Conclusion

Au terme de ce long survol de quelques dizaines de villes sur plus d'un demi-siècle, nous voudrions synthétiser les acquis de notre enquête sur la modernisation urbaine en France, de la Belle Époque aux Trente Glorieuses, avant d'esquisser des conclusions relatives aux manières d'écrire l'histoire des villes contemporaines et d'envisager les prolongements possibles de ce travail.

L'histoire urbaine de ces vingt dernières années a démontré le poids pris par les villes et les pouvoirs locaux dans la modernisation de la société, appuyée par des travaux récents de science politique soulignant leur rôle de troisième force entre les citoyens et les États-nations en voie de construction ou de renforcement à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. À cette époque, ce sont les municipalités qui ont offert aux citadins les moyens d'instruire leurs enfants, ce sont encore elles qui ont inventé des solutions institutionnelles – en complément/concurrence des « philanthropes » – aux grands problèmes sociaux issus de l'industrialisation, ce sont toujours elles qui ont cherché à encadrer les nouvelles formes de sociabilité et de loisirs ; c'est la société urbaine qui a vu naître une culture de la modernité2263. Les mutations matérielles, rapides et profondes, de l'espace urbain, ont apporté aux administrateurs de grands défis, tout en contribuant au développement d'infrastructures techniques qui ont permis une amélioration considérable, en quelques décennies, de la qualité de vie : les équipements du génie sanitaire étudiés ici en font partie.

A travers cet objet, loin de ne concerner qu'une histoire des techniques ou de l'environnement, on conçoit que l'histoire des villes ne peut se réduire, ni à une lecture monographique, ni à une approche centrée sur les actions de l'État central. Sans vouloir discuter l'idée que « l'État hygiéniste s'est développé sur le terrain de ce qu'il est convenu d'appeler le social »2264, on aura compris qu'il n'y a guère d'État central « environnementaliste » avant les Trente Glorieuses. Les affaires relatives au milieu sont d'abord et surtout traitées par les acteurs de l'échelle locale. Ce que montrent les usines de traitement de l'eau ou des ordures, c'est que la production et la gestion de la ville : 1° se font rarement sans prendre des points de référence dans des expériences d'autres agglomérations urbaines ; 2° s'opèrent en fonction des solutions proposées par des sociétés spécialisées sur le marché des services aux collectivités publiques. Enfin, ces équipements techniques, généralement négligés quand on s'intéresse à des sujets plus « nobles » de la vie politique locale, mettent en lumière à quel point l'action publique urbaine est engagée en même temps sur plusieurs échelles géographiques – la dimension internationale étant de plus en plus présente dès la fin du XIXe siècle – et s'exerce dans des dispositifs d'élaboration de la décision ou de concertation (avec des experts, des citadins, etc.). Apparaît donc une situation qui n'est pas sans suggérer des rapprochements avec les analyses en matière de « gouvernance » des politiques urbaines du tournant XXe-XXIe siècle.

Après les premières volontés d'affronter les problèmes urbains issus de la croissance industrielle et démographique, dans les années 1870-1880, qui n'aboutissent souvent qu'à des commissions reportant la décision à plus tard, dans le contexte de conseils municipaux libéraux soucieux de ne pas augmenter les charges des contribuables ni l'endettement urbain, survient une période de premiers grands travaux sanitaires (1890-1914), durant laquelle quelques dizaines de localités pionnières expérimentent, pour les autres villes françaises, des solutions techniques (et parfois administratives) pour améliorer l'environnement urbain. Ce moment de cristallisation des réseaux d'échanges d'expérience entre villes, ou entre professionnels de la ville, de mise en place des canaux modernes de diffusion d'une information technique relative à la transformation de l'environnement, se fait dans le contexte de l'affirmation d'une « hygiène publique », de progrès de la bactériologie et de l'étiologie de maladies épidémiques et avec l'appui de l'héritage d'une longue tradition médicale relative à la qualité du milieu. C'est avant 1914 que sont inventées la plupart des techniques dont nos villes se servent encore aujourd'hui pour épurer les eaux distribuées aux citadins, les effluents de leurs égouts, et pour ne plus déverser leurs ordures dans des décharges.

