d) Impossible ou impensable modèle ? Les États-Unis

‘« Silence.
Les dernières vagues atlantiques se jettent sur une pointe de rochers brun pourpre et s'y déchirent. […]
L'Amérique est grande, déjà. D'une grandeur anonyme, d'une immensité sidérale. » 2165

Bien que les circulations transatlantiques aient été intenses à la Belle Époque, de la part des progressistes ou des ingénieurs américains2166, comme de certains réformateurs français (missions du Musée social, voyages de Georges Benoît-Lévy dans les cités-jardins américaines), les villes états-uniennes sont très peu visitées par les ingénieurs et les élus de notre corpus. Seules exceptions notables, les deux missions de Paul Tur, ingénieur de Paris, ainsi que les connexions constamment entretenues par Édouard Imbeaux, avec les États-Unis comme avec l'Argentine, en matière de distribution d’eau. Son collègue américain Allen Hazen est tout aussi connecté au monde des ingénieurs du Vieux Continent2167. On sait qu'en matière d'architecture et d'urbanisme, les visites furent beaucoup plus nombreuses2168 ; le Français Jacques Gréber dessine une avenue monumentale à Philadelphie, tandis que l'Américain George B. Ford établit le premier plan d'aménagement approuvé dans le cadre de la loi de 1919, pour la reconstruction de Reims2169, avec des collaborateurs français2170.

Les cités du Nouveau Monde désarçonnent certains touristes savants, qui retiennent de leur voyage l'idée d'une mentalité différente, posant des problèmes spécifiques et nécessitant des solutions qui ne peuvent être imitées par les villes européennes. On le note dans le cas du thème du gaspillage, pratique s’appliquant aussi bien à l’eau (« Les consommations sont considérables, deux ou trois fois plus par tête d’habitant qu’en Angleterre, cinq ou six fois plus que dans les villes du continent européen »), qu’aux déchets solides2171 : « Les ménagères américaines ont des habitudes de gaspillage ignorées en France »2172.

Avant 1914, le cas d'Annecy, qui ose faire confiance à la firme new-yorkaise Jewel, spécialisée dans les filtres, est isolé. Les « filtres américains » qui sont plus rapides que les filtres à sable classiques, car ils combinent l'utilisation de produits chimiques2173, ont alors très mauvaise presse dans l'Hexagone, tout comme le chlore, abondamment utilisé aux États-Unis2174. D'autres villes n'ont pourtant pas la même réticence : Moscou, Alexandrie, Trieste2175. D'ailleurs, les méthodes américaines ont une efficacité démographique redoutable. En 1890, la mortalité typhoïdique dans les villes s'élevait à 36 pour 100 000 habitants ; elle tombe à 23 dès 1900 et diminue jusqu'à 3 pour 100 000 en 1924 ; Édouard Imbeaux note même que le taux de mortalité générale est descendu en-dessous de 10 pour 1000 dans certaines agglomérations2176. Mais le même ingénieur déplorait quelques années auparavant que l'attention aux expériences étrangères ne fonctionnât pas dans les deux sens, en évoquant un rapport américain qui rejetait l'ozone, considéré comme un procédé insuffisamment au point pour l'épuration de l'eau (une vingtaine de villes françaises l'utilisaient, selon Imbeaux)2177.

Les connexions transatlantiques sont donc très rares du point de vue municipal, dans le domaine de la technique sanitaire. Elles ont concerné un cercle restreint d'élites scientifiques qui ont pu jouer le rôle de médiateurs, et se sont traduites concrètement par les entrefilets de revues spécialisées.

Notes
2165.

Paul Morand, New -York, Paris, Flammarion, 1930, p. 5.

2166.

Daniel Rodgers, Atlantic crossings, op. cit.Hélène Harter, Les ingénieurs des villes américaines, op. cit. Exemple : « Visites municipales d’Américains en Europe », RM, 16 juin 1914, p. 190.

2167.

Chimiste ayant commencé sa carrière à la station expérimentale de Lawrence (Massachussets), il est correspondant de La Technologie Sanitaire dès 1895. Après la fin des hostilités, sa nombreuse famille (il a sept enfants) donne des fonds à l'AGHTM au profit des enfants des ingénieurs morts au combat puis en faveur de l'association elle-même (TSM, juin 1919, p. 148 et janvier 1921, p. 2).

2168.

Jean-Louis Cohen, Scènes de la vie future : l’architecture européenne et la tentation de l’Amérique, 1893-1960, Paris, Flammarion, 1995.

2169.

« Plan d’aménagement de Reims. Rapport de M. N. Forestier, Directeur des travaux municipaux, sur l’état d’avancement au 31 mars 1925 », TSM, septembre 1925, p. 221. Stephen Ward, « Learning from the US : the Americanisation of Western urban planning », dans Joe Nasr et Mercedes Volait (éd.), Urbanism : imported or Exported ?, op. cit., p. 86.

2170.

Par exemple Charles Abella (né en 1879), nommé urbaniste à Limoges vers 1942 et confirmé dans ses fonctions à la Libération (AM Limoges, 3D 2/72, curriculum vitae d'Abella).

2171.

Institut d’urbanisme de Paris, Thèse de Paul Bernard, Les solutions modernes du problème des ordures ménagères et leur application en France, 69 p.

2172.

Voir A. Kemna, « La biologie des eaux potables », TSM, octobre 1906, p. 217. Paul Tur, Les ordures urbaines en Amérique. Rapport de mission de l’Ingénieur en chef des ponts et chaussées, Paris, impr. Marcel Picard, 1906, p. 14-15.

2173.

En général, du sulfate d'alumine pour faire coaguler les matières organiques. Voir l'annexe technique.

2174.

A l'exception du point de vue favorable de Jules Courmont, qui fait travailler ses élèves sur le procédé : Jules Courmont et L. Lacomme, « Principaux procédés de filtration des eaux destinées à l’alimentation publique (suite et fin) », Revue pratique d'hygiène municipale, février 1906, p. 55-58.

2175.

Sur Moscou, La Technologie sanitaire, 1er décembre 1900, p. 212-215 ; sur Alexandrie, AM Annecy, 4N 88, « Les essais de filtrage à Alexandrie, Égypte. Rapport sur l’efficacité du filtre « Jewell » par le Dr H. Bitter, directeur de l’institut d’hygiène du Gouvernement Égyptien, au Caire, avec un historique résumé de la Compagnie des Eaux d’Alexandrie, par H.R.C. Blagden, ingénieur en chef de la Compagnie des Eaux d’Alexandrie» et 4N 87, correspondance avec Trieste, septembre-octobre 1905. Sur Trieste, AM Chartres, DC4/189, lettre du maire de Trieste, 18 mai 1905.

2176.

Édouard Imbeaux, « Effet de la purification des eaux de boisson sur la diminution de la mortalité typhique dans les grandes villes des États-Unis », RHPS, janvier 1926.

2177.

TSM, avril 1914, p. 179.