2/ L’affirmation progressive d’un génie urbain et sanitaire français

‘«[...] les industriels français, profitant de l'expérience des pays étrangers, ont créé un outillage perfectionné répondant aux besoins des cités modernes. » 2202

Pendant que les scientifiques et les techniciens sanitaires français voyagent et s’informent des expériences innovantes à l’œuvre dans le reste du monde occidental, leurs confrères architectes sont considérés comme des experts en matière d’établissement de plans de villes, et parcourent le monde au gré de leurs contrats avec des municipalités ou de leurs succès dans des compétitions urbanistiques. C’est le cas de Léon Jaussely à Barcelone, d’Henri Prost à Anvers ou de Donat-Alfred Agache pour la capitale australienne et la métropole brésilienne de Rio de Janeiro. En matière d’amélioration de l’environnement urbain, les circulations s’opèrent donc selon des directions différentes, au même moment, en fonction du champ de compétences. Si le génie sanitaire se trouve en position d’importateur d'inventions, l’urbanisme naissant est plutôt contraint de s’exporter pour compenser le manque de marchés au niveau national. Cette nuance apportée au schéma circulatoire en rappelle d’autres, récemment soulignées par l’historiographie des échanges d’expérience : ainsi Nora Lafi montre-t-elle comment les réformes du gouvernement urbain, dans l’Empire ottoman de la deuxième moitié du XIXe siècle, s’inscrivent dans un processus plus complexe que la simple importation d’un « modèle européen ». Elles sont également négociées entre Istanbul et les villes des diverses provinces de l’Empire, où les Européens jouent parfois un jeu ambigu2203. Une autre nuance doit être apportée, en distinguant les dispositifs au sein même de la technologie sanitaire : les importations se font moins en matière d'épuration de l'eau qu'en matière de déchets urbains. Rares sont les villes qui font appel à une firme étrangère pour épurer leurs eaux d'alimentation : on a déjà évoqué le cas d'Annecy, qui choisit des filtres d'une société américaine (mais la technologie est reprise peu après par le Français Émile Degrémont) ; Lectoure fait confiance à Andrew Howatson, mais celui-ci est installé de longue date à Neuilly et avait exposé à Paris en 1889 et 19002204. A notre connaissance, la liste des villes ayant contracté avec une société étrangère pour leurs eaux potables ne va guère au-delà.

Après la Première Guerre mondiale, il est frappant de constater que les Français ne jouent plus un rôle de premier plan dans les congrès d’hygiène urbaine et dans les échanges internationaux d'ingénierie sanitaire, quand ils n’en sont pas tout simplement absents. Dans un contexte d’accroissement de la spécialisation et de la technicité des champs du savoir, les médecins – comme d’autres catégories de « notables réformateurs » actifs au sein du Musée social avant le conflit – s’éclipsent du champ environnemental. Ce relatif retrait n’est pas du tout synonyme d’abandon de la participation des médecins-hygiénistes aux échanges internationaux d’expériences. Ceux-ci se poursuivent en matière d’hygiène sociale ou de « médecine préventive » (voir plus bas). L’amélioration de l’environnement urbain devient de plus en plus clairement le domaine des ingénieurs, dont le nombre se renforce à mesure que la diversité des formations s’accroît : les ingénieurs des Ponts et Chaussées voient arriver à leurs côtés de plus en plus d’ingénieurs diplômés de l’École des Travaux Publics de l’État, ou de l’École spéciale des Travaux publics de Léon Eyrolles. Les architectes-urbanistes et les administrateurs ou réformateurs « polyvalents » qui s’exercent à l’urbanisme en enseignant ou en préparant une thèse à l’Institut d’urbanisme de Paris complètent le paysage. Quelques pionniers du génie sanitaire, tel E. Rolants et E. Imbeaux, persistent dans leur internationalisme. Cependant, nous relevons peu d’indices d’une activité « transnationale » aussi intense que celle d’avant 1914. La première « International Conference of Sanitary Engineering », organisée à Londres par l'Institution of Sanitary Engineers, 7-12 juillet 1924, semble avoir un programme exclusivement anglo-saxon et ne fait l'objet que d'une petite mention dans la Technique Sanitaire 2205. Les ingénieurs de Paris (Boutteville) et de Lyon (Chalumeau) présentent des rapports aux Congrès du nettoiement de Londres (1931) et Francfort (1935), mais aucune répercussion n’est visible au niveau local. La communication d'informations relatives au nettoiement urbain en direction des adhérents de l'Union Internationale des Villes est assurée par le technicien belge Victor Van Lint, déjà âgé ; celle des données sur les eaux usées passe par des ingénieurs britanniques. Lors du Congrès de Lyon en 1934, le rapport le plus marquant sur les ordures ménagères est l’œuvre d’un haut fonctionnaire du Ministère de l'Hygiène britannique ; les exposés sur les dernières technologies proviennent d'ingénieurs étrangers et renforcent notre impression d'une marginalité de la technique hexagonale dans les réseaux d’échange, par exemple lorsque l’ingénieur polonais Rudolf Zygmunt évoque un système innovant inventé en France :