Avant le développement des services déconcentrés de l'État et le renforcement de leur poids, qui surviennent après 1944 et surtout durant la Ve République2265, la solution de questions concrètes liées à la circulation des flux urbains passe par des décisions locales. La mise en œuvre de politiques municipales est la conséquence de choix techniques parfois délicats. L'État encadre les projets urbains par une expertise a posteriori, dans les domaines de l'adduction d'eau et de l'assainissement, avec le Conseil supérieur d'hygiène publique ; mais d'autres domaines, tels la propreté publique, la destruction des déchets, la lutte contre les fumées industrielles, relèvent de l'action locale. On ne repère pas de politique nationale au sujet des ordures ménagères jusqu'aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Comme William Cohen l'avait souligné dans son étude sur les villes provinciales du XIXe siècle, le manque de centralisation entraîne des chronologies variées selon les villes, quand on se penche sur l’adoption d’innovations technologiques ; les égouts unitaires furent construits à Saint-Étienne dès les années 1850, à Marseille dans les années 1890, mais Bordeaux, Toulouse et Lyon n’eurent de réseau cohérent qu'après 19452266. Il en va de même pour l'équipement en dispositifs d'épuration (avant la distribution des eaux potables ou à la fin du processus d'évacuation des eaux usées) et en structures modernes de traitement des ordures ménagères. C'est une tâche laborieuse et délicate que de tenter de reconstituer la diffusion de ces innovations dans le réseau urbain français, en l'absence de sources fiables, ou tout simplement d'envergure nationale.

L'amélioration des conditions sanitaires des villes françaises a donc été liée à la genèse d'une politique urbaine « par le bas », au fil des liens tissés par les échanges d'expérience entre administrateurs municipaux et par les sollicitations de nouveaux professionnels, du secteur public comme du secteur privé, proclamés spécialistes des questions urbaines ou de « l'urbanisme ». En effet, les édiles et leurs techniciens ont d'abord bâti leur réflexion à ce sujet en recherchant des modèles à imiter et en attendant de repérer des initiatives remarquables : en cela, les questions environnementales ont été traitées comme bien d'autres domaines de la gestion urbaine, depuis la réglementation des marchés jusqu'aux grands projets de logement social. Avant de prendre une décision, les décideurs présents au sein des mairies ont puisé des renseignements au sein de plusieurs types de réseaux.

Depuis la fin du XIXe siècle, et surtout pendant une période de floraison technique et associative au début du XXe siècle, la « sécurisation » sanitaire de l'environnement urbain fut présente dans les préoccupations de nombreuses associations. Certaines, rassemblant des édiles et des réformateurs, ont été déjà repérées par les chercheurs qui nous ont précédé2267. A travers l'objet « génie sanitaire », nous avons souhaité poser la question de leur efficacité comme courroie de transmission des méthodes ou dispositifs innovants. Pour cela, nous avons utilisé le prisme des documents produits par les membres de ces réseaux, mais également et surtout, celui des archives laissées par les acteurs qui en étaient destinataires. L'étude attentive des périodiques dans lesquels communiquent les associations, les experts d'envergure nationale et les entrepreneurs/inventeurs, confrontée aux sources présentes dans les cartons conservant la trace des projets municipaux, invite à se montrer réservé à l'égard de cette efficience potentielle ; en particulier pour des groupements pourtant novateurs, comme l'Union des Villes et Communes de France ou l'Union Internationale des Villes, dont les traces archivistiques dans les villes de province sont peu nombreuses. Les périodiques édilitaires, pas forcément liés à une association mais portés par un contexte de création d'associations d'entraide entre maires, en publiant des dizaines d'articles relatifs à la technique sanitaire et aux moyens de faire des cités saines et « modernes », ont plus suscité la démarche d'enquête auprès d'autres municipalités. C'est, en fin de compte, un engagement à géométrie variable qui nous apparaît caractériser le mieux la position des administrations urbaines à l'égard de ces réseaux : engagement qui ne fut pas proportionnel à la taille de la ville, mais plutôt à la capacité des dirigeants locaux (élus et techniciens) à mobiliser des ressources documentaires et à l'acuité avec laquelle les problèmes se posaient.

