2/ Des spécificités institutionnelles, gestionnaires et juridiques ?

En effet, l'organisation administrative et le manque d'efficacité de l'autorité supérieure sur les communes sont présentés comme un facteur de l'évolution plus lente des progrès sanitaires en France. En Allemagne, selon un rapport du professeur Vaillard à l’Académie de Médecine,« les pouvoirs publics luttent plus énergiquement qu’en France contre l’incurie des communes, pour exiger d’elles l’alimentation en eau potable de leurs administrés […] on est déjà arrivé à des résultats très satisfaisants en obligeant les municipalités à abreuver leurs administrés d’eau pure »2250. Il confirme un témoignage plus ancien du professeur Brouardel : « en Allemagne, un ordre de l’autorité supérieure adressé aux municipalités est immédiatement exécuté, l’eau suspecte est immédiatement remplacée par de l’eau pure »2251. Du côté français, le manque d'impulsion de l'État – résultant notamment de l'inapplication de l'article 9 de la loi de 1902 – laisserait les municipalités libres d'ajourner ou d'abandonner leurs promesses de travaux d'assainissement, perçus comme des dépenses inutiles, improductives : « malgré les bonnes volontés, on peut affirmer que peu de travaux d’assainissement ont été réalisés. Cela tient en partie au coût élevé des installations que les techniciens doivent chercher à prévoir le plus simplement possible, et aussi à l’incompréhension de l’utilité que présentent ces œuvres au point de vue sauvegarde de la vie humaine »2252. Les contemporains en reviennent donc toujours aux critiques de l'Etat, exploitant, comme dans le domaine de l'urbanisme naissant, les références aux organisations législatives ou administratives étrangères.

Les municipalités ont donc été les agents du changement, en France comme ailleurs2253. Leur activité s'est inscrite dans un contexte de faiblesse d'une expertise étatique susceptible de les conseiller et de promouvoir des procédés techniques2254. Le manque d'appui de la part du pouvoir central qui se prolonge jusqu'à la Seconde Guerre mondiale2255 était déjà ressenti par Georges Bechmann à la fin du XIXe siècle :

‘« L’administration elle-même, sans qui on ne fait rien ou presque rien en France, semble n’avoir pas de doctrine arrêtée : en matière d’assainissement elle n’a point donné jusqu’ici d’impulsion utile, elle ne vient pas en aide à l’initiative locale. Deux choses sont nécessaires pour modifier cette situation : une organisation de l’autorité sanitaire, qui fait complètement défaut, et un enseignement spécial à tous les degrés, qui n’existe pour ainsi dire pas et qui pourrait exercer une très heureuse influence sur les idées générales ; en même temps que contribuer à la formation d’un personnel technique spécial. » 2256

Leur manque de réactivité à l'égard de l'introduction d'innovations techniques peut avoir, quant à lui, plusieurs causes : d'abord, un éloignement certain des préoccupations des édiles, démontré a contrario par l'intérêt des maires ingénieurs (à Chartres ou Châteaudun, par exemple). Ensuite, la sensation que le dispositif technique, qu'il se situe au tout début (usine d'épuration de l'eau potable) ou en toute fin (station d'épuration des eaux d'égout) du réseau et du circuit de distribution, était moins urgent que la fourniture d'un service de base aux citadins. Les considérations financières ont parfois renforcé des réticences à ajouter des dépenses supplémentaires au coût de base d'une infrastructure, ce qui s'est révélé dramatique à Hambourg en 18922257. Enfin, les débats techniques, jamais complètement résolus dans les associations et revues spécialisées, ont dû laisser beaucoup d'ingénieurs municipaux perplexes et peu enclins à pousser leur municipalité à prendre des risques, dans un contexte de tensions budgétaires (années 1920-1930) ou de concurrence d'autres impératifs (logement populaire et œuvres sociales municipales)2258. Nous relèverons également le poids relativement faible des ingénieurs dans la modernisation urbaine de la première moitié du XXe siècle : ceux-ci investissent peu, contrairement à leurs collègues d'autres nations, le champ de la technique et encore moins celui de l'invention. Le génie sanitaire fut, en France, un domaine de pionniers plutôt marginaux (des architectes, quelques centraliens ou ingénieurs civils des Mines), où l'on ne pouvait pas espérer autant de prestige quand dans les grands travaux du génie civil (ponts, barrages, etc.)2259.

Les documents produits par la diffusion des informations sur les innovations de l'ingénierie sanitaire, depuis les années 1880, permettent ainsi de faire une histoire environnementale de l'urbain qui ne retrace pas uniquement les situations locales, mais qui réfléchisse également de manière transnationale et globale, en étudiant les échanges de techniques et les différences culturelles et administratives entre pays.