‘« le drainage urbain universel suivant la méthode imaginée par l’ingénieur hygiéniste français Pierre Gandillon. […] On a peine à comprendre qu’un système aussi habile, appliqué depuis 20 ans à Villeneuve-Saint-Georges (20 000 habitants) et dans de nombreuses autres villes françaises, ne trouve pas plus d’applications dans les autres pays ou ne provoque pas plus d’ardentes controverses dans la littérature technique mondiale. »2206

Ainsi, l’entre-deux-guerres marque l'affirmation d’une technologie française et d'entreprises nationales capables de satisfaire la demande urbaine. Un discours francophile similaire est repérable dans les rapports et brochures produits par les municipalités de Biarritz et de Toulouse, comme s'il avait été suggéré par leur adjudicataire commun, la CAMIA2207. A cela s'ajoute une réticence explicite à l’égard des procédés étrangers. Les entreprises nationales obtiennent des marchés dans l'Empire colonial, dans le reste de l'Europe, en Asie ou en Amérique latine mais, sauf exception, leurs concurrentes étrangères n’intéressent guère les édiles français, qui leur interdisent même, dans bien des cas, la participation aux concours. La municipalité de Rennes précise même, dans son avis de concours pour le traitement de ses eaux potables, que tout candidat doit s’engager à « n’utiliser dans les installations qu’il pourrait proposer que des matériaux ou appareils d’origine française »2208. La ville de Lyon est une exception notable en la matière, son maire Édouard Herriot ayant beaucoup regardé du côté de l’Allemagne les expériences urbanistiques, tant en matière d’aménagement des abattoirs et des hôpitaux, que d’épuration des eaux usées, dans un mouvement d’attrait pour le modèle germanique, partagé avec les hygiénistes lyonnais. Antoine Joulot, ingénieur de la CAMIA, principale société française d’incinération et seule représentante de l’hexagone au concours organisé par la municipalité lyonnaise, fait valoir à plusieurs reprises l’argument d’une préférence légitime à accorder à l’industrie nationale2209. Lors de son audition devant la commission, il explique que « d’un côté c’est l’Europe et de l’autre la France ; j’espère que dans cette compétition internationale nous n’aurons pas notre Waterloo »2210. Les partisans du traitement des ordures en vue d’une utilisation agricole utilisent la même rhétorique nationaliste en condamnant l’incinération, invention anglaise : « ce système importé d’Angleterre ne peut s’adapter à nos besoins ; ce qui est vrai en Angleterre ne l’est plus en France »2211. Cependant, tout en demandant que le travail de construction d'appareils non brevetés soit réservé prioritairement à l'industrie lyonnaise2212, la municipalité de Lyon décide de traiter avec la société berlinoise BAMAG, concessionnaire des procédés anglais Heenan & Froude, qui cède ensuite, fin 1930, l’exploitation du brevet pour la France à l’Union des Services publics (USP), société concurrente de la CAMIA2213. L'USP écrit dans une brochure : « il n’était pas logique que les Villes françaises dussent recourir à une maison allemande pour bénéficier des procédés anglais « HEENAN & FROUDE Ltd. » et l’Union de Services Publics intervint »2214. Concurrence qui peut également, une fois ce rachat effectué, se transformer en complémentarité puisque la brochure sur l'usine d'incinération de Lyon affirme que désormais, l'USP « bénéficie de l'expérience des trois grandes nations industrielles d'Europe : l'Angleterre, l'Allemagne et la France »2215. D'ailleurs, l'USP a besoin des références étiquetées « Heenan » ou « Bamag », pour affirmer que les systèmes dont elle est concessionnaire sont appliqués dans plus de trois cents villes sur le globe2216. Quant à la CAMIA, désireuse de « continuer à défendre à l'étranger l'industrie française et d'excellents appareils français »2217, elle proteste même auprès du ministre de l'Intérieur... et perd Antoine Joulot qui rejoint l'USP pour laquelle il travaillera jusqu'à sa mort (1955).