D'autres acteurs de la diffusion de l'information ont été très actifs : les entreprises du secteur des travaux publics, désireuses de se créer de nouveaux débouchés, dans le contexte d'une nouvelle législation et et du renforcement de l'institutionnalisation de l'hygiène publique (loi de 1902). Leurs ingénieurs participent aux grandes expositions internationales et aux congrès spécialisés, publient autant qu'ils le peuvent dans les revues scientifiques, et contactent directement des dizaines de municipalités. Leur démarchage paraît s'accélérer après la loi de 1902, sous l'effet d'une double impulsion. D'abord, une dynamique interne au secteur privé, incarnée par exemple par la concurrence parfois très rude que se livrent les ingénieurs exploitant des procédés rivaux pour l'épuration des eaux ou le traitement des ordures ménagères. Stimulation externe ensuite, dans l'appel implicite à l'assainissement lancé par la législation nationale, qui menace les villes d'intervenir (l'article 9 de la loi de 1902), si leur taux de mortalité dépasse la moyenne nationale. Après 1918, la situation est plus délicate : les finances municipales sont précaires et le logement à bon marché relègue parfois l'assainissement loin derrière sur l'échelle de priorité des travaux édilitaires. Certaines entreprises, certains projets, ne survivent pas à l'arrêt brutal imposé par la mobilisation d'août 1914. La Première Guerre mondiale marque incontestablement un coup d'arrêt, repoussant assez souvent d'une décennie, voire plus, les projets novateurs conçus à l'orée des années 1910. L'entre-deux-guerres est une période contrastée : effervescence des idées sur le plan urbanistique (Le Corbusier, Institut d'urbanisme de l'université de Paris), réalisations relativement peu nombreuses. Les villes pionnières existent mais sont isolées : pour un Henri Sellier (Suresnes) ou un Lazare Goujon (Villeurbanne), qui se démènent pour appliquer dans leur ville les solutions d'hygiène sociale et urbaine observées à l'étranger, combien de projets restés au stade du papier ! En matière d'ingénierie sanitaire, comme de logements sociaux, les progrès matériels sont réels, mais modérés, et la période est plutôt celle d'une incubation2268, avant l'application plus systématique de l'après-guerre.

Le génie sanitaire, terme qui disparaît parfois au profit de ceux d'hygiène urbaine ou d'urbanisme, est alors un domaine parsemé d'inégalités : villes inégalement équipées en instruments de la modernité édilitaire que sont la destruction industrielle des ordures ménagères ou par l'évacuation des matières fécales par des canalisations étanches ; inégalités géographiques, sociales et chronologiques dans la mise en œuvre des différentes méthodes d'assainissement de l'espace urbain et dans l'accès des citadins à ces dispositifs. Dans telle ville, la question des déchets solides semble primer le reste ; dans telle autre, c'est l'épuration des eaux potables. Le paysage au sortir de la Quatrième République est donc celui d'une France urbaine très disparate en matière d'infrastructures d'hygiène urbaine, « outillée » à un degré largement moindre que les pays anglo-saxons. Les grands plans d'assainissement sont très souvent encore en chantier, et l'épuration des eaux usées ne devient concrète dans de nombreuses localités qu'au tournant des années 1970. Là où ils existent, le renouvellement des dispositifs techniques installés avant 1940 est un problème qui se pose aux pouvoirs publics, dans un contexte de grand développement de l'expertise d'État – et des prérogatives de ses ingénieurs – d'une part, et des entreprises spécialisées dans le marché des services sanitaires urbains d'autre part.

Ainsi, la période de la Troisième République peut être considérée comme le moment de formulation et de cristallisation des idées nouvelles en matière d'assainissement de l'espace urbain. Mais les problèmes économiques, l'instabilité politique, au plus haut niveau de l'État comme au sein des municipalités, et le très faible encadrement législatif dans le domaine, laissent aux Trente Glorieuses et aux ingénieurs des services centraux ou départementaux le soin de mener à leur terme les projets esquissés parfois dès la Belle Époque.

