e/ Les périphéries européennes : un partenaire occasionnel

Les municipalités et les ingénieurs sanitaires français sont-ils allés apprendre ailleurs ? Tout pays est susceptible de visites et d'inspiration, même si à part l'Italie (traitement des ordures), on ne trouve guère de voyage d'études dans ce domaine en Europe centrale, septentrionale ou orientale. On sait cependant que les marges européennes participent aux échanges inter-urbains : Marjatta Hietala a mis en lumière les circulations européennes d'expériences municipales en partant du nord (Helsinki essentiellement). D'autres travaux plus récents se sont intéressés à la circulation d'expériences administratives municipales dans, vers et à partir de l'Empire ottoman2178. L'assainissement des villes italiennes (Turin, Venise, Milan) fait l'objet de plusieurs articles dès les premiers numéros du Génie sanitaire (1891-18922179), indice supplémentaire des liens créés entre les ingénieurs français et leurs collègues transalpins. L'Italie du Piémont (Turin) et de la Lombardie (Milan) est bien dotée en institutions et en réseaux d'hygiène et d'ingénierie sanitaire, et l'AGHTM y organise son congrès en 19132180. La péninsule ibérique paraît être en position de récepteur. Dans le Pays Basque et le Béarn, les villes entretiennent des relations denses avec leurs homologues situées de l'autre côté des Pyrénées ; Bilbao semble expérimenter des techniques de pointe2181.

Entre les villes françaises et celles des périphéries, c'est donc plutôt un phénomène inverse à celui des échanges avec le monde anglo-saxon et germanique : Georges Bechmann agit comme conseiller pour Messine, Turin, Bucarest, Iassy, Craïova, Trieste, Athènes ; la municipalité de Toulouse ne masque pas sa fierté d'accueillir des délégations venues de Prague ou de Varsovie pour visiter son usine d'incinération2182. Le transfert de technologie semble passer bien plus par les entrepreneurs français que par les échanges d'expérience entre villes. L'Europe de l'Est est un débouché classique des firmes françaises : épuration des eaux de Sulina en Roumanie (Puech-Chabal), incinération des ordures de Bucarest (CAMIA). A l'est et au sud des frontières françaises, commence un réservoir de marchés propices à l'expansion industrielle et commerciale2183. Avant 1914, la société des Hauts-Fourneaux et Fonderies de Pont-à-Mousson exporte 70% de sa production de tuyaux à l’étranger2184 ; en 1923, son président, Camille Cavallier, reçoit la première Grande médaille d'or du Commerce extérieur des mains du Président Poincaré, qui s'exprime en ces termes :

‘« L'effort d'expansion réalisé par M. C. Cavallier est unique. Il n'existe pas, en effet, de pays au monde qui n'ait été visité par les Agents de Pont-à-Mousson. Presque sur tous les marchés d'outre-mer, Pont-à-Mousson a triomphé de la concurrence étrangère et a réussi à introduire nos produits.
Actuellement, 458 villes étrangères, dont 323 en Europe, 29 en Asie, 16 en Afrique, 89 en Amérique et 5 en Océanie, utilisent, grâce à l'initiative et à l'effort soutenu de M. C. Cavallier, des produits métallurgiques fabriqués en France. »2185
La Compagnie générale de l'Ozone : une expansion internationale
La Compagnie générale de l'Ozone : une expansion internationale AM Angoulême,brochure de la Compagnie de l'Ozone.

L'Empire russe est un exemple de marché prometteur, sur lequel arrive la Compagnie générale de l'Ozone après qu'un médecin russe en visite à Nice eut convaincu Marius-Paul Otto de se rendre dans la capitale des Tsars pour étudier la stérilisation des eaux de la Néva par l'ozone2187. Le graphique ci-dessus montre qu'en 1910, le volume d'eau ozonisée par la Compagnie est par conséquent presque identique en France et à l'étranger. Les concurrents d'Otto, Puech et Chabal, obtiennent le marché moins prestigieux de la ville de Tiflis2188. Mais les Russes ne sont pas de simples récepteurs, ils développent même une véritable recherche publique autour du génie sanitaire ; le chimiste Dzerszgowski (qui travaille à la station d'épuration de Tsarskoïe-Selo à laquelle a participé Bernard Bezault2189) débat avec E. Rolants sur les expériences de La Madeleine et de Tsarskoie-Selo2190 ; jusqu'en 1913, dix congrès sanitaires exclusivement consacrés aux questions d'eau et d'assainissement se tiennent en Russie tous les deux ans (la langue française y est utilisée)2191. Enfin, à partir des années 1915-1917, le service d'assainissement de la ville de Moscou conduit des expériences sur le procédé des boues activées : malgré les événements politiques, il se tient tant bien que mal au courant des derniers acquis de la science sanitaire anglo-saxonne, au gré des arrivages du Sanitary Record ou d'Engineering News, et confirme les résultats des travaux américains2192.

Notes
2178.

Nora Lafi, « Mediterranean connections : the circulation of municipal knowledge and practices at the time of the Ottoman reforms, c. 1830-1910 », dans Pierre-Yves Saunier et Shane Ewen, Another Global City, op. cit., p. 136-150.

2179.

Revue dans laquelle on trouve des « lettres d'Italie » et des informations sur un Congrès « international » des architectes et des ingénieurs tenu à Palerme en 1892.

2180.

Compte rendu du Congrès dans TSM, mars 1914. En revanche, les participants non italiens ne sont que 34 (épouses incluses).

2181.

AM Biarritz, 1M 42. Sur Bilbao (stérilisation des eaux par l'ozone), TSM, juin 1914, p. 222.

2182.

TSM, avril 1927, p. 100 (nécrologie de Bechmann). Sur Toulouse, voir supra, chapitre VI ; AM Saint-Étienne, 4O 1, brochure Ville de Toulouse. La Cité Industrielle Municipale du Ramier-du-Château (s. d., vers 1932-1933).

2183.

Pour une étude de cas sur le capitalisme industriel et financier, Claude Beaud, « Une multinationale au lendemain de la Première Guerre mondiale : Schneider et l'Union Européenne Industrielle et financière », Histoire, Économie & Société, 1983, vol. 2/4, p. 625-645.

2184.

AM Lyon, 782 WP 75, réponse de la société à un questionnaire d'exposant de l'Exposition internationale urbaine de Lyon, 14 mai 1914.

2185.

TSM, décembre 1926, p. 275.

2186.

AM Angoulême,brochure de la Compagnie de l'Ozone.

2187.

AM Clermont, 2O 3/35, revue L'eau pure, n°1, juin 1911, p. 9-16.

2188.

AM Annecy, 4N 86, brochure Puech & Chabal, s. d.

2189.

Publicité de la Société générale d’épuration et d’assainissement insérée dans la TSM, juillet 1910.

2190.

« Le rôle de la fosse septique dans l’épuration biologique des eaux d’égouts, par M. E. Rolants », RHPS, octobre 1911, p. 949-961.

2191.

Discours de M. Treschinski au congrès de Turin, TSM, mars 1914, p. 56. Le Congrès de 1913 à Riga reçoit 356 inscriptions, 46 communications y sont lues.

2192.

S. Stroganoff, « L’état actuel du traitement des eaux d’égout par les boues activées », TSM, août 1926, p. 165-167.