a) Une attention respectueuse à l'égard du modèle britannique

‘« Or, il faut bien l'avouer, en matière d'assainissement, les Anglais sont nos maîtres ; c'est auprès d'eux que nos Commissions officielles vont étudier » 2090 .’

La supériorité des Anglais en matière hygiénique est un cliché des publications de la Belle Époque (et même de périodes antérieures et postérieures) : l'Angleterre est « notre devancière et notre mère en matière d'hygiène et de salubrité publique »2091. Les élites anglophiles de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle manifestent leur désir d'une eau abondante ou imitent sur les côtes de la Manche les usages anglais des bains de mer2092. Pour les réformateurs de la Troisième République, c'est le pays qui invente le génie sanitaire et qui applique des moyens efficaces pour économiser vies et argent. Henri Monod déclare : « la Grande-Bretagne, en quinze années, n’a pas craint de dépenser, pour assainir ses ports, ses villes, et jusqu’à ses villages, près de trois milliards de francs » et « grâce à ces dépenses [...] l’Angleterre au cours de ces quinze années, a économisé 800 000 existences humaines »2093. L'exemple britannique sert généralement à noircir le tableau français et à tenter de stimuler les pouvoirs publics : procédé classique qui consiste à utiliser l'image de l'Autre pour dénoncer ses propres défauts2094. Durant cette même époque, l'influence des innovations britanniques est perceptible jusque dans le domaine du vocabulaire technique... et pas seulement dans les fameux « water-closets »! Dans un bon nombre de rapports et d'articles, le terme « sewage » (eaux d'égout) n'est pas toujours traduit, indice du respect des ingénieurs français pour la culture hygiénique de leurs homologues d'Outre-Manche et du manque de pénétration en France de la nécessité d'épurer les eaux d'égout2095 – conséquence du manque d'égouts tout court ! Dans quelques publications spécialisées, le mot « garbage » (ordures ménagères) ne l'est pas non plus, et l'on parle parfois de « destructor »2096 ou de « destructeurs » et non d'incinérateurs. Enfin, au sortir de la guerre, la question linguistique apparaît dans le débat sur les techniques d'épuration de l'eau :

‘« A l’exemple des Anglais et des Américains, notre collègue s’était servi du mot chlorination, de chlorine, nom anglais du chlore pour désigner le procédé de traitement des eaux par le chlore gazeux.
Notre Président lui demanda de le remplacer par celui de chloration récemment forgé par certains auteurs désireux de lancer ce procédé en France.
J’aurais, moi, fait valoir les droits du chlorage, ce bon vieux terme de la technologie française, en usage dans toutes les industries qui utilisent le chlore à un titre quelconque et, notamment, dans celle du blanchiment.
Lorsque l’on dispose de chlorage, quel besoin de créer chloration, vocable lourd et pataud comme celui d’ozonation auquel un brave conseiller municipal parisien s’obstinait naguère, au lieu de dire ozonisation. » 2097

Ainsi, « ingénieurs, hygiénistes, architectes, administrateurs, tous mesurent l'écart qui sépare la tradition d'hygiène britannique, fille du puritanisme et de l'avance économique, de son homologue française »2098. Quels sont les facteurs de cette fascination ? Connaît-elle toutefois certaines limites ?

C'est d'abord un pays avec lequel les ingénieurs et les patrons ont entretenu de nombreux liens, dès le début de la première industrialisation en France (comme l’a montré Michel Cotte, dans son étude sur l’accès à l’information technique de l’entreprise des frères Seguin dans la région lyonnaise et stéphanoise2099) et même bien avant : du XVIe au XVIIIe siècle, dans le monde des artisans et des inventeurs, les circulations techniques sont complexes et variées, dans les deux sens2100. Dans la première moitié du XIXe siècle, l'influence anglaise est perceptible dans le passage du plomb à la fonte pour le matériau des canalisations d'eau et dans l'engouement pour certains équipements, tels les lavoirs2101 ; sans parler bien sûr des « commodités » ou « lieux à l'anglaise » qui s'imposent plutôt dans les décennies suivantes dans les intérieurs bourgeois2102.