‘« La diffusion d'une innovation suppose un investissement en travail, en action et en identité de la part d'un grand nombre d'acteurs », écrit Norbert Alter2269. Les innovations techniques étudiées ont effectivement engendré un effort soutenu, en temps plutôt qu'en capitaux, pour accumuler de la documentation. Il nous a semblé important de travailler sur cet effort qui a impliqué l'ensemble d'un système d'acteurs. La circulation de l'information au sein des réseaux de la modernisation urbaine n'a pas toujours engendré des réalisations concrètes : les archives témoignent de villes qui n'innovent pas, d'inventeurs sans succès et de professionnels en quête d'identité : les hygiénistes et les ingénieurs sanitaires. Une telle configuration a pu se reproduire dans bien d'autres domaines de la prévention des maladies : « L’histoire des lazarets, des quarantaines et des cordons sanitaires, exemples de la lutte des locaux contre l’invasion épidémique, est aussi celle de nombreux ratages. »2270

Malgré des milliers de lettres échangées, des centaines de pages de périodiques lues, des dizaines de voyages d'études, les projets municipaux d'hygiène urbaine ont assez souvent fini leur course dans des cartons – comme l'écrivaient déjà les contemporains –, victimes d'un faisceau d'obstacles potentiels : la défaillance des entreprises, le découragement provoqué par un avis négatif des instances supérieures, la tentation de remettre à plus tard des travaux dont l'urgence ne paraît pas toujours évidente, face à d'autres défis comme le chômage ou le mal-logement ; enfin, évidemment, les péripéties politiques locales, tant les grands travaux d'assainissement ou les dispositifs innovants d'épuration de l'eau ou de traitement des ordures ménagères suscitent des réactions, du côté de la presse, des groupes d'intérêts, des riverains. D'autres projets, moins nombreux toutefois, ont été portés au contraire par des ingénieurs et des édiles soucieux de se forger une réputation de modernisateur ; ces hommes, ou leurs administrés, ont parfois fait les frais d'une expérience pionnière, avec tous les risques qu'elle comportait.

L'amélioration de l'environnement urbain français a subi l'effet du contraste entre la science, qui accepte les tentatives de compromis et tolère l’inachevé, et la politique qui demande de la certitude et ne s’intéresse pas aux mécanismes d’explication, mais seulement aux résultats2271. Il a parfois manqué le lien nécessaire entre expertise et trajectoires locales de l'innovation et trajectoires sectorielles globales, pour que des expériences ne restent pas isolées2272. Au terme de cette enquête, nous parvenons en tout cas à partager l'avis de Pierre-Yves Mauguen pour qui « le manque de points d’accords et de convergences notamment entre les ingénieurs de l'assainissement en France et les médecins pastoriens – dont beaucoup étaient des savants reconnus – n’a pas permis que des principes stables, communément partagés, pertinents, fussent adressés aux pouvoirs publics pour justifier d'une politique d'équipement de grande ampleur »2273, et nous l'élargissons aux procédés de purification de l'eau potable et de traitement des déchets.

La géographie de l'innovation en matière de génie sanitaire urbain, pour la France, paraît originale : si la capitale demeure le lieu d'expérimentation privilégiée de la nouveauté et le centre névralgique des réseaux de la modernité, elle n'empêche pas des tentatives de naître en même temps, au cœur de la province. Une complémentarité s'avère même nécessaire, car les expériences parisiennes sont souvent confinées au « laboratoire », même si celui-ci prend l'aspect d'une usine municipale. La pleine responsabilité de l'épuration des eaux d'une agglomération entière ne peut être prise qu'en commençant par des villes de petite taille. Cosne-sur-Loire, Trouville ou Villeneuve-Saint-Georges ont beaucoup compté pour le milieu des spécialistes et ont drainé vers elle des dizaines d'observateurs. L'innovation a pu également partir de localités modestes dans les autres pays industrialisés ; cependant, les villes de taille plus conséquente ont, semble-t-il, emboîté le pas plus vite que ne l'ont fait les grandes villes françaises. Huddersfield, Glasgow, Hambourg, Bruxelles, Milwaukee ou Zurich ont très vite acquis une renommée dépassant les frontières nationales, pour leurs innovations d'hygiène urbaine. En France, seule Lyon peut tenir ce rang, avec les réserves que nous fait formuler le décalage constaté entre l'image positive qui s'attache à l'administration Herriot et son hésitation à adopter l'innovation dans le domaine de la technique sanitaire. Les édiles de Nancy apparaissent plus en retrait dans le monde des réseaux, alors que leur ingénieur en chef est une figure clé de leur animation. Lille, malgré l'activité de l'équipe de l'Institut Pasteur local, dirigée par le docteur Calmette, n'a pas rattrapé Manchester ou Birmingham dans le domaine de l'assainissement. Bordeaux et Toulouse ont eu, dans l'entre-deux-guerres, des réalisations admirées dans le domaine du traitement des déchets, tandis que Marseille, comme une sorte de préfiguration des débats sur la destinée des ordures ménagères phocéennes du début du XXIe siècle, retarda pour de multiples raisons l'exécution de ses projets.

