Cet engagement est indissociable de son action au service de la foi. L’une est pensée avec l’autre, découle de l’autre pourrait-on dire. Pour mémoire, rappelons quelques jalons indispensables de l’histoire de la Réforme allemande.
Quand il affiche ses quatre-vingt-quinze thèses sur la porte de l’église de Wittenberg, ce fameux 31 octobre 1517, Martin Luther (voir Planche n°7) ne pense certainement pas être à l’origine d’un séisme religieux, politique et culturel sans précédent. Alors docteur en théologie – titre acquis en octobre 1512 – il enseigne l’exégèse biblique, principalement sur l’Ancien Testament, et assure régulièrement les prédications à l’église de Wittenberg depuis 1514. Jamais le jeune Luther ne montre un esprit rebelle, ni même contestataire. Seule lui importe la cohérence de l’organisation terrestre au regard du pouvoir divin. Or, le commerce des indulgences du moine dominicain Jean Tetzel semble ne pas s’accorder avec son idée de l’équité. En 1515, le pape Léon X125 promulgue la bulle d’indulgence Sacro-sancto Salvatoris et Redemptoris nostri, qui renouvelle celle de 1506126. Le pape accorde alors lui-même la rémission des péchés, et sauve les âmes du purgatoire par l’entremise d’un seul morceau de parchemin – et quelques bons sous immédiatement engloutis par le chantier de la basilique Saint-Pierre de Rome. Cependant, il faut observer quelque réserve quant à l’immédiateté des enchaînements de cause à effet. Comme le rappelle Jean Delumeau :
‘ « L’Église enseignait assurément que, pour obtenir des indulgences, il faut se confesser et communier. D’autre part, elle ne liait pas absolument la réception d’une indulgence au versement d’une aumône. Mais – n’en doutons pas – les populations de l’Occident médiéval, craintives, exaltées, peu instruites, parfois au bord du désespoir, ont cru qu’on pouvait ˝acheter˝ son salut 127. » ’L’argent récolté par Tetzel, dont une partie sert également à combler les dépenses de l’archevêque de Mayence, devient l’objet même des attaques de Luther.
Un parcours assez rapide de ces quatre-vingt-quinze thèses nous montre bien l’état d’esprit du futur Réformateur :
‘ Thèse n°12 : « Autrefois, les peines canoniques étaient imposées non pas après, mais avant l’absolution, comme preuves de la vraie contrition. »Ici, Luther explique clairement que les défunts se sont entièrement rachetés, justifiés par la mort seule pourrait-on dire (sorte de prélude à la justification par la foi). Surtout, nous voyons entre ces lignes que le vivant n’a aucun intérêt à donner son argent pour la rémission des péchés d’un parent. Plus loin, Luther brise le lien entre l’âme enfermée au purgatoire et l’action des vivants : la délivrance des âmes ne dépend aucunement de la charité ni de la richesse terrestres :
‘ Thèse n°18 : « Il ne semble prouvé par aucune raison ni aucune écriture que ces âmes soient exclues de l’état de mérite et de croissance dans la charité. »Un motif que nous trouvons dans ces lignes ne cessera de se développer dans les discours de Luther : ni la raison ni les Saintes Écritures ne justifient le positionnement contemporain de l’Église. Un autre détail attire notre attention : Luther reste encore très prudent, au moins dans la forme. Les formules sont donc ici assez souples : « Il ne semble prouvé », « ces âmes, du moins dans leur totalité ». Luther ménage encore son auditoire. Mais cela ne dure qu’un temps, car l’offensive arrive à grands pas :
‘ Thèse n°20 : « Par conséquent, le pape, lorsqu’il parle de rémission plénière de toutes les peines, ne les comprend pas absolument toutes, mais seulement celles qu’il a lui-même imposées. »De manière très habile, Luther glisse d’un grief à un autre : partant de l’impossibilité de garantir la rémission totale des péchés, on atteint ceux qui parlent au nom du pape (la thèse vingt-et-une attaque indirectement Tetzel), puis on arrive à l’accusation déguisée : « le pape ne remet aux âmes dans le purgatoire aucune peine […] ». Pourtant, le pape l’affirme… Sur ce dysfonctionnement, Luther articule tout naturellement sa critique majeure :