C'est ensuite un pays avec des lois sanitaires : en cela, il fait figure de modèle pour les hygiénistes qui réclament, dès les années 1870, une législation française sur le sujet. La Grande-Bretagne possède un Public Health Act de 1848 puis 1875, un Rivers Pollution Prevention Act de 1876, complété en 1893, qui déclarait « passible du droit commun quiconque déposerait dans une rivière des détritus, immondices ou toutes autres matières solides en putréfaction pouvant souiller les eaux ou gêner le cours de la rivière ; il interdisait aussi de faire déverser dans les rivières les égouts apportant des immondices liquides ou solides ou les liquides empoisonnés ou nuisibles provenant d’usines ou de mines. »2103 Cette législation (même si son application n'était pas toujours simple2104), combinée avec la common law donnant aux propriétaires riverains de cours d'eau le droit de poursuivre en justice les pollueurs situés en amont, et avec la vigilance du Local Government Board à l'égard de l'hygiène urbaine, peut expliquer l'importance accordée à la question de l'épuration des eaux usées2105. On ajoutera d'autres facteurs : l'urbanisation et l'industrialisation plus précoces, le faible débit des cours d'eau par rapport aux rivières et fleuves du continent, d'où il résulte une pollution plus visible à l'œil nu.

A l'orée du XXe siècle, tous les procédés imaginables pour épurer les eaux fonctionnent en Grande-Bretagne, beaucoup y ayant été inventés : champs d'épandage, précipitation des corps en suspension par des réactifs chimiques, épuration biologique par fosse septique suivie de lits filtrants (« guide technique » en annexe). L'ingénieur sanitaire Andrew Howatson, qu'on a déjà vu tenter de vendre ses procédés d'épuration aux municipalités françaises, se targue de voir son procédé appliqué dans 117 villes anglaises, dont la principale est Huddersfield2106. Les villes britanniques, à l'instar de Manchester, expérimentent des techniques nouvelles pour éviter les procès que menacent de leur intenter les organismes chargés de surveiller les rivières2107. La cité textile du Lancashire est au cœur d'un va-et-vient scientifique d'ingénieurs et de bactériologistes observant les expériences de purification des eaux d'égout de chaque côté de l'Atlantique – aux côtés des stations d'Exeter (Dr Cameron), de Barking près de Londres (W. Dibdin), de Lawrence dans le Massachusetts. Le chimiste municipal Gilbert Fowler devient ensuite, aux côtés des précités, de l'Allemand Dunbar et de l'Américain Kinnicutt, une référence pour les pionniers français de l'épuration des eaux usées, Albert Calmette et Bernard Bezault2108.

Les Anglais exportent leurs inventions à travers le monde, au sein de leur empire colonial comme sur le « Vieux Continent ». Au début du XXe siècle, l'ingénieur Goodrich répertorie les lieux d'implantation du « British Destructor » dans un livre qui célèbre le triomphe de la technologie sanitaire des sujets de sa gracieuse majesté et critique les non Britanniques. « Bien que les ingénieurs américains nous aient montré beaucoup de choses qui auront un effet pendant longtemps dans notre pays, à la fois dans l’ingénierie mécanique et électrique, nous ne pouvons cependant admettre que nos ingénieux amis nous aient appris quelque chose de sérieux dans la science sanitaire »2109. Au sein du Commonwealth, ingénieurs et commissions municipales circulent : d'Afrique du Sud ou d'Australie (Johannesbourg, Sydney) vers la Grande-Bretagne ; en sens inverse, les ingénieurs des firmes Horsfall, Manlove, Alliott & Cie ou Goddard, Massey et Warner vont installer des incinérateurs aux Indes (Calcutta, Madras) ou en Nouvelle-Zélande2110. Léon Cossoux, l'ingénieur bruxellois qui représente la firme Heenan & Froude, envoie aux villes françaises des traductions de rapports favorables de localités anglaises sur le fonctionnement de leurs usines d'incinération2111. D'autres procédés anglais (les éjecteurs Shone pour le relèvement des eaux d'égout, les fours d'incinération Horsfall, etc.) sont concédés à des sociétés françaises2112 ; certaines firmes britanniques démarchent directement les municipalités de l'Hexagone2113.

Graphique d’une brochure de la Compagnie (allemande) Herbertz
Graphique d’une brochure de la Compagnie (allemande) Herbertz Brochure de la société Herbertz [1908 ou 1909] : Arch. Paris, VONC 1477 et AM Grenoble, 1O 579.