L'objet « problèmes environnementaux » permet de mettre en lumière les échelles imbriquées dans lesquelles s'investissent tous les acteurs de la ville. Les municipalités ont besoin de chercher des références à un niveau national, voire international, pour élaborer des projets débattus non seulement à l'échelon local, mais également parfois sur la scène nationale. Elles jouent une partition cohérente avec celle de beaucoup d'autres réformateurs de la Belle Époque : rappelons une dernière fois que près des deux tiers des voyages d'études recensés avant 1914, en matière de génie sanitaire, ont pour destination une ville étrangère ! Les acteurs « privés », qu'il s'agisse des entrepreneurs ou de citadins hostiles à la politique menée à l'Hôtel de Ville, utilisent les mêmes échelles spatiales, les mêmes procédés de collecte puis de diffusion de l'information, pour servir leurs intérêts. L'approche par les échanges d'expériences, si elle perd forcément en finesse d'analyse des interactions locales, gagne cependant, semble-t-il, en capacité à révéler les particularités de chaque ville au sein d'un mouvement international. Une recherche similaire pourrait sans doute être menée, en prenant comme cadre temporel le tournant du XXe au XXIe siècle, sur l'adoption de politiques de « développement durable urbain », qui impliquent, autant sinon plus que le génie sanitaire de la Belle Époque, l'interaction entre le global et le local et l'attention aux expériences développées par d'autres agglomérations, avec l'écueil des sources disponibles2274.

A la multiplicité des échelles répond le jeu des temporalités. L'amélioration hygiénique de l'organisme urbain s'inscrit dans différentes strates temporelles. C'est un processus long, qui s'étend sur plusieurs années, voire plusieurs décennies ; à cette durée s'ajoute un élément important : le rythme saccadé de la modernisation, faisant alterner longues phases de latence, période d'effervescence dans la circulation de l'information, attente d'une décision définitive, et parfois nouvelle phase de mise en sommeil des projets. Avec l'ingénierie sanitaire, durant la première moitié du XXe siècle, on retrouve une caractéristique des processus de diffusion de l'innovation : le décalage temporel entre le premier contact avec une nouvelle idée ou technique, et la décision de l'adopter. Une fois celle-ci effectuée, à mesure que l'on s'avance vers la fin de la procédure, le facteur temps reste important : la temporalité des experts et de l’administration n’est pas la même que celle des élus, qui sont souvent de voir leur projet aboutir rapidement, avant une élection municipale ou dans un contexte de hausse des prix. Rarement, au stade des concours ou des commissions extra-municipales, les hommes au pouvoir écrivent que le temps presse. C'est plutôt quand le projet est « ficelé » et envoyé aux autorités préfectorales et parisiennes, que l'impatience est perceptible. Un des intérêts d'étudier sur plusieurs décennies et dans plusieurs villes les solutions données à un problème urbain, au moyen des documents produits par la circulation des informations, c'est donc la possibilité d'observer, outre les phénomènes de diffusion de l'innovation, les rythmes de la modernisation urbaine et la diversité des situations municipales dans la chronologie de l'adoption d'un équipement.

Ceci étant posé, il paraît désormais possible d'élargir l'enquête dans plusieurs directions.