‘ Thèse n°23 : « Si jamais une rémission d’absolument toutes les peines peut être accordée à quelqu’un, il est certain qu’elle n’est donnée qu’à des gens très parfaits, c’est-à-dire à des gens très peu nombreux. »Nous voilà au seuil de la volte-face : on donne à espérer au peuple qu’une hypothétique rémission plénière est envisageable. Il y a donc abus de confiance. Une pensée mensongère gangrène l’institution religieuse. Luther trouve le vaccin :
‘ Thèse n°36 : « N’importe quel chrétien, vraiment repentant, a pleine rémission de la peine et de la faute ; elle lui est due même sans lettres d’indulgences. »La trente-sixième thèse est déjà un plaidoyer pour la justification par la foi : seule compte la conscience du chrétien. La thèse quarante-trois ne fait qu’en montrer les applications, et renverse la valeur même des indulgences.
La cinquantième thèse et les suivantes sont représentatives du « premier Luther », celui qui a encore de l’estime pour le pape – même si le ton est nettement accusateur (mais la différence entre le reproche et le dédain n’est-il pas l’attachement ?). Le jeune Martin Luther souligne alors le clivage entre la personne et l’institution, et n’hésite pas à présenter le pape comme une victime. Est-ce par calcul ? Est-ce un moyen purement rhétorique pour dissimuler une attaque en règle ? Ou bien s’agit-il d’une réelle conviction, qui tendrait malgré tout à préserver l’image d’un pape encore estimé ?
‘ Thèse n°50 : « Il faut apprendre aux chrétiens que si la pape connaissait les exactions des prédicateurs d’indulgences, il préférerait que la basilique Saint-Pierre s’en aille en cendres plutôt que de la voir édifiée avec la peau, la chair et les os de ses brebis. »Bien entendu, on serait tenté de voir une critique acerbe marchant sous couvert de discours rapportés. L’ironie sous-jacente est nettement perceptible, cela ne fait aucun doute. Cependant, l’offensive de Luther est davantage un appel au secours qu’une attaque déguisée en discours protecteur. Il ne serait pas improbable que Luther lui-même ait été dans une posture très inconfortable, tiraillé entre l’accusation et la défense.
C’est du reste ce qui rend Martin Luther plutôt attachant : il demande le dialogue en toute naïveté. Après les quatre-vingt-quinze thèses, il envoie des courriers à l’évêque de Brandebourg ainsi qu’à l’archevêque de Mayence, celui-là même qui favorisait le commerce des indulgences. Peu de temps après, en octobre 1520, il rédige un lettre au pape Léon X où le ton avoisine celui des thèses :
‘ « […] Léon, tu te trouves là comme un agneau au milieu des loups, comme Daniel au milieu des lions, et, comme Ézéchiel, tu as ta demeure parmi les scorpions : seul comme tu l’es, quelle résistance peux-tu opposer à ces monstres ? Et même si l’on compte avec toi trois au quatre cardinaux des plus savants et vertueux, qu’est-ce que cela dans le nombre ? Vous périrez tous par le poison avant d’avoir pu imposer un remède. C’en est fait de la curie romaine, la colère de Dieu l’atteinte et elle en videra la coupe. Elle hait les conciles, elle redoute d’être réformée, elle est impuissante à modérer les excès de son impiété […] 134 . » ’On est presque surpris par l’aplomb de Martin Luther, qui renouvelle ses mises en garde. En isolant la figure du pape, il prend un risque majeur : attiser à part égale la méfiance ou l’indignation. Mais le moine de Wittenberg suit sa logique jusqu’au bout :