Malgré sa diffusion planétaire au début du XXe siècle2115, la technologie anglaise ne séduit cependant pas partout : les témoignages d'ingénieurs sanitaires américains montrent qu'Outre-Atlantique, le « British Destructor » n'a pas été beaucoup adopté2116. Le modèle britannique n'était donc pas toujours reproductible. Les expériences menées en 1895-1896 à Paris et Berlin sur l'incinération des ordures l'avaient déjà prouvé. De plus, tout n'était pas parfait dans les villes d'Outre-Manche. La commission d'étude de Rouen, dont on a évoqué précédemment le périple européen en septembre 1908, remarque que les Britanniques, bien que pionniers en matière d'incinération, sont moins avancés en ce qui concerne les conditions hygiéniques de la collecte : « en Angleterre, la collecte des ordures ménagères s'opère comme à Rouen, souvent dans des voitures non closes ou quelquefois recouvertes par des toiles. […] La suppression des poussières pendant la collecte et le transport des ordures a surtout préoccupé les pays d'Outre-Rhin. Les Anglais, qui ont été les premiers à s'occuper de cette question d'hygiène urbaine, paraissent avoir eu un moindre souci de la dispersion des poussières pendant le chargement des tombereaux »2117.

Ainsi, les relations entre experts français et expériences britanniques sont plus complexes qu'il n'y paraît. L'influence anglaise est incontestable, surtout avant 1914 et dans le domaine de la gestion des déchets urbains, mais elle suscite parfois des réactions de critique ou de prudence. Comme pour l'histoire de la métallurgie au XVIIIe siècle, « l'échelle micro, celle des villes, des entreprises et des individus s'avère déterminante pour effectuer une relecture des échanges techniques entre France et Angleterre » et nuancer des sources souvent partiales2118

Notes
2090.

AM Annecy, 4O 24, brochure Épuration des Eaux d'Égout & Eaux Résiduaires – Traitement bactérien – Procédé du « Septic Tank », Paris, Société Générale d'Épuration et d'Assainissement, s. d., p. 33.

2091.

AM Toulouse, ING 406, lettre de E. Faye au maire de Toulouse, 19 décembre 1906.

2092.

Sur ce deuxième aspect, Alain Corbin, Le territoire du vide. L'Occident et le désir du rivage (1750-1840), Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1990.

2093.

Premier Congrès d'assainissement et de salubrité. Paris, 1895. Compte rendu des travaux, publié par les soins du secrétariat général, Paris, Raudry 1897, p. 11.

2094.

Pour un autre exemple, au tournant des années 1950-1960, en matière d'urbanisme, Agnès Tachin, « L'image des villes nouvelles britanniques en France dans les années soixante : modèle ou anti-modèle ? », dans Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Les idées passent-elles la Manche ? Savoirs, Représentations, Pratiques (France-Angleterre, Xe-XXe siècles), Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2007, p. 361-375.

2095.

Cela dit, alors qu'en Belgique l'innovation n'a pas encore été adoptée, on n'hésite pas à parler de « réservoir septique » (La Technologie Sanitaire, 15 août 1901, p. 41).

2096.

Dr Lafosse, RHPS, décembre 1911, p. 1343.

2097.

TSM, avril 1919, publication d'une lettre de S. Bruère.

2098.

Jean-Pierre Goubert,La conquête de l'eau, op. cit., p. 33.

2099.

Michel Cotte, « La circulation de l’information technique, une donnée essentielle de l’initiative industrielle sous la Restauration », dans André Guillerme (éd.), De la Diffusion des sciences à l’espionnage industriel, XVe-XXe siècle. Actes du colloque de Lyon (30-31 mai 1996) de la sfhst, Fontenay-aux-Roses, ENS Éditions, 1999, p. 134-158.

2100.

Pascal Brioist, « Les livres de machines entre France et Angleterre (1560-1680) » et Liliane Hilaire-Pérez, « Échanges techniques dans la métallurgie légère entre la France et l'Angleterre au XVIIIe siècle. Du modèle de la supériorité à l'histoire des hybrides » dans Les idées passent-elles la Manche ?, op. cit., p. 145-183.

2101.

