II/ Épurer les eaux usées avant leur rejet dans le milieu naturel

Durant une bonne partie du XIXe siècle, la ville reste une faible productrice d'eaux polluées, notamment parce que les cabinets d'aisances ne sont pas présents dans tous les immeubles et parce que, quand ils existent, leur raccordement à l'égout n'existe pas ou bien est proscrit. Les vidanges des fosses sont des opérations incommodantes, pratiquées souvent de nuit, avec des tonnes aspirant le contenu par un système pneumatique. Plusieurs compagnies de vidanges se partagent le marché d'une clientèle captive, qui préfère parfois laisser les fosses déborder, ou percer leur fond, pour éviter de voir revenir trop souvent les frais de l'opération. Dans quelques cités européennes (Milan, Edimbourg), les eaux usées mêlées de matières fécales sont épandues dans les prairies environnant la ville, dont le rendement augmente. Cette utilisation agricole devient l'une des priorités vers le milieu du siècle, alors que les réseaux d'égouts se développent en Grande-Bretagne (conséquence du Public Health Act de 1848 ; travaux de l'ingénieur Bazalgette à Londres). Dès 1854, l'ingénieur parisien Adolphe Mille part en mission Outre-Manche pour étudier les fermes d'épandage (sewage farms). Ses missions successives ne le font pas changer d'avis sur l'efficacité du procédé, et les services techniques de Paris, dès le Second Empire, procèdent à des essais à Gennevilliers. Le principe de l'épandage est consacré : il ne cesse de s'étendre, dans la périphérie ouest de la capitale (Achères), et dans d'autres villes (Reims en France, Berlin en Allemagne). Le but est de parvenir coûte que coûte à réduire « l'infection » de la Seine en aval de la capitale française.

Ce système était basé sur l'exploitation des matières de fosses d'aisances, riches en azote, comme les dépôts classiques de poudrette qui utilisent les vidanges. Selon Liernur, « l'emploi de l'eau occasionne des dépenses considérables et c'est une erreur de croire que les eaux ménagères suffisent à transporter les matières fécales et autres matières de rebut dans les égouts actuellement existants. »2302 L'argument repose en partie sur la difficulté de certaines villes à se procurer l'eau nécessaire pour chasser les matières dans les égouts. Liernur propose donc l'aspiration des matières d'aisance en vase clos, dans des canalisations souterraines, et s'appuie sur les avis des hygiénistes de 1880-1881 qui étaient alors hostiles au tout-à-l'égout.

En France, la société des frères Francis et William Liernur est concurrencée, à partir des années 1890, par d’autres constructeurs, comme Armand Chappée au Mans, et la Compagnie de salubrité exploitant le système Berlier à Levallois-Perret, qui proposent des projets pour diverses villes2303. Au début des années 1890, le maire de Trouville adopte le procédé Liernur, en se déclarant fier de montrer que sa station reste au premier plan des villes de plaisir françaises2304. L'inauguration du système a lieu en 1897, quelques mois après un vote du conseil municipal de Caen favorable à son adoption – sans doute abandonné peu après. Mais la municipalité caennaise fit le déplacement, comme d'autres, lors de ce moment crucial, le 4 juillet 18972305. Des démarches sont faites dans diverses villes, comme Nîmes ou Belfort, par la société des frères Liernur ou par d'autres ingénieurs, tel celui de la Société métallurgique du Périgord qui écrit à Annecy en prétendant exploiter les brevets Liernur pour la France2306. D'autres projets d'aspiration pneumatique des vidanges ont été proposés aux services techniques municipaux : le système Chabanel à Avignon2307, ou le procédé Berlier repris et adapté par la famille Burelle pour l'Union Mutuelle des Propriétaires Lyonnais.

En 1894, lorsque la loi sur le tout-à-l'égout à Paris est promulguée, l'épuration des eaux d'égout ou des matières de vidange en vue d'un usage agricole est donc quasiment le seul procédé possible aux yeux des ingénieurs français, exception faite de l'épuration chimique, par la chaux, pour les eaux industrielles de l'agglomération de Roubaix-Tourcoing. Les villes du textile, près de la frontière belge, partagent des caractéristiques socio-économiques avec leurs homologues britanniques, où l'épuration par des procédés chimiques est beaucoup plus répandue. Mais ce système coûte cher : il faut acheter le réactif, et nettoyer les bassins de décantation où les matières organiques précipitent sous forme de boues, volumineuses, nauséabondes, dont il faut ensuite chercher à se débarrasser. En Belgique, il est appliqué, vers 1910, aux eaux usées de Gand, sous le nom de « système Vial ». Les démarchages de la société « Aqua Sana » qui l'exploite, sont, à notre connaissance, restés infructueux auprès des municipalités françaises.