D'une part, à de nouveaux objets d'étude, qui pourraient être, soit d'autres équipements édilitaires sujets à « modernisation », comme les abattoirs à partir du tournant du XXe siècle, soit de nouvelles questions qui s'imposent aux gestionnaires de l'espace urbain, comme la lutte contre la pollution atmosphérique. La période étudiée est celle de la mise sur agenda de cette question, après des efforts pionniers menés Outre-Manche2275. Les autorités municipales sont sur le devant de la scène, par leurs interventions dans les affaires d'établissements classés dangereux, incommodes ou insalubres, ainsi que par des arrêtés interdisant la production de fumées « noires, épaisses et prolongées ». Ces mesures sont diffusées dans les périodiques édilitaires et, au début des années 1930, la question des fumées devient de plus en plus visible dans la documentation2276. Le sénateur-maire de Boulogne-Billancourt, André Morizet, laisse son nom à une loi dont l'application fut difficile (20 avril 1932) ; quelques édiles férus d'hygiène prennent des initiatives originales pour lutter contre l'émission de fumées, des experts produisent des ouvrages et l'Union Internationale des Villes met le problème à l'ordre du jour de sa Conférence de Paris (1937)2277. Ces autres objets complèteraient ceux de la présente étude pour faire une histoire des politiques municipales à l'égard du milieu urbain, avant l'institution de politiques nationales en ce domaine et avant la création d'organisations inter-étatiques ou non gouvernementales, à une époque où la gestion du rapport nature/sociétés était profondément décentralisée2278.

Un autre élargissement logique serait celui de l'échantillon de villes sondées ; le réseau sur lequel ce travail a été bâti était concentré dans la France de l'Est ou d'un grand quart sud-est. Quelques incursions à l'ouest de la ligne Le Havre/Marseille (Nantes, Bordeaux, Tours, Blois, Angers, Le Mans, Poitiers, La Rochelle) pourraient permettre de confirmer ou de nuancer certaines configurations de la diffusion de l'information évoquées plus haut. Par exemple, peut-on mettre un axe ligérien en regard de l'axe rhodanien dynamisé par Lyon ? Une attention plus importante pourrait être accordée aux départements très urbanisés, industriels et frontaliers, victimes de la dévastation de 1914-1918 et laboratoires de reconstruction (Nord, Pas-de-Calais, Moselle), afin de voir si des logiques d'émulation ou de coopération y voient le jour. Un terrain étranger serait également intéressant pour creuser la piste des transferts internationaux de techniques et en même temps celle des spécificités nationales : les quelques dépouillements menés à Genève ont confirmé le poids de Zurich comme ville référence en matière d'hygiène. Qu'en est-il en Belgique : les villes flamandes ou wallonnes ont-elles des paysages de référence différents ? Se tournent-elles plutôt vers l'Angleterre ou vers l'Allemagne ?

D'autre part, le point de vue pourrait être resserré, afin d'étudier à l'échelle « micro », de façon minutieuse, comment évoluent des représentations populaires et scientifiques sur ce que doit être la relation entre la ville et son environnement. Il serait utile, à cet égard, de chercher comment sont établies des normes de qualité de l'eau, tant pour ce qui concerne leur potabilité que pour les rejets d'effluents urbains. Qui fixe les normes de la potabilité de l'eau destinée aux citadins, et comment ? Quel est le rôle des membres du Conseil supérieur d'hygiène publique, et celui des industriels ou des inventeurs de procédés de purification ? Y a-t-il des expériences urbaines « remarquables » qui font évoluer la fixation des seuils ? Une telle recherche ne se réduirait pas à l'histoire de critères scientifiques, mais prendrait appui, le plus précisément possible, sur un suivi des principaux acteurs du champ : techniciens et savants parisiens (Edmond Bonjean, le docteur Miquel, Félix Marboutin, Frédéric Diénert), lyonnais (école de Jules Courmont, Anthelme Rochaix), nancéiens (le docteur-ingénieur Imbeaux et le docteur Bénech) ou autres (le spéléologue Martel, par exemple, dans le cas des savoirs sur l'hydrogéologie). Elle pourrait s'attacher à l'étude du travail quotidien des « médecins hygiénistes » de l'entre-deux-guerres, à la question de la définition de leur identité, de leurs champs de compétences, par rapport aux autres experts de plus en plus spécialisés (ingénieurs sanitaires, hydrologues, etc.)2279. De plus, dans le débat de la Belle Époque entre eaux de sources et eaux de rivière, chaque type d'approvisionnement a des partisans scientifiques, et les clivages se retrouve fréquemment sur le terrain local : la réception des controverses et leur instrumentalisation par la presse et la politique, entrevues à travers quelques cas, seraient à serrer de plus près.