L’antigermanisme et le patriotisme, en incinération et en épuration des eaux usées, expliquent l’échec à peu près général, dans les villes de notre enquête, des propositions faites aux édiles de bénéficier des prestations en nature du plan Dawes. Le début des années 1930 marque cependant la reprise de démarchages pour des entreprises ou des procédés allemands : c'est le cas du système de compression pour bennes à ordures ménagères « Kuka », qui fait l'objet de publicité de la part d'une société luxembourgeoise puis d'une société alsacienne2218. Un ingénieur-conseil bruxellois publie ensuite, en 1933, un article dans La Technique sanitaire sur cette méthode qui séduit des villes aussi diverses que Prague, Buenos-Aires, Luxembourg ou Stockholm2219. De nouvelles firmes apparaissent également comme des concurrents sérieux en matière d'incinération, telle la LURGI-Gesellschaft, entreprise basée à Francfort, qui réalise la nouvelle usine de Hambourg au début des années 1930 et se targue même d'une référence à Shanghai2220. Après la deuxième guerre mondiale, un procédé danois (« Dano ») figure parmi les nouvelles méthodes de fermentation, avec pour vitrine la ville jurassienne de La Chaux-de-Fonds2221.

Les autres innovations du génie sanitaire n'échappent pas au double phénomène de patriotisme et de préférence pour une spécificité française : la « verdunisation » porte le premier objectif jusque dans son nom et part même à la conquête du monde. « Nous la voyons appliquée en Espagne, à Séville ; au Portugal, à Lisbonne ; en Suisse, à Genève ; au Sénégal, à Dakar ; en Cochinchine, à Saïgon. Nous la voyons laissant derrière elle, partout où elle passe, un sillon de bienfaits et un chœur de reconnaissance dans toutes les parties de la France et dans des points très importants à l'Étranger et aux Colonies, bienfaits qui ont commencé pour la patrie pendant la lutte angoissante de la bataille de Verdun, en maintenant intacte la santé des héroïques combattants »2222. Les problèmes de transferts internationaux se posent aussi dans le sens de l'importation : ainsi, Cannes échoue à obtenir le « Stereophagus », appareil britannique de dilacération des eaux d'égout (broyage des matières solides qu'elles contiennent), commercialisé par la firme Parson's. « Des démarches pour obtenir ces appareils n'ont pu aboutir et nous avons été dans l'obligation, sous peine de ne pouvoir réaliser notre programme, d'étudier et de faire construire un appareil dilacérateur nouveau, par la firme française réputée, la société Rateau. »2223

On peut s'étonner du contraste entre cette affirmation nationaliste de l'industrie des dispositifs d'hygiène urbaine et l'accroissement de l'internationalisation de l’hygiène sociale et de la médecine préventive durant l'entre-deux-guerres, au moyen de l’Organisation d’hygiène de la SDN et de ses voyages et échanges de personnel sanitaire2224. Quelques Français y jouent un rôle important, dont le professeur Léon Bernard, qui donne le premier « Cours international d’hygiène », financé par la SDN, à l’université de Paris en janvier 19272225. Jacques Parisot, ancien directeur du bureau d'hygiène de Nancy, rejoint l'équipe installée à Genève. Mais les Français ne sont plus vraiment à l'avant-garde de l’Internationale scientifique en matière d’hygiène urbaine, alors que la Revue d’hygiène témoigne que les échanges internationaux d’expériences n'ont pas cessé depuis la Belle Époque2226. Lorsque renaissent des Congrès internationaux consacrés à l'hygiène, c'est un comité tchèque qui assure l'organisation de la première session (Prague, 1930) : les pays majeurs des Congrès internationaux d'hygiène et de démographie d'avant 1914 ne sont plus vraiment présents. Enfin, les Congrès de l'Union Internationale des Villes sont une autre preuve de la dimension transnationale du processus de l'amélioration de l'environnement urbain. Se limiter à ces paroles du professeur Blanchard, pendant la première guerre mondiale : « comme il arrive si souvent, les idées naissent en France; mais, tandis que nous hésitons et ne savons que décider, l'étranger s'en empare et les applique »2227, serait donc tomber dans le piège d'une réflexion des hygiénistes toujours hantée par la question du prestige national.

Tentons d'utiliser avec discernement le discours relatif à l'étranger. A la lueur des renseignements glanés dans les documents produits par l'échange de l'information, nous dégagerons quelques pistes d'explication des différences relevées entre la situation française et celle des autres nations urbanisées de l'époque.

Notes
2202.

Paul Bernard, Les solutions modernes du problème des ordures ménagères et leur application en France, thèse citée.

2203.

Nora Lafi, « Mediterranean connections : the circulation of municipal knowledge and practices at the time of the Ottoman reforms, c. 1830-1910 », article cité.

2204.

Une brève deLa Technologie Sanitaire évoque Howatson en ces termes : « l'ingénieur bien connu de Neuilly-sur-Seine qui a déjà conduit plusieurs délégations de spécialistes en Angleterre » (supplément au n°6, 15 octobre 1896, p. 66).

2205.

TSM, mai 1924, p. 120.

2206.

Conférence internationale de l’Union internationale des villes, 2e partie, « La Collecte et la Destruction des Ordures Ménagères », Lyon, 1934, p. 109. En fait de « nombreuses autres villes », il s’avère que le système est appliqué dans des quartiers de Dieppe et de Rouen.

