1/ La France du Génie sanitaire urbain, une nation culturellement « en retard » ?

‘« Bien que ce travers commence à s’atténuer, les Français raillent encore volontiers toutes les mesures d’hygiène. »2234

Si l'on rassemble les remarques éparses présentes dans les publications dépouillées, plusieurs traits caractériseraient le retard de la France sur ses voisins. Bien que produisant des savants universellement renommés (le culte de Pasteur est à ce titre intéressant), elle serait moins apte à former des techniciens, à utiliser la « science appliquée » aux problèmes de salubrité : « nous sommes sous ce rapport en retard sur les peuples qui nous entourent. L’Allemagne et l’Angleterre possèdent depuis longtemps déjà des "Ingénieurs sanitaires", titre qui fait sourire en France beaucoup de gens », écrivait-on au début de la période étudiée2235. L'argument est, dans ce cas, utilisé à des fins de légitimation d'une institution qui prétend combler une lacune nationale : « Ces "ingénieurs sanitaires" ont rendu d’immenses services et leurs organes : le Gesunheits-Ingenieur  en Allemagne, le Sanitary Engineer en Angleterre, peuvent revendiquer une bonne partie des résultats admirables obtenus dans ces deux pays. En Italie, l’Ingegneria Sanitaria joue le même rôle »2236. L'avènement du « génie sanitaire » français se fait donc par l'initiative privée et la dénonciation concomitante du manque de réseaux et de structures officielles, dans un contexte plus général d'intérêt pour l'enseignement technique (en Allemagne, par exemple)2237. Edmond Bonjean remarque de façon optimiste mais peu représentative, qu'il est « étonnant de constater tout ce qui est sorti de nos laboratoires et de nos stations expérimentales avec les faibles ressources dont on dispose en comparaison des moyens dont on dispose dans d’autres pays »2238. Le génie sanitaire serait donc un domaine peu enseigné et un champ de compétences moins structuré par les associations qu’à l’étranger. En Grande-Bretagne, dès le début du XXe siècle – et peut-être même avant – existe une association des directeurs de stations d’épuration des eaux d’égout (alors qu'à cette époque les stations municipales dans l’hexagone se comptent sur les doigts d’une main...) et une autre dévolue aux Municipal Waterworks, regroupant les directeurs de distributions d’eau potable2239. Pour un auteur de la Technique Sanitaire et Municipale, l'individualisme, répandu chez les élites techniques2240, serait préjudiciable aux perfectionnements techniques : « Les ingénieurs français devraient montrer les uns vis-à-vis des autres un peu de confiance, fonder également des associations de spécialistes pour s’entraider et – en commun – surmonter les difficultés qu’ils sont tous les jours amenés à rencontrer. Ils n’auraient plus besoin, comme malheureusement ils sont forcés de le faire aujourd’hui, de chercher tous les renseignements dont ils ont besoin dans des publications étrangères »2241. Le champ des publications techniques manifeste ce décalage entre la France urbaine et les autres pays. Dans le monde anglo-saxon, les périodiques consacrés entièrement ou presque entièrement au génie sanitaire sont nombreux2242. Rien qu'en Grande-Bretagne, les techniciens municipaux peuvent lire, par exemple, The Cleansing Superintendent (édité à Edimbourg), The Surveyor, Municipal Engineering and the sanitary record ou The Journal of the Institution of Municipal and County Engineers, tous édités à Londres. Leurs homologues états-uniens ont également le choix, parmi Municipal Sanitation, The American City, Engineering News-Record, Public Works, Water Works, Sewage-Works Journal. En France, La Technique Sanitaire et Municipale règne sur un désert, surtout après 1914, même si les médecins hygiénistes peuvent lire Le Mouvement Sanitaire. Dans Les Tablettes documentaires municipales, qui publient chaque semaine une revue de la littérature internationale sur le sujet, la France est cruellement absente de la rubrique « Eaux – égouts – immondices ».