‘ « Garde-toi donc, ô Léon, mon Père, de prêter l’oreille à ces sirènes qui font de toi quelque chose de plus qu’un homme ordinaire : presque un dieu, qui puisse tout ordonner et tout exiger. il n’en sera rien et ce n’est pas ainsi que tu l’emporteras : tu es le serviteur des serviteurs et aucun homme au monde n’est dans une situation plus pitoyable et dangereuse. Ne te laisse pas séduire par ceux qui font de toi le maître du monde, qui n’admettent pas que personne puisse être chrétien sans ton approbation et dont le vain bavardage te prête quelque pouvoir dans le ciel, l’enfer et le purgatoire. Ces gens sont tes ennemis et ils désirent perdre ton âme, selon ce que dit Esaïe : « Mon peuple, ceux qui te proclament bienheureux te trompent. » Ils errent, ceux qui t’exaltent au-dessus du concile et de l’Église universelle. Ils errent, ceux qui ne reconnaissent qu’à ta seule charge le droit d’interpréter l’Écriture. Ils ne cherchent qu’à établir toutes leurs impiétés dans l’Église sous la garantie de ton nom. Quels grands progrès, hélas ! Satan n’a-t-il pas accomplis sous tes prédécesseurs ! Pour tout dire, ne te fie à nul homme qui te loue mais bien à celui qui t’humilie. Car tel est le jugement de Dieu : « Il a renversé de leur trône les puissants et il a élevé les humbles. » Considère combien grande est la différence entre le Christ et ses successeurs, bien qu’ils entendent tous être ses vicaires. Et, à la vérité, je crains qu’ils ne soient réellement ses vicaires, la plupart d’entre eux et plus encore qu’il ne convient. Il n’y a de vicaire, en effet, qu’en l’absence du prince. Qu’est-il d’autre que le vicaire du Christ, celui qui règne alors que le Christ est absent et n’habite pas dans son cœur ? Qu’est-ce donc alors une telle Église, sinon une multitude sans le Christ ? Et qu’est donc un tel vicaire, si ce n’est un antichrist et une idole ? À bien meilleur droit les apôtres se disaient-ils eux-mêmes les serviteurs du Christ présent et non les vicaires d’un absent 135 ! » ’On pourrait encore multiplier les exemples. Avec le recul, la démarche de Luther semble presque suicidaire, d’autant plus qu’il joint à cette lettre un exemplaire de son ouvrage clef De la Liberté du Chrétien, où se trouve exposé le cœur de sa pensée : la justification par la foi (la foi seule sauve le chrétien, et non les actes – retour au message paulinien largement développé par les Épîtres).
Bien entendu, la réaction de Rome est négative. Dès 1520, la bulle pontificale Exsurge Domine rejette les propositions de Luther et le contraint à se présenter devant les autorités pour se rétracter (sous peine d’excommunication). Luther brûle publiquement la bulle, et renouvelle sa demande de convocation d’un concile (seule instance capable d’aller à l’encontre des prérogatives papales). La demande est rejetée. C’est toujours en 1520 que Martin Luther rédige et publie ses principaux écrits réformateurs : Des Bonnes Œuvres, De la Papauté de Rome, À la Noblesse Chrétienne de Nation Allemande, Prélude sur la captivité babylonienne de l’Église, et le célèbre De la Liberté du Chrétien. La diète de Worms tente une ultime médiation entre la hiérarchie établie et le jeune contestataire. Organisée par le jeune Charles Quint (1500-1558) – successeur de Maximilien Ier à la tête du Saint-Empire Romain Germanique – cette brève rencontre (du 16 au 26 janvier 1521) marque le véritable point de non retour de la Réforme. Luther doit alors renier ses propres écrits, attitude impensable aux yeux du théologien qui ne demande qu’à être convaincu par les Écritures. Face à l’ennemi, l’Empire et la papauté empoignent le même pommeau : la bulle papale Decet romanum pontificem (« Il sied au pontife romain ») du 3 janvier 1521 proclame l’excommunication de Luther, condamné pour hérésie. Le 30 janvier de la même année, Charles Quint signe un édit mettant Luther et ses adeptes au ban de l’Empire. Tous les écrits de Luther sont livrés aux flammes.