Une autre voie de prolongement de notre travail consisterait enfin à déplacer le curseur en aval, pour cerner plus précisément ce qui se produit au tournant des années 1950-1960, moment où les services de l'État deviennent de plus en plus actifs dans la production de textes normatifs pour encadrer l'action des collectivités locales, ou pour mettre en place les bases législatives de ce qu'on appelle encore à peine, à l'époque, « l'environnement »2280. C'est probablement, à l'instar de la période 1890-1914, une nouvelle époque de bouillonnement intellectuel, technique, économique, sur lequel notre regard pourrait se déplacer...

Notes
2263.

Nous renvoyons aux grandes synthèses sur ce sujet : Jean-Luc Pinol (dir.), Histoire de l'Europe urbaine, tome II De l'Ancien Régime à nos jours, Paris, Éd. du Seuil, 2003 et Andrew Lees, Lynn Hollen Lees, Cities and the Making of Modern Europe, 1750-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.

2264.

Pierre Rosanvallon, L'État en France de 1789 à nos jours, Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 133.

2265.

Avec la date importante, pour les études « internalistes » sur l'histoire de l'administration française, de 1966, date de la création du ministère de l'Équipement.

2266.

William B. Cohen, Urban government and the rise of the French City. Five Municipalities in the Nineteenth Century, Londres, St. Macmillan Press, 1998, p. 257.

2267.

Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle, La « nébuleuse réformatrice » et ses réseaux en France 1880-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.

2268.

Maurice Agulhon (dir.), Histoire de la France urbaine, tome 4, Paris, Éd. du Seuil, collection « Points, 1998 [1e éd. : 1983], p. 151.

2269.

Norbert Alter, L'innovation ordinaire, Paris, PUF, collection Quadrige, 2e édition, 2005, p. 39.

2270.

Patrice Bourdelais, Les épidémies terrassées. Une histoire de pays riches, Paris, Éditions de La Martinière, 2003, p. 46.

2271.

Chris Hamlin, « Politics and germ theories in Victorian Britain : the Metropolitan Water Commissions of 1867- 9 and 1892-3 », in Roy MacLeod (ed.), Government and Expertise. Specialists, administrators and professionals, 1860-1919, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 110-127.

2272.

François Caron, « Des logiques spatiales de l'innovation aux trajectoires de l'innovation », dans Christophe Bouneau et Yannick Lung (dir.), Les dynamiques des systèmes d'innovation : logiques sectorielles et espaces de l'innovation, Pessac, MSH d'Aquitaine, 2009, p. 207-215.

2273.

Pierre-Yves Mauguen, Communautés d’ingénieurs et d’hygiénistes pastoriens face à l’émergence de la microbiologie, DEA, CNAM, 1988, p. 16.

2274.

Une méthode d'histoire du temps présent, utilisant les sources orales, serait certainement extrêmement précieuse au vu des nouveaux modes de discussion (téléphonie fixe ou mobile, courrier électronique), qui produisent beaucoup moins d'archives que les échanges analysés dans le cadre de notre thèse.

2275.

Stephen Mosley, The Chimney of the World : A History of Smoke Pollution in Victorian and Edwardian Manchester, Cambridge, Cambridge University Press,2001.

2276.

D'après nos dépouillements de la Technique Sanitaire et Municipale, de la Revue d'hygiène et de la Revue municipale.

2277.

AM Villeurbanne, 5J 6. Sur une initiative lyonnaise : « L’Etude des brouillards et des fumées à Lyon », RM, janvier 1935, p. 2479. Sur Humery et l'UIV : René Humery, La lutte contre les fumées, poussières et gaz toxiques, Paris, Dunod, 1933, et AM Lyon, 985 WP 24.

2278.

Charles Closman, « Holding the Line. Pollution, Power and Rivers in Yorkshire and the Ruhr, 1850-1990 », art. cité. Frank Uekoetter, The Age of Smoke, op. cit.

2279.

Un suivi minutieux de la vie du Syndicat des médecins hygiénistes français, de la revue Le Mouvement Sanitaire, et des monographies de bureaux d'hygiène de l'entre-deux-guerres pourraient être envisagés.

2280.

Florian Charvolin, L'invention de l'environnement, Paris, La Découverte, 2003.