Nombre de références et proportion par pays des brèves des Tablettes documentaires municipales
  Total États-Unis G-B Allemagne Benelux France Autres
Nombre 145 52 37 22 13 13 8
Proportion d'articles (%) 100% 36 25 15 9 9 6

Mollesse des élus ? Inertie ? Peur de la nouveauté ? Les premiers ingénieurs sanitaires peinent à trouver des explications pour justifier le retard à l'équipement en dispositifs techniques, qu'ils constatent, par rapport aux autres grandes nations industrialisées. Un ingénieur qui avait eu l'expérience de l'étranger (il avait installé des filtres à sable à Odessa dans les années 1870 avant de recommander en vain leur adoption à Paris), met en cause l'Administration : elle « s’oppose souvent à des inventions qui ont fait leurs preuves à l’étranger et dont l’adoption serait un réel progrès. »2244 Quelques décennies plus tard, le nouvel organe des médecins hygiénistes français convoque l'argument des mentalités :

‘« C'est un sujet d'étonnement pour les étrangers séjournant sur notre territoire, de constater que, dans la Patrie de Pasteur, l'Hygiène est presque partout négligée. Cette contradiction qui les choque, nous la ressentons aussi […]
Pourquoi l'hygiène appliquée est-elle si négligée dans cette France où est née l'Hygiène scientifique ?
Une des causes du peu d'avancement de l'Hygiène en France se trouve dans le caractère national. L'individualisme des Français se prête mal aux œuvres d'ensemble, aux efforts concertés et soutenus. Or, l'Hygiène exige que l'individu se soumette à une discipline dans l'intérêt général...» 2245

Ce thème des comportements traverse les discours de l'entre-deux-guerres. On le retrouve dès l'introduction du Précis d'hygiène rédigé par des professeurs lyonnais (Jules et Paul Courmont et A. Rochaix) qui s'étaient rendus plusieurs fois en mission en Allemagne :

«   Notre mentalité est antihygiénique, parce que nous sommes des frondeurs et des indisciplinés. L’hygiène n’est possible qu’avec le sentiment de l’altruisme. […] Or, nous manquons, en France, de ces trois qualités principales : la foi en la science, la discipline, l’altruisme. Nous avons à liquider un lourd héritage de défauts d’orgueil et d’individualisme à outrance, qui ont pu autrefois constituer des qualités, mais qui ne sont plus de mise dans la lutte actuelle pour la vie et la santé. L'avenir est aux peuples scientifiques et disciplinés, bien plus qu'aux nations braves, intelligentes, mais insouciantes et frondeuses. Si nous ajoutions la discipline à nos autres qualités, nous redeviendrions le premier peuple du monde. Pourquoi ne pas essayer ? » 2246

Malgré l'abondance des références aux expériences à l'œuvre dans les agglomérations anglo-saxonnes et germaniques, une conclusion dans le sens d'une supériorité technique ou culturelle serait hâtive. Des filtres culturels ont pu exister, même au sein d'une profession très axée sur l'échange comme le sont les ingénieurs et les hygiénistes. C'est ce que montre le cas du chlore, refusé en France avant 1914 ; les spécialistes français ne masquent pas, sauf exception, leur dégoût du chlore, massivement employé par leurs collègues américains. Ils ne voilent pas leur critique à l'égard des « illusions dont on s’est bercé de l’autre côté de l’Atlantique » : « on distribue aux habitants des villes américaines presque exclusivement des eaux de rivières de la plus médiocre qualité […] et que ne leur fait-on pas subir à ces eaux quand on prétend les améliorer ! Nous citerons à titre d’exemple ce qui se passe à Columbus : l’eau y est d’abord traitée par la chaux et la soude pour corriger sa trop grande dureté ; on la clarifie ensuite, et on la débarrasse d’un excès de matière organique à l’aide du sulfate de fer, de l’alumine, et d’une filtration rapide : finalement, depuis quelque temps, on la désinfecte par le chlorure de chaux »2247. De façon réciproque, on pourrait dire la même chose de la stérilisation des eaux par l’ozone, qui perce dans l'Hexagone alors que de l'avis des contemporains, elle avait échoué en Allemagne, et qu'elle est quasiment absente des marchés anglo-saxons. Ainsi, la transnationalisation des échanges n'empêche pas l'existence de filtres qui ne laissent passer que certains éléments. La gestion sanitaire de l'environnement urbain a certainement des spécificités nationales sur lesquelles il faudrait se pencher.