Les rythmes de diffusion des innovations du génie sanitaire sont bien différents entre la France, les pays anglo-saxons et l'Allemagne. Si l'on émet l'hypothèse que chaque pays constitue un « système d'acteurs », où interagissent administration centrale, municipalités, experts, entrepreneurs, etc., on rejoint donc un principe des études sur la diffusion des innovations : le système a un effet direct sur la diffusion, par ses normes et ses propriétés. Cette recherche, menée à partir d'un terrain français, pourrait déboucher sur des travaux ultérieurs visant à déceler l'existence de spécificités nationales, étatiques, ou propres aux villes de chaque pays, qui expliqueraient l'inégalité des rythmes d'implantation de l'édilité technique. Mais le problème d'une géographie de l'innovation et des politiques urbaines est complexe, et doit être abordé avec précaution. Des représentations préexistantes qu'il faut déconstruire ont bien souvent été appliquées pour décrire des styles nationaux de politique : Frank Uekoetter, étudiant en parallèle les politiques de régulation de la pollution de l'air en Allemagne et aux États-Unis, souligne qu'une étude fine démontre souvent l'inverse de ce que l'on pourrait conclure en prenant pour acquises des idées sur les spécificités de chaque pays2260. De même, les éloges récurrents des modèles anglo-saxons et germaniques avant 1914 traduisent peut-être moins une réalité, si l'on en croit les travaux d'histoire environnementale menés sur ces deux pays2261, qu'une configuration où des acteurs de l'hygiène urbaine en France instrumentalisent la référence étrangère pour se légitimer.

Nous avons dégagé une chronologie spécifique de l'engagement des hygiénistes français dans les réseaux internationaux de circulation de l'information en matière de technique sanitaire. Avant 1914, nous sommes bien dans l'« Internationale scientifique ». La diffusion s'opère par un petit nombre de villes quasiment toutes en contact avec les foyers innovateurs étrangers ; la France ne possède que peu d'acteurs de l'innovation. Après 1918, une contagion s'opère selon les secteurs : l'épuration de l'eau potable ou le traitement des ordures ménagères paraissent plus nécessaires aux élus locaux que le traitement des eaux d'égout, domaine dans lequel les successeurs du docteur Calmette sont discrets et peu nombreux ; une offre spécifiquement française peut répondre à leurs besoins et les voyages se raccourcissent. Alors que l'Union Internationale des Villes met à la disposition des municipalités une offre documentaire considérable, les traces de l'exploitation d'un tel outil sont très rares. Si le contexte économique difficile de l'entre-deux-guerres explique certainement des tendances à repousser la réalisation de certains projets (en particulier les stations d'épuration), il se révèle insuffisant comme facteur de compréhension des différences entre la France et les grandes nations urbanisées. Les situations juridiques, administratives, géographiques, culturelles, ne sont pas identiques ; les corporations et boroughs britanniques, confrontés à une pollution précoce de cours d'eau relativement petits comparés aux rivières et fleuves français, durent prendre des risques dans un contexte juridique qui leur était peu favorable. Les administrations locales américaines, également soumises au risque des procès, furent largement aidées de subventions du New Deal. Les autorités centrales belges et germaniques créèrent également des incitations (notamment par l'intercommunalité), pour chercher à résoudre des problèmes environnementaux qui ne faisaient que commencer.

Illustration : une représentation graphique spectaculaire du volume annuel des ordures collectées en Angleterre et au Pays de Galles
Illustration : une représentation graphique spectaculaire du volume annuel des ordures collectées en Angleterre et au Pays de Galles J.C. Dawes, « Service de la propreté publique en Angleterre et Pays de Galles », Conférence internationale de l’Union internationale des villes, 2e partie, « La Collecte et la Destruction des Ordures Ménagères », Lyon, 1934, p. 11.
Notes
2250.

L’eau, 15 février 1910, p. 17.

2251.

L’hygiène. Discours prononcé à la séance d’ouverture de la session de l’Association française pour l’avancement des sciences tenue à Boulogne-sur-Mer le 14 sept 1899 par P. Brouardel, Paris, J-B. Baillière et fils, 1899, p. 5.

2252.

Émile Mondon, Assainissement général des villes et des petites collectivités, tome IV Partie administrative, Paris, Dunod, 1934, p. 393.

2253.

Joel Tarr a mis en avant le lien du processus de municipalisation de la distribution d'eau aux États-Unis avec le désir d'améliorer la qualité du service, dans G. Dupuy et alii, Réseaux territoriaux, Caen, Paradigme, 1988, p. 106-113.

2254.

En 1912, un projet de loi pour la préservation des cours d'eau prévoyait la création d'un laboratoire destiné à développer les travaux sur les procédés d'épuration, mais le projet n'aboutit pas (RHPS, juin 1912, p. 701).

2255.

Pour l'entre-deux-guerres, voir supra, chapitre V, § C.

2256.

G. Bechmann, Le Génie sanitaire, septembre 1895, p. 133.

2257.

Richard Evans, Death in Hamburg, op. cit.

2258.

On sent la frustration de l'industriel B. Bezault face à la prudence des propos de l'expert du secteur public (F. Diénert) dans son article « L’épuration des eaux d’égouts en France depuis 25 ans », TSM, mai 1925.

2259.

Pour des réflexions sur l'identité des ingénieurs français, dans la longue durée, Antoine Picon, « French Engineers and Social Thought, 18-20th Centuries : An Archeology of Technocratic Ideals », History and Technology, vol 23/3, septembre 2007, p. 197-208.

2260.

Frank Uekoetter,The Age of Smoke : environmental policy in Germany and the United States, 1880-1970, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2009, p. 16-17.

2261.

John Sheail, An Environmental History of Twentieth-Century Britain, Basingstoke, Palgrave, 2002 et Charles Closman, « Holding the Line. Pollution, Power and Rivers in Yorkshire and the Ruhr, 1850-1990 », art. cité.

2262.

J.C. Dawes, « Service de la propreté publique en Angleterre et Pays de Galles », Conférence internationale de l’Union internationale des villes, 2e partie, « La Collecte et la Destruction des Ordures Ménagères », Lyon, 1934, p. 11.