2207.

AM Saint-Étienne, 4O 1, brochure Ville de Toulouse. La Cité Industrielle Municipale du Ramier-du-Château (s. d., vers 1932-1933) et AM Biarritz, 1M 41, Examen succinct des procédés actuels d'incinération d'ordures ménagères, rapport dactylographié, s. d.

2208.

RM, janvier 1939, p. 3353.

2209.

AM Lyon, 923 WP 269, lettre au maire de Lyon, 25 avril 1929 : voir aussi chapitre VII, paragraphe D/2.

2210.

AM Lyon, 937 WP 157, procès-verbaux de la commission d’incinération des immondices, audition des concurrents, 28 décembre 1929, p. 19.

2211.

AM Chambéry, 1O 93, lettre de la Société de Grands Travaux et d’Assainissement Général Urbain au maire de Chambéry, 11 octobre 1935.

2212.

AM Rouen, 1I 17, copie de la lettre de la Fédération des Syndicats de la Construction mécanique au sous-secrétaire d'État à l'économie nationale, 29 mai 1931.

2213.

L’Union des Services Publics édite ensuite, en 1933, une brochure consacrée à l’usine d’incinération de Lyon.

2214.

AM Aix-les-Bains, 1O 295, note dactylographiée présentant l'Union des Services publics (envoyée probablement avec le dossier de propositions de la société le 20 mars 1934).

2215.

Ibid., brochure L'usine d'incinération des ordures ménagères de la ville de Lyon (U.S.P, 1933).

2216.

AM Biarritz, 1M 40, circulaire de l'Union de Services Publics, 3 décembre 1932.

2217.

AM Lyon, 959 WP 102, lettre de la CAMIA au maire de Lyon, 24 avril 1930.

2218.

AM Biarritz, 1M 40, lettre de l'Office d'Études Techniques, Luxembourg, 7 octobre 1932 et note dactylographiée intitulée « Nouvelles décisions des autorités communales en faveur du système KUKA pour le transport exempt de poussière des immondices ». Un procédé concurrent, le système Faun, est appliqué à Colmar.

2219.

Raymond Standaert, « Les méthodes modernes de garde et d’enlèvement des résidus ménagers dans les villes », TSM, février 1934, p. 26-31, suivi dans TSM, mars 1934, p. 52-60 et TSM, avril 1934, p. 74-79. Tirés à part édités et envoyés à diverses villes, dont Saint-Étienne (AM Saint-Étienne, 1I 121).

2220.

AM Biarritz, 1M 40, lettre de A. Rolland, 30 juin 1931.

2221.

AM Brive, 2O 117, lettre de la société MAITRAP, 28 décembre 1955 et note dactylographiée décrivant la station de La Chaux-de-Fonds.

2222.

Philippe Bunau-Varilla, Guide pratique et théorique de la verdunisation, Paris, J-B. Baillière et fils, 1930, p. 14.

2223.

AM Cannes, 7O 12, rapport dactylographié : « Les égouts de Cannes. Exposé et conclusions des études et des expériences de la Commission de l'assainissement », par Paul Jeancard, ingénieur des Arts et Manufactures, conseiller municipal (octobre 1933).

2224.

L’hygiène urbaine est relativement marginale dans les travaux du Comité d’hygiène de l'institution internationale (un voyage d’étude sur le génie sanitaire est organisé en Grande-Bretagne en 1931). En outre, l’esprit de la coopération n’est plus le même : le Dr François, membre d'un voyage d'études organisé en Belgique par la SDN, s'épanche sur l'amitié franco-belge en dessinant de ses hôtes un portrait idéal, opposé à celui des Allemands. « Les Belges sont incontestablement pacifiques […] à l’inverse des peuples qui n’ont rien appris et tout oublié, ils se souviennent ». Dès le premier congrès d’hygiène français de l’après-guerre, on affirme d’ailleurs : « La guerre nous a appris à mieux connaître nos voisins d’Outre-Rhin et nous rendra, je l’espère, plus circonspects à leur endroit aussi bien qu’à l’égard de toutes leurs productions, scientifiques et autres ; la victoire doit libérer notre cerveau du souvenir pesant de nos défaites de 1870, nous rendre plus confiants en nous-mêmes, en notre art, en notre industrie, en notre génie scientifique » (Revue d'hygiène, février 1926, p. 99).

2225.

« Un cours international d’hygiène à la Faculté de Médecine de Paris », Revue d’hygiène, février 1927, p. 135-137.

2226.

J.J. Van Loghem [professeur d’hygiène à l’université d’Amsterdam], « La purification biologique des ordures des maisons et des rues », Revue d'hygiène, avril 1926, p. 321-326.

2227.

« La propagande hygiénique par l’affiche et le cinématographe », RM, 1er octobre 1916, p. 266.