En tout cas, certains experts de l'époque étudiée soulignent que tout n’est pas parfait dans les exemples étrangers et que la France n'a pas forcément à rougir : « Nos procédés de désinfection et d’assainissement sont aussi perfectionnés, sinon plus, que dans tout autre pays et aucun ne possède les garanties d’efficacité que nous exigeons en France »2248. Pour expliquer la différence du taux d'équipement des villes, mise en valeur par Imbeaux sur la question des distributions d'eau et infrastructures d'égouts2249, ils en reviennent alors très souvent au même constat : le manque de volonté politique.

Notes
2234.

Revue pratique d'hygiène municipale, mai 1907, p. 199.

2235.

Le Génie sanitaire, n°1, 15 mai 1891, p. 18. 

2236.

Ibid.

2237.

Signe de l'intérêt du voisin outre-rhénan pour les choses de la technique, dans les années 1890 on va jusqu'à créer un cours d’hygiène pour les députés et les membres de la Chambre des Seigneurs (Le Génie sanitaire, mai 1894, p. 77).

2238.

« Conservation et protection des eaux superficielles et souterraines, projet de loi, enquête en vue de son application », RHPS, juin 1910, p. 621.

2239.

Fondée en janvier 1896 (La Technologie Sanitaire, supplément au n°14, 15 février 1896, p. 136). A la fin 1913, elle comptait « 121 membres représentant 45 entreprises alimentant 16 738 000 habitants ». (L'eau, novembre 1913, p. 134) Les synthèses des avancées présentées lors des congrès de ces associations spécialisées, sont publiées dans la revue The Surveyor et reprises assez souvent dans les années 1920 dans la RHPS. Sur le thème de l'avance britannique en matière d'associations, voir aussi les propos de M. Huet dans Le Génie sanitaire, 15 avril 1898, p. 5.

2240.

Témoignage qui corrobore la vision de François Caron : les institutions scientifiques et techniques françaises seraient marquées par un « esprit à la fois fortement centralisateur et très fortement individualiste », (« Histoire technique et histoire économique », article cité, p. 15).

2241.

A. Marnier, « Les associations d’ingénieurs à l’étranger », TSM, septembre 1908, p. 208.

2242.

En 1913 et 1914, La Technique Sanitaire publie une rubrique intitulée « Liste des Journaux », dans laquelle l'écart entre les publications françaises et les publications britanniques ou états-uniennes est flagrant.

2243.

Ce tableau exploite les articles parus dans la rubrique « Eaux – égouts – immondices » dans les numéros 54 à 63 des Tablettes documentaires municipales (1925-1926). Les États-Unis sont le seul pays dont il est parlé à chaque numéro ; la France ne doit son score qu'au numéro 63 où 9 brèves se réfèrent à des articles du Mouvement Communal.

2244.

E. Kern, RHPS, novembre 1909, p. 1180.

2245.

Le Mouvement sanitaire,n°1, 1924, p. 11-12.

2246.

Précis d'hygiène, 4e édition, par P. Courmont et A. Rochaix, Paris, Masson & Cie, 1932, p. 6-7.

2247.

Dr E. Arnould, « Revue critique : la stérilisation des eaux de boisson par les hypochlorites alcalins », RHPS, octobre 1912, p. 1036-1039.

2248.

« Conservation et protection des eaux superficielles et souterraines, projet de loi, enquête en vue de son application », RHPS, juin 1910, p. 620.

2249.

E. Imbeaux, « Comparaison de la situation des villes françaises et des villes allemandes au point de vue de l’assainissement (égouts et épuration des eaux d’égout) », RHPS, octobre 1909, p. 993-1002. En France, vers 1908, sur 643 communes de plus de 5 000 habitants, 320 n’ont encore aucun égout, 257 ont des égouts pluviaux « et formant un réseau généralement ancien, fort incomplet et défectueux » ; enfin, 66, soit seulement 10 %, appliquent le tout-à-l’égout, « mais plus ou moins complètement ». De l'autre côté du Rhin, la proportion de villes du Reich de plus de 5 000 habitants possédant un réseau d'égouts est de 256 sur 719 (soit 36%), destinée, selon Imbeaux, à passer très vite à 394 villes (55%).