L'Amérique latine n'est pas du tout, à l'époque considérée, surtout dans les années 1910-1930, terra incognita des spécialistes du génie sanitaire et de l'urbanisme. C'est, avec le bassin méditerranéen et l'Europe orientale, le troisième grand ensemble géographique des marchés de travaux publics pour les sociétés françaises2193. Des échanges et voyages nombreux de part et d'autre de l'Atlantique, d'un hémisphère vers l'autre, peuvent être repérés dans le domaine étudié. L'assainissement des villes brésiliennes et argentines et leur modernisation, pour en faire des vitrines rivalisant avec les cités du « Vieux Continent », sont à l'ordre du jour2194. Quelques techniciens latino-américains sont actifs dans la fabrication des savoirs et l'expérimentation : les revues françaises contiennent de nombreuses contributions de l'ingénieur brésilien Saturnino Rodrigues de Brito ; des articles sur Buenos-Aires ou même Sucre (Bolivie) sont accessibles aux lecteurs de la Technique Sanitaire. L'Amérique latine semble être un réservoir de marchés pour les entrepreneurs et les urbanistes français : la SEPIA y décroche le marché de l'incinération des ordures à Bogota et les fonctionnaires parisiens sont invités à travailler à Buenos-Aires2195.
Quant à l'Empire colonial, il semble jouer le même rôle : réservoir de contrats et laboratoire d'expérimentation de l'innovation. Ainsi, dans les premières références du « Septic-Tank » de Bernard Bezault (procédé anglais qui part à la conquête du globe et notamment de l'Empire colonial britannique : voir illustration ci-dessus), figure la ville de Tizi-Ouzou, en Algérie2197. Henri Desrumeaux reproduit dans ses annonces et brochures publicitaires les filtres de purification de l'eau de Pnom-Penh, et semble avoir pu constituer une clientèle urbaine indochinoise (villes de Mytho et Cantho), tout en décrochant d'autres marchés, comme à Tananarive2198. Puech et Chabal s'occupent également d'assurer l'approvisionnement en eau potable aux Européens des villes d'Asie du Sud-Est (Hanoï)2199. Les travaux d'assainissement des cités des protectorats sont un enjeu crucial pour le développement de certaines techniques dans les années 1900-1914 : les ingénieurs sanitaires sont en compétition pour obtenir un marché au Caire ; des entrepreneurs élaborent des projets variés pour Jérusalem ; enfin, les firmes anglaises exportent leurs incinérateurs dans les divers éléments du Commonwealth (encore Le Caire, Afrique du Sud, Inde, Australie) et même ailleurs (Brésil)2200.
Les exemples britanniques, allemands et américains régulièrement présentés dans les journaux de l'époque étudiée attestent que l'apprentissage transnational du génie sanitaire, bien réel, n’est pas une simple imitation des usages étrangers. Certaines techniques sont des spécificités nationales : avant 1914, les Américains ne semblent pas être dérangés par le goût de l'eau traitée au chlore, goût qui ne passe pas chez les hygiénistes des villes françaises ; les Allemands décantent leurs eaux usées, voire les épurent dans des étangs à poisson, tandis que les Britanniques, où le territoire disponible est plus réduit, cherchent à économiser de la place en purifiant par des moyens chimiques ou bactériologiques l'effluent de leurs égouts. Pendant ce temps, les municipalités françaises temporisent, rejetant la question de l'épuration dans les dernières tranches de leurs programmes d'assainissement, qui sont prévus pour s'étaler sur plusieurs années. Cela montre que chaque pays, malgré la circulation internationale des ingénieurs et des publications, possède des configurations particulières d'innovation et de résolution d'un même problème. Les documents trouvés dans les archives des villes françaises semblent en tout cas offrir au chercheur des premiers jalons vers une histoire connectée ou une histoire croisée de l'amélioration de l'environnement urbain2201.
Dominique Barjot, « L'analyse comptable : un instrument pour l'histoire des entreprises. La Société Générale d'Entreprises, 1908-1945 », Histoire, Économie et Société, n°1, 1982, p. 145-168.
Sophie Gourlaouen, La France et les politiques urbaines en Amérique latine. Réflexion sur l’hygiène et les infrastructures sanitaires (dernier tiers du XIXe siècle – années 1930), mémoire de Master 2 d’histoire moderne et contemporaine, université Lyon 2, septembre 2005 et Odile Georg, Xavier Huetz de Lemps, « La ville européenne outre-mer. Troisième partie : le temps de l'hégémonie XIXe-XXe siècle », dans Jean-Luc Pinol (dir.), Histoire de l'Europe urbaine, tome II, Paris, Éd. du Seuil, 2003, p. 411-551.
Carlos Gotlieb, « Buenos Aires et l'urbanisme français : douze lustres de fascination », dans André Lortie (dir.), Paris s'exporte, op. cit., p. 163-165.
AM Annecy, 4O 24, brochure Épuration des Eaux d'Égout & Eaux Résiduaires – Traitement bactérien – Procédé du « Septic Tank », Paris, Société Générale d'Épuration et d'Assainissement, s. d.
RHPS, juillet 1910, p. 780 : l'installation a même été visitée par une commission de la Ville de Paris en 1908.
Encart publicitaire souvent présent dans la Technique Sanitaire (années 1910).
Dr Kermorgant, « Assistance médicale et hygiène en Indo-Chine », RHPS, avril 1912, p. 420-421.
RHPS, juin 1911, p. 608 (B. Bezault sur Le Caire). Sur Jérusalem, Vincent Lemire, La soif de Jérusalem. L’eau dans la ville sainte. Enquêtes archéologiques, politiques hydrauliques, conquêtes territoriales (1840-1940), thèse d'histoire, université d'Aix-en-Provence, 2006. W. Francis Goodrich, The Economic Disposal of Towns’ Refuse, New-York, John Wiley, 1901, chapitres XXIX-XXIII.
Caroline Douki et Philippe Minard, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d'échelle historiographique ? Introduction », Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, 2007/5, p. 7-21. M. Werner, B. Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales HSS, 58-1, 2003, p. 7-36.