Alors qu'en France, le tout-à-l'égout existe plus sur le papier que sous les rues, les Anglo-Saxons mettent au point une nouvelle méthode, inspirée des champs d'épandage. Après avoir compris que les bactéries étaient retenues par le sol, dans les sewage farms, certains ingénieurs se demandent s'il serait possible d'accélérer le processus en faisant une filtration sur sol nu, ou sur un lit artificiel. Le passage dans une « fosse septique » pour solubiliser le plus possible les matières organiques au préalable facilite ensuite la disparition des bactéries de l'effluent, au sortir de ces lits que l'on qualifie de « bactériens ». Dès lors, dans cette décennie 1890, le principe de la station d'épuration moderne est inventé. Le voici décrit par un conseiller général de la Seine : « le procédé anglais […] se divise en deux parties. Dans la première s’opère, par le septic-tank, la dissolution de toutes les matières en suspension. Et dans la seconde, l’eau ainsi dépourvue de ses boues, passe sur des "lits de contact" de mâchefer et de coke, où elle se clarifie. Le résultat est tel que l’eau sort de là imputrescible et inodore et qu’on peut l’envoyer dans un cours d’eau sans qu’elle le salisse. Bien plus, cette eau constitue un élément d’engrais excellent et on pourrait l’utiliser dans des irrigations. »2308 Mais ce procédé parfois qualifié d'« épuration biologique artificielle » peine à se frayer un chemin dans les services techniques des villes françaises, contrairement à ce qui se produit en Angleterre (voir chapitres 7 et 9). Pour un fervent partisan de la méthode, les municipalités devraient pourtant facilement choisir entre « un procédé où tout est livré au hasard, de la composition du sol, de la bonne volonté des gens et même de celle du temps, où le mal vous échappe à jamais » (l’épandage agricole) et « un procédé où tout est réglé scientifiquement, dans lequel on tient le mal, on le canalise, où l’on peut à tout instant s’en rendre maître »2309.

Un projet d'épuration bactérienne avant la Première Guerre mondiale
Un projet d'épuration bactérienne avant la Première Guerre mondiale AM Avignon, 1O 91, projet d'E. Lotz (1913).
Septic Tank vs Hydrolitik Tank, des enjeux internationaux vus de France
Après les premières expériences d'épuration artificielle au moyen de la filtration par des lits artificiels de sable et de graviers pour reproduire les conditions de champs d'épandage, essentiellement conduites à la station de Lawrence (Board of Health du Massachusetts), les années 1890 marquent un tournant dans la technique de l'épuration des eaux d'égout par la mise au point de la « fosse » de décantation et de clarification. Le principe de l'appareil avait été imaginé pour les eaux-vannes domestiques plus d'une dizaine d'années auparavant par le Français Mouras et baptisé « vidangeuse automatique ». Le Britannique Donald Cameron reprend ce principe pour l'appliquer à des eaux d'égout urbaines, d'abord à Exeter, en Cornouailles (eaux usées de 2000 habitants) 2311 . Vers 1899, Bernard Bezault décide d'introduire en France ce « Septic Tank » et dès 1901, obtient l'autorisation de construire une fosse d'essai à Clichy. Rapidement, des procédés concurrents apparaissent, tel celui du Dr Travis, employé à Hampton, dénommé « Hydrolytic Tank ». Félix Nave est son propagandiste dans l'Hexagone.
L'histoire ne s'arrête pas à un simple effort de transfert d'une technique dans un autre pays. Malgré le peu de villes qui franchissent le pas des idées aux travaux concrets avant 1912, les ingénieurs municipaux français attentifs aux revues spécialisées peuvent prendre la mesure des conflits et rivalités entre inventeurs étrangers. Devant la Société de Médecine publique, en février 1911, Félix Nave tente de faire admettre l'utilité du dispositif du docteur Travis – sujet auquel il consacre des brochures envoyées aux municipalités 2312 . Communiquant « quelques réflexions exprimées par le Dr Travis en préambule à sa conférence du 4 juillet 1908 devant l’Association des directeurs d’usine d’épuration d’eaux usées à Leeds », où il a exposé la « doctrine d’Hampton », Nave s'élève contre les méthodes allemandes et avance que le système mis au point par l'ingénieur Karl Imhoff est la « copie servile » de l'Hydrolytic Tank 2313 . Après cette intervention, Bernard Bezault attaque aussitôt les dires de son concurrent : « il y a un argument qui vous fera encore mieux comprendre la valeur du système : l’hydraulytic tank [sic] est préconisé depuis huit ans. On en trouve aujourd’hui dans 4 ou 5 installations anglaises, alors que les septic tanks sont adoptés dans plus de mille installations ». Après une réponse de Nave le mois suivant, un débat virulent se poursuit jusqu'au numéro de juin 1911 de la Revue d'hygiène en prenant appui, entre autres, sur la compétition entre les deux systèmes pour l'épuration des eaux d'égout du Caire 2314 . L'année suivante, Bernard Bezault continue son travail de sape : à l'occasion de la publication dans la Technique Sanitaire d'extraits du cinquième rapport de la Commission royale anglaise sur l'épuration des eaux d'égout, il fait remarquer quelques [menues] erreurs de traduction et en profite pour rappeler un argument qu'il employait déjà en 1911, à savoir que ce rapport ne faisait même pas mention du procédé du Dr Travis, et pour annoncer que le technicien anglais n'a pas réussi à faire breveter son appareil en Allemagne 2315 .
De la Ruhr au Massachusetts, de l'Angleterre à l'Égypte, les terrains d'expérience et de compétition entre deux systèmes de décantation des eaux usées furent nombreux durant les années 1904-1914. La France, placée en position de réceptrice, garde les échos de batailles internationales entre partisans de chaque procédé : gageons que les interventions, parfois très techniques, à la limite du pointillisme ou de la confusion, de Bernard Bezault et de Félix Nave, n'ont pas aidé à mettre en confiance les techniciens municipaux intéressés par la question.
La célébrité du septic tank (reproduction du
La célébrité du septic tank (reproduction du Larousse Mensuel Illustré dans une brochure de la SGEA) AM Lyon, 923 WP 003 (brochure de 1916).