Jean-Pierre Goubert, La conquête de l'eau, op. cit., pages 57 et 70.

2102.

Roger-Henri Guerrand, Les lieux. Histoire des commodités, Paris, La Découverte, 1985.

2103.

« Analyses de revues : Pollution des rivières », Revue d'hygiène, février 1927, p. 150.

2104.

John Sheail, An Environmental History of Twentieth-Century Britain, Basingstoke, Palgrave, 2002, chapitre 3 : « Nature incorporated ».

2105.

Voir la récente mise au point, accompagnée d'une étude de cas sur le Yorkshire, de Charles Closman, « Holding the Line. Pollution, Power and Rivers in Yorkshire and the Ruhr, 1850-1990 », in Christof Mauch et Thomas Zeller (éd.), Rivers in History : Perspectives on Waterways in Europe and North America, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2008, p. 88-109.

2106.

Référence citée dans E. Imbeaux, L'alimentation en eau et l'assainissement des villes, op. cit., p. 585.

2107.

Harold L. Platt, « Clever Microbes : Bacteriology and Sanitary Technology in Manchester and Chicago during the Progressive Age », Osiris, 2004, vol. 29, p. 149-166.

2108.

Ministère de l’Instruction publique. Caisse nationale des Recherches scientifiques. L’assainissement des villes et les procédés modernes d’épuration des eaux d’égout, par le Dr A. Calmette, Paris/Nancy, Berger-Levrault, 1905, p. 15-16.

2109.

W. Francis Goodrich, The Economic Disposal of Towns’ Refuse, London, P.S. King & Son/1901, p. 200.

2110.

Ibid., chapitres XIX à XXIII.

2111.

AM Clermont, 1I 67, lettre du 30 août 1910, tableau de résultats de l'usine de Rotherham et traduction de six lettres adressées à Heenan & Froude Ltd. (1909-1910). AM Lyon, 923 WP 273, liste de villes envoyée en document joint à la lettre-circulaire de Léon Cossoux, 5 octobre 1909 et 937 WP 152, 22 certificats d'ingénieurs ou de municipalités britanniques traduits (1907).

2112.

AM Lyon, 923 WP 270, lettre de la Compagnie nationale de travaux d’utilité publique et d’assainissement, 4 avril 1898, et diverses brochures.

2113.

AM Mâcon, O 622, lettre de George Jennings, 27 avril 1908.

2114.

Brochure de la société Herbertz [1908 ou 1909] : Arch. Paris, VONC 1477 et AM Grenoble, 1O 579.

2115.

En 1906, on recensait 7 villes sud-américaines, dont Buenos-Aires, 7 villes australiennes ou néo-zélandaises, 4 en Afrique du Sud, 4 en Inde, dotées d'un incinérateur.

2116.

Les villes américaines n'avaient pas les mêmes pratiques de collecte des déchets ménagers que les villes européennes : le tri à la source des ordures y était beaucoup plus fréquent. On devait brûler beaucoup plus de déchets organiques, contenant de l'eau, d'où des coûts d'incinération plus élevés à cause de la nécessité d'ajouter du combustible. Cet aspect financier suscitait la tentation d'abaisser la température des fours, ce qui provoquait une combustion incomplète et l'émission de fumées et de gaz provoquant les plaintes des riverains. Enfin, l'abondance des sources naturelles d'énergie aux États-Unis avait fait négliger le système complexe d'utilisation de la chaleur de la combustion pour produire de la vapeur ou de l'électricité, système déjà bien au point avant 1910 sur les incinérateurs britanniques, et dans les premières usines germaniques. Martin Melosi, « Technology diffusion and Refuse Disposal : The Case of the British Destructor », dans Joel Tarr, Gabriel Dupuy (éds.), Technology and the Rise of the Networked City in Europe and America, Philadelphie, Temple University Press, 1988, p. 207-226 et Garbage in the Cities, op. cit., p. 154-158 et 165-167.

2117.

AM Rouen, 5M 1, délibération du conseil municipal, 29 janvier 1909.

2118.

Liliane Hilaire-Pérez, « Échanges techniques dans la métallurgie légère entre la France et l'Angleterre au XVIIIe siècle. Du modèle de la supériorité à l'histoire des hybrides », dans Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Les idées passent-elles la Manche ?, op. cit., p. 167.