Grâce à Frédéric le Sage et son protectorat indéfectible depuis 1518, Martin Luther trouve refuge au château de la Wartburg. Jusqu’ici Luther se posait en observateur et se contentait d’interpeller. C’est à partir de 1521 que les actes succèdent à la seule parole. L’activité du Réformateur se charge d’établir un nouveau rapport à la foi et au culte. Maintenant, il faut organiser.
En 1522, Martin Luther offre à son protecteur le premier exemplaire du Nouveau Testament en langue allemande (la traduction intégrale de la Bible verra le jour en 1544, agrémentée des innombrables illustrations de Lucas Cranach). Méfions-nous cependant des raccourcis : Luther n’est pas le premier à traduire la Bible, car de nombreuses traductions circulent à travers l’Europe depuis la Renaissance :
‘ « À ceux qui savaient lire, mais ignoraient le latin, les Écritures, traduites en langue vulgaire, devinrent plus accessibles qu’auparavant. Vingt-deux versions allemandes de la Bible parurent entre 1466 et 1520. La première traduction italienne se situe en 1471, la première traduction hollandaise en 1477. À Paris, le Roi de France lui-même demanda – initiative à souligner de la part d’un laïc – à son confesseur, Rély, de faire imprimer la première Bible française complète, qui parut en 1487. En Espagne, une première version castillane fut imprimée à Saragosse en 1485. Une seconde, meilleure, due à Montesino, fut publiée en 1512, à Tolède, et fréquemment réimprimée ensuite en Espagne et au Portugal jusqu’à la prohibition de 1559 136 . » ’Quelle est alors la nouveauté ?
‘ « En traduisant le texte sacré en allemand, Luther avait […] pour ambition de remplacer le texte latin, en désirant d’autre part faire œuvre véritablement populaire, afin de rendre l’Écriture accessible à tout le monde : « Je suis né pour mes Allemands, c’est eux que je veux servir » déclarait-il peu avant le début de son travail sur le Nouveau Testament. Il s’agissait donc pour lui d’éviter les maladresses de ses prédécesseurs, leurs formulations incompréhensibles pour l’homme de la rue, et de rendre l’esprit des langues bibliques sous une forme adéquate à l’esprit de la langue allemande. C’est ainsi qu’il rendit les noms de pierres précieuses, de poids, mesures et monnaies par des équivalents contemporains, se faisant à chaque fois conseiller par des spécialistes et par des représentants de divers corps de métier 137 . » ’La remarque pourrait sembler quelconque, mais elle dissimule un état d’esprit puissamment novateur : il faut rendre le texte accessible, quitte à s’éloigner du texte d’origine. « Celui qui veut parler allemand ne doit pas utiliser les tournures de l’hébreu, mais doit faire en sorte, quand il a compris l’hébreu, de saisir le sens et de penser : eh bien, que dirait un Allemand en pareil cas ? Et quand il a les mots allemands qu’on utilise en ces circonstances, qu’il laisse les mots hébreux de côté et qu’il en exprime librement le sens dans le meilleur allemand qu’il pourra138 ». Martin Luther est sans aucun doute le premier théologien à envisager l’écrit comme une trace suspendue dans l’histoire, au point d’en contourner ses particularismes. Le message supplante la formulation. Le sens de la parole l’emporte très largement sur le carcan du langage. En faisant du contenu l’objet de toute son attention, le contenant s’est déchargé de sa valeur absolue. La désacralisation du texte, au bout du compte, entre au service de la sacralisation du message. Le but est toujours le même : rendre les Écritures accessibles au moindre chrétien. Non plus une vulgate hermétique, mais une bible en langue vernaculaire, enfin compréhensible par tous.
