« Municipalités, soyez propres ! C’est votre devoir et votre intérêt » 2388
« Dans la direction d’une hygiène meilleure, on sait les progrès que nos hôteliers français, stimulés par le Touring-Club, ont commencé de réaliser. Mais leur bonne volonté s’arrête au seuil de leurs maisons. Il n’est pas en leur pouvoir d’établir des canalisations d’eau potable, d’exécuter des travaux d’assainissement, de créer des services de désinfection, de surveiller les laiteries, les abattoirs, les marchés, etc.
Ils n’ont ici d’espoir que dans leurs municipalités. Or l’on ne s’expose pas à être démenti par personne quand on affirme qu’hier encore les municipalités secouaient pesamment la tête quand, au nom de l’hygiène exigée par les passants, sinon par les habitants trop résignés du pays, on venait réclamer d’elles ces coûteuses améliorations.
Elles avaient, ces municipalités, une doctrine à elles sur les devoirs d’hospitalité que l’on doit au touriste.
De quoi parlez-vous, s’il vous plaît ? Vous prétendez que nous éventrions toute notre ville ? Pour faire croire aux étrangers que nos égouts sont imparfaits ? Pour justifier les réclamations de ceux qui prétendent avoir contracté chez nous des maladies contagieuses ? Mais notre intérêt élémentaire est de faire le silence sur ces accidents. Il ne convient pas d’inquiéter les touristes. Il faut les rassurer par notre quiétude. Oui ou non, ces gens-là doivent-ils être pour nous une occasion de profit ou de dépense ?
Ainsi raisonnaient naguère des municipalités trop nombreuses et qui, officiellement, ne vivaient que du tourisme. Mais déjà nous les avons vues déchanter.
Des régions, privilégiées entre toutes, ont vu leurs plages, leurs casinos, leurs hôtels graduellement désertés. Affolés, les intéressés ont voulu connaître les causes de ces exodes. On s’est querellé ! Il y a eu aux dates d’élections, des changements de nuances dans les conseils municipaux ! Après de longues et vaines agitations, on s’est enfin décidé à envisager la réalité. On a fini par où on aurait dû commencer. On s’est résigné, combien timidement, à améliorer les conditions sanitaires. Un bon mouvement, qui aura sa récompense, mais seulement après une période d’expiation. En effet, combien faut-il de temps pour faire oublier la triste réputation de certaines villégiatures ?
On était venu leur demander de la santé joyeuse ; on a rapporté les deuils et les larmes !
Ces longues obstinations ont trouvé leur point d’appui dans une disposition singulière de l’esprit français. Le public de chez nous étend aux règles de l’hygiène les faciles railleries dont il a de tout temps poursuivi les médecins. Il est au moins sceptique quand on lui parle de leurs conséquences sociales. Passez de la ville à la campagne, et vous voyez toute cette ironie, peut-être sans conséquence, prendre la figure d’un redoutable égoïsme !
Le Français des champs aime son lopin de terre, il chérit sa petite mare croupissante. Peu lui importe si son tas de fumier pollue le puits du voisin. Il ne cherche pas même à protéger le sien. Son aïeul, son père, n’ont-ils pas bu de cette eau ? Ils n’en ont pas moins vécu jusqu’à quatre-vingts ans.
On oublie dans ces statistiques de mentionner les disparus, les frères, les sœurs, les enfants qui furent frappés, ceux-ci par la fièvre muqueuse, ceux-là par la diarrhée infantile ! Non seulement on trouve naturel de boire de l’eau de sa mare ou de son puits, mais on en fait boire à d’autres. On la leur verse sous les auspices du cidre, dit de pur jus, et de lait crémeux à toute heure.
Mais, direz-vous, la loi du 5 avril 1884, celle du 15 février 1902, donnent au maire tout pouvoir d’intervenir, lorsque l’intérêt de la santé publique est en jeu.
Dans la pratique, le premier souci d’un élu, qu’il soit maire ou député, sera d’abord de surveiller les chances d’un renouvellement de mandat.
Si d’aventure des contaminations provoquent l’éclosion de maladies épidémiques, un certain émoi secoue les nonchalances campagnardes. On craint pour soi ou pour les siens. Mais vite on songe à l’inconvénient de divulguer une situation dangereuse. Si l’épidémie était connue des journalistes, le Parisien, l’étranger ne viendraient pas avec leur famille !
Les intérêts locaux mettant les puissances dont ils disposent en branle, le maire, le préfet et quelquefois même le ministre ordonnent de taire le mal !
La politique, n’est-ce pas, connaît des intérêts supérieurs à la vie – surtout à la vie des touristes2389 - gens qui ne votent même pas dans la région !
Les états généraux du tourisme n’en connaîtront point. Cette police de l’hygiène générale que le législateur a laissée presque désarmée, va recevoir sa force de ces délégués de l’opinion publique. Lorsque, en travers de leur féconde initiative, ils trouveront des résistances du caractère de celles qui viennent d’être ici dépeintes, ils les emporteront dans la poussée d’une volonté de réformes qui ne permettra pas à l’égoïsme particulier de se mettre en travers de la généreuse collaboration de tous.
Ce faisant, ils implanteront simultanément dans ce pays, en même temps que les notions et les joies de l’hygiène, cette énergique et persévérante initiative qui vient à bout de tous les obstacles.
Honneur donc aux États généraux du tourisme. Ils vont être pour la France, réveillée de sa léthargie, les éducateurs longuement attendus ».
Article du Dr Bordas, professeur suppléant au Collège de France, publié dans Le Matin du 12 octobre 1913 et repris dans la Revue municipale, 16-31 octobre 1913, p. 313.
Un bel exemple du silence des autorités et de la population locale à l'égard des touristes est relaté dans Mort à Venise, de Thomas Mann. Pour une étude historique sur la dissimulation officielle de l'épidémie de choléra de 1910-1911 en Italie, Frank M. Snowden, Naples in the time of cholera, 1884-1911, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.