène française :
‘« Au printemps de 1924, à l’occasion d’un bref séjour à Florence, je visitai les établissements du service de la « netteza publica » de la ville. Un article paru au commencement de l’année 1924 dans le American Journal of Public Health avait éveillé mon attention sur un système d’élaboration biologique des ordures des maisons et des rues qui, suggéré par un spécialiste de l’agriculture Italien, le Dr Giuseppe Beccari, avait été mis en application pour la première fois à Florence »2065.’La même année, lors d’un séjour aux États-Unis où il avait « entendu émettre l’avis que ce procédé de traitement de déchets était susceptible de nombreuses applications spécialement dans les petites localités », Rudolf Zygmunt, ingénieur polonais en charge du nettoiement de Varsovie, conçoit l’intérêt d’en tester le fonctionnement, avant de choisir la solution de l’incinération2066. C'est donc un espace de circulation transnationale complexe qui apparaît : le plus court chemin géographique n'est pas forcément celui de la meilleure diffusion des idées et des innovations. Le prestige acquis par l'ingénierie des États-Unis en fait, plus qu'un simple importateur, un véritable médiateur entre pays et techniciens européens.
Cette histoire a également ses figures : voici Karl Imhoff (1876-1965). Cetingénieur allemand fut renommé hors de son pays, en particulier aux États-Unis où l'on adopta, progressivement à partir de 1911 et surtout dans l'entre-deux-guerres, le « Imhoff Tank »2067. Ce fut en effet un écrivain infatigable d'articles, publiés des deux côtés de l'Atlantique, (dès le milieu des années 1920, les ingénieurs abonnés aux Tablettes documentaires municipales pouvaient prendre connaissance de comptes rendus de ses publications dans Engineering News-Record, Gesundheits-Ingenieur ou Technisches Gemeindeblatt). Il est l'auteur d'un traité sur l'assainissement qui fut traduit et régulièrement réédité en France à compter des années 1930 (et en anglais, de 1929 à... 1989)2068. La presse technique internationale fit rapidement la promotion de son procédé de décantation, qui venait s'ajouter à un vaste éventail de techniques, fertile en controverses. La publicité du système Imhoff fut beaucoup moins forte en France qu'aux États-Unis. Tout aussi rapidement, les premières limites du système furent connues et le Imhoff Tank fut tantôt abandonné, tantôt complété par une station d'épuration plus classique.
Dans cette scène internationale qui se dessine, la diplomatie officielle joue un rôle modeste et discret, mais bien réel, complétant ou facilitant l'échange d'information entre municipalités (en 1937, le légat de Suède écrit au maire de Lyon pour le remercier d'avoir facilité la visite à ses installations d'incinération des ordures de la délégation de Stockholm)2069. Dans les représentations diplomatiques, des agents peuvent être chargés d'une veille industrielle ; en 1917, le chef de la mission économique près l'ambassade de France signale le procédé Beccari de fermentation des ordures2070. D'autres jouent l'intermédiaire : dans les années 1950, le consul d'Italie demande des renseignements à la municipalité lyonnaise sur le traitement des ordures ménagères pour la ville de Turin2071, comme il le faisait déjà dans les années 1910 auprès de Paris pour Rome2072. L'amélioration de la collecte des ordures à Berlin suscite un échange de lettres entre l'ambassade de France dans la capitale du Reich et la préfecture de la Seine2073. Ce phénomène se repère bien entendu plus aisément dans les archives parisiennes, la Ville-Lumière étant scrutée par différents pays, comme la Suisse2074. A la toute fin du XIXe siècle, l'ingénieur de Zurich aurait entretenu une longue correspondance avec les ambassadeurs helvètes à Berlin et à Washington, ce dernier le renseignant sur les procédés de traitement des ordures à New-York et à Philadelphie2075. |
Revenons en France, après ces détours prouvant que la circulation des hommes et des techniques est généralisée, en repartant du constat relatif à la grande autonomie des villes pour concevoir leur projet d’assainissement (dans ses aspects techniques). Si le Conseil supérieur d’hygiène ou le Conseil d’État font peser une tutelle a posteriori, après l'élaboration complète du projet, sur les administrations municipales, l'État se révèle très peu loquace avant la fin des années 1930 et les années 1940, en ce qui concerne les procédés possibles et recommandables pour mener à bien l’amélioration de l’environnement2077. Ses enquêtes restent également assez marginales. Sur le sujet de l'élimination des ordures, la seule occasion de consultation des autorités locales a lieu en 1916, parce que le gouvernement du Chili demande au Ministre des affaires étrangères des renseignements sur le traitement des ordures ménagères dans les villes de France2078. Dans la majorité des cas, c'est donc une connexion entre les acteurs de l’échelon local et ceux de la circulation internationale des savoirs – que cette connexion ait été établie par la presse technique, par correspondance, indication d'un tiers ou voyage d'études – qui a présidé à l’élaboration des données techniques des projets édilitaires. Les villes françaises ont-elles produit du savoir technique, ou ont-elles été plutôt dans une posture d'emprunt aux expériences étrangères ? Pour répondre à cette question, ce dernier chapitre de notre histoire de la modernisation sanitaire de l'espace urbain propose de croiser trois échelles géographiques d’investigation : l’échelle locale des politiques municipales ; l’échelle nationale des incitations législatives, des financements étatiques et des expertises para-gouvernementales ; enfin, l’échelle internationale de la construction des savoirs techniques et des stratégies commerciales des grandes entreprises de travaux publics.
Le Mouvement Communal Français, 7 novembre 1925, n°29, p. 373.