Pendant ce temps, la réforme inspire d’autres réformes. Entre 1520 et 1523, le prédicateur de la cathédrale de Zurich Ulrich Zwingli (1484-1531) développe sa propre contestation, et se démarque tout à la fois de Rome et de Wittenberg. Alors que Luther est condamné pour hérésie et excommunié par Rome, Zwingli déclare :
‘« Que les papistes ne m’appellent pas luthérien […], car la doctrine du Christ, je ne l’ai pas apprise de Luther, mais bien de la parole de Dieu lui-même. Je n’entends porter aucun nom que celui de mon commandant, le Christ, au service de qui je suis. » Et encore, en 1523 : « Qui m’a instruit à prêcher l’Évangile, et à prêcher un Évangile en continu ? Luther l’a-t-il fait ? Eh, bien ! J’ai commencé à prêcher avant même d’avoir entendu prononcer le nom de Luther, et dans ce but j’ai commencé il y a dix ans à apprendre le grec, afin d’apprendre la doctrine du Christ puisée à sa source. […] Mais les papistes m’accablent avec d’autres d’un tel nom, par malice, et ils disent : Tu dois être luthérien car tu prêche tout à fait comme Luther écrit. À quoi je leur réponds :Je prêche tout à fait comme Paul écrit, pourquoi ne pas me nommer avec autant de raison paulinien ? Mieux, je prêche la Parole du Christ, pourquoi ne pas m’appeler aussi chrétien139. »’Troisième figure essentielle du protestantisme, Jean Calvin (1509-1564) qui ne tarde pas à rejoindre les rangs de la contestation dès 1534. Après de sanglantes répressions à l’égard de protestants critiquant le déroulement de la messe, Calvin abandonne la France pour Strasbourg – lieu marqué par l’activité réformatrice de Martin Bucer (1491-1551). Là, « il organise la paroisse des Réformés de langue française, sorte de modèle pour les futures paroisses protestantes de France. Il est aussi chargé de cours à la Haute École de la ville, et y explique l’Évangile de saint Jean et les Épîtres de saint Paul. En même temps, il prépare une édition plus copieuse de l’Institution chrétienne en latin et en français. […] Sur les conseils de Bucer, Calvin se maria en août 1540140 avec la veuve d’un anabaptiste liégeois qu’il avait ramené à l’orthodoxie réformée. Idelette de Bure, ˝ femme grave et honneste ˝, mais ˝ jeune et belle ˝ fut pour Calvin une épouse dévouée. L’enfant qu’elle lui donna en 1542 ne vécut que quinze jours. Elle-même mourut en 1549141 ». C’est en 1536 que Jean Calvin s’établit à Genève, ville phare du mouvement calviniste. Luther et Calvin ne cesseront de s’opposer sur des questions théologiques et cultuelles.
L’église anglicane voit également le jour dans cette période. Le pape refusant au roi Henri VIII d’annuler son mariage en 1527, celui-ci marque progressivement son mécontentement à l’égard de Rome. Henri VIII se déclare indépendant de l’autorité papale en 1534.
Nous voyons bien que l’activité de Martin Luther a provoqué de multiples désirs de réforme. Revenons au docteur de Wittenberg caché au château de la Wartburg. Son désir est unique : le chrétien ne doit pas être maintenu dans l’ignorance. Il faut donc l’éduquer par tous les moyens. À ce désir unique répondent des mesures très variées. La traduction de la Bible en langue vernaculaire est l’une de ces réponses. L’ouverture d’écoles, pour garçons et filles, en est une autre. Dès 1523, à l’heure où Martin Bucer diffuse à Strasbourg un élan réformateur, Martin Luther publie un premier recueil de huit monodies : le Achtliederbuch.