Les boues activées

Ce nouveau système qui consacre la primauté de l'épuration « artificielle » est expérimenté dès les années 1910 en Angleterre et aux Etats-Unis. Dès lors, la course au rendement est lancé : chaque système tente d'épurer plus vite tout en diminuant la superficie nécessaire. Le principe de ce procédé consiste à faire passer de l'air dans l'eau d'égout pendant le temps nécessaire pour nitrifier l'ammoniaque qu'elle contient. Les ingénieurs des services de la Seine s'y intéressent au début des années 1920 et construisent une station expérimentale à Mont-Mesly près de Créteil2317. Ensuite, une autre station, où les services techniques parisiens étudient les différentes améliorations techniques possibles, fonctionne à Colombes2318.

Les boues deviennent ensuite matière à expérimentations : on construit des digesteurs et on tente de récupérer le gaz méthane produit par la fermentation pour produire de l'énergie. Ces techniques sont appliquées à Aulnay-sous-Bois à la fin des années 1930, par la société Luchaire, qui exploite des brevets allemands.

La décantation constitue un procédé plus simple, qui n'épure pas à proprement parler les eaux, mais les clarifie, et produit des boues qui sont, là encore, la « plaie » du traitement des eaux usées. Elle devient suffisante pour les experts du Conseil supérieur d'hygiène publique, dans les années 1920, dans un certain nombre de situations où le débit de la rivière dans laquelle sont rejetées les eaux d'égout est suffisant. En Allemagne, la décantation était largement pratiquée.

Notes
2302.

AM Nîmes, 1O 447, brochure Société générale d'assainissement. Rapport sur le projet d'assainissement de la ville de Trouville-sur-Mer, Paris – Mars 1892, Paris, Imprimerie Pariset, 1892.

2303.

AM Avignon, 3N 19 et 5J 9.

2304.

AM Trouville déposées aux AD Calvados, carton 428.

2305.

Ibid., coupure de presse : « L'enlèvement des vidanges par le système Liernur », s. d.

2306.

AM Annecy, 4N 86, lettre de l’ingénieur E. Pacoret au maire d’Annecy, 6 novembre 1904.

2307.

AM Avignon, 1O 91, Notice sur le système d’assainissement dit système Chabanel, envoyée par la Société nationale d’assainissement et d’engrais, décembre 1901.

2308.

Arch. Paris, D1S8 1, dossier « Voyages d'études 1905-1924 », coupure de presse, s. d. [1905 ou 1906].

2309.

Bernard Bezault, « A propos du rapport de la Commission des eaux d’égout », RHPS, juillet 1910, p. 788.

2310.

AM Avignon, 1O 91, projet d'E. Lotz (1913).

2311.

La Technologie Sanitaire, 1er août 1901, p. 13.

2312.

AM Avignon, 5J 9. AM Dijon, SG 58B.

2313.

F. Nave, « L’Hydrolytic Tank appliqué à l’épuration des eaux d’égout », RHPS, mars 1911, p. 286-315.

2314.

Ibid., p. 316. F. Nave, « Note complémentaire sur la doctrine de Hampton », RHPS, avril 1911, p. 402-423. Discussion entre Nave et Bezault : RHPS, juin 1911, p. 601-614.

2315.

TSM, juin 1912, p. 154-155.

2316.

AM Lyon, 923 WP 003 (brochure de 1916).

2317.

TSM, septembre 1924, p. 215.

2318.

TSM, mai 1936, p. 115.