Patrick Le Galès, Le retour des villes européennes : sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
Pour un panorama de ces études et une critique de leur absence de mise en perspective historique, voir « Global Cities, take 2 : the view from urban history », dans Pierre-Yves Saunier et Shane Ewen (éd.), Another Global City. Historical Explorations into the Transnational Municipal Moment, 1850-2000, New-York, Palgrave Macmillan, 2008, p. 1-18.
Erik van der Vleuten : « Toward a transnational history of Technology », article cité. Pour la France, nous renvoyons aux articles de Liliane Hilaire-Pérez et aux ouvrages dirigés par Michel Cotte mentionnés en bibliographie.
C’est un objet important du programme de recherche « Tensions of Europe », qui s'est poursuivi par le programme « Inventing Europe ».
Une synthèse sur cette « Renaissance européenne » a été produite par Peter Burke : La Renaissance européenne, Paris, Éditions du Seuil, 2000.
Un exemple est donné par Liliane Hilaire-Pérez, « Échanges techniques dans la métallurgie légère entre la France et l'Angleterre au XVIIIe siècle. Du modèle de la supériorité à l'histoire des hybrides », dans Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Les idées passent-elles la Manche ? Savoirs, Représentations, Pratiques (France-Angleterre, Xe-XXe siècles), Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2007, p. 161-183.
Ludovic Tournès, « Le réseau des boursiers Rockefeller et la recomposition des savoirs biomédicaux en France (1920-1970) », French historical studies, vol 29, n°1 (hiver 2006), p. 77-107.
Lion Murard, Patrick Zylberman, « La mission Rockefeller en France et la création du Comité national de défense contre la tuberculose (1917-1923) », Revue d’hygiène moderne et contemporaine, avril-juin 1987, p. 257-281.
Parmi les principales contributions collectives dans ce domaine, après l'ouvrage pionnier dirigé par Anthony Sutcliffe, Towards the planned city : Germany, Britain, the United States and France 1780-1914, Oxford, Basil Blackwell, 1981, on peut citer André Lortie (dir.), Paris s'exporte. Architecture modèle ou modèles d'architecture, Paris, Picard/Éditions du Pavillon de l'Arsenal, 1995 ; Paulette Girard et Bruno Fayolle Lussac (coord.), Cités, cités-jardins : une histoire européenne. Actes du colloque de Toulouse des 18 et 19 novembre 1993, Talence, Éditions de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1996 ; Joe Nasr et Mercedes Volait (éd,), Urbanism : Imported or Exported ? Native Aspirations and Foreign Plans, Chichester, Wiley, 2003.
Sandrine Kott, « Une communauté épistémique du social ? Experts de l’OIT et internationalisation des politiques sociales dans l’entre-deux-guerres », Genèses, 71, 2008, p. 26-48. Mentionnons également le projet éditorial de Bernhard Struck, Davide Rodogno et Jakob Vogel, « Transnational networks of experts and organizations (c.1850-1930) », consécutif à des journées d'étude auxquelles nous avons participé, à St-Andrews en septembre 2008 et Genève en 2009.
D'après sa biographie dans Le Génie sanitaire, 31 janvier 1898.
Belgique : AM Aix-les-Bains, 1O 293, note de l’ingénieur municipal au maire, 25 mai 1935. Italie : AM Lyon, 923 WP 273, lettre de l'ingénieur en chef de Rouen, 5 février 1930.
« La purification biologique des ordures des maisons et des rues », par M. J.J. Van Loghem, professeur d’hygiène à l’université d’Amsterdam, Revue d’hygiène, avril 1926, p. 321-326.
Conférence internationale de l’Union internationale des villes, 2e partie, « La Collecte et la Destruction des Ordures Ménagères », Lyon, 1934, p. 108.
Charles Closmann, « Paths not Taken : Technology Transfer and the Imhoff Tank », communication à la Conférence internationale de l'ESEH, Amsterdam, juin 2007.
AM Lyon, Manuel de l’assainissement urbain, par K. Imhoff, traduit et annoté par Pierre Koch, 2e édition, Paris, Dunod, 1947. En 1960, l'ouvrage allemand en était à sa 18e édition (Charles Closmann, « Paths not Taken », op. cit.).
AM Lyon, 937 WP 34, lettre du légat de Suède, 1er octobre 1937.
AM Lyon, 923 WP 340, lettre du chef de la mission économique en Italie (près l’ambassade de France), 23 décembre 1917 et « note sur les nouveaux procédés d’utilisation des ordures ménagères comme engrais et combustibles », Rome, 24 décembre 1917.
AM Lyon, 969 WP 92, lettre du consul du 10 octobre 1956 et réponse du maire de Lyon, 19 novembre 1956.
Arch. Paris, VONC 130, lettre du consul d'Italie, 22 juillet 1916.
Arch. Paris, VONC 1484, lettre de l’ambassadeur de France à Berlin au ministre des affaires étrangères, 22 décembre 1913.
Ibid., dossier « 1907-1920, demandes de renseignements, étranger ».
Ibid., extrait du mémorial des séances du conseil municipal de la ville de Genève, séance du 21 mars 1899.
AM Nîmes, 1I 143, rapport de L. Bernon, ingénieur-architecte, directeur des travaux publics de la ville de Nîmes, Contribution à l'étude du traitement des ordures ménagères par les procédés biologiques et les procédés thermiques (incinération), 20 septembre 1937.
Avec les instructions de 1938 sur la collecte et le traitement des ordures ménagères et la « circulaire Caquot » sur les projets d'assainissement (1949).
AN, F8 226, circulaire du 3 octobre 1916 et réponses classées par départements (116 communes).