Car Luther ne renonce pas à l’apport artistique – bien évidemment dans le cadre de la foi. En 1524, il écrivait :
‘ « Je ne suis point d’avis que l’Évangile rejette tous les arts. Au contraire, j’aimerais voir tous les arts, en particulier la musique, au service de Celui qui les a crées et donnés 142 . » ’Cette simple citation offre deux points de vue essentiels.
Tout d’abord, sur le rapport qu’entretient Luther avec les arts. Son attachement aux pratiques artistiques est un élément constitutif de sa pensée. Tant que l’art ne dépasse pas les limites de la pudeur (Luther est tout de même un moine), aucune raison ne s’oppose à sa pratique. Voyons pour exemple ce que Luther disait de la danse :
‘ « Est-ce un péché de jouer de la flûte et de danser pendant des noces (d’autant que la danse, dit-on, est cause de bien des péchés) ? Je ne sais pas s’il y avait des danses chez les juifs. Mais c’est la coutume chez nous, comme d’inviter des hôtes, de se parer, de boire, de manger et de se réjouir, et pour cette raison, je ne peux la condamner quand elle est exempte des exagérations qui la rendent licencieuse ou excessive. Mais s’il y a occasion de pécher, ce n’est pas seulement la faute de la danse, d’autant qu’à table ou dans les églises, il se produit aussi des choses semblables, et, de la même façon, ce n’est pas le fait de manger ou de boire qui est responsable de la conduite de porc de nombreuses personnes. Mais quand les choses restent chastes, je laisse la noce suivre son cours et je continue à danser. La foi et l’amour ne perdent ni en dansant, ni en restant attablé, si tu les pratiques de façon chaste et mesurée. Les jeunes enfants dansent bien sans pécher : imite-les et deviens un enfant, et alors la danse ne te nuira point ; car si la danse était elle-même un péché, il ne faudrait pas l’autoriser aux enfants 143 . » ’Cette citation est intéressante à bien des égards : tout d’abord, elle montre une interrogation première : « Je ne sais pas s’il y avait des danses chez les juifs ». Le souci de se référer aux pratiques ancestrales – comme s’il s’agissait de traduire non seulement le texte mais aussi les mœurs – est une sorte de premier réflexe. Et l’esprit du Réformateur se révèle à nouveau : « mais c’est la coutume chez nous », ajoute-t-il. Fonder sa pratique sur la tradition sans pour autant négliger les particularités du monde contemporain.
Ensuite, nous voyons que la danse est autorisée dans la mesure où elle ne devient pas lascive. En deçà de l’outrage aux bonnes mœurs, tout est permis. « Car si la danse était elle-même un péché, il ne faudrait pas l’autoriser aux enfants ». Luther décline ici un thème qui lui est cher : les choses ne sont jamais « mauvaises » par nature, mais par l’emploi qu’on leur réserve. On le remarque même dans la comparaison qu’il établit entre la danse, la boisson et la nourriture. Il fera de même avec la musique.
Ainsi, quand Luther parle de « tous les arts », il entend bien la musique, la peinture (Luther et Cranach sont indissociables), mais aussi la danse ou la poésie (activité de traduction volontiers imagée, sans omettre la création de poésies religieuses par Luther lui-même). Cependant, Luther voudrait tous les arts, et « en particulier la musique, au service de Celui qui les a crées et donnés ». N’oublions pas que notre moine de Wittenberg a bénéficié d’une éducation religieuse et culturelle soutenue. Dans la tradition médiévale toujours en vigueur, la musique côtoie les mathématiques, l’astronomie et la géométrie. Luther n’a pas été insensible à cette facette du quadrivium. Comme beaucoup de ses prédécesseurs et contemporains, Luther pense que la musique est le langage des anges, la clef du monde invisible ; elle s’apparente à la parole de Dieu. Comme la lumière anime le vitrail – l’éclat du divin traversant la matière pour lui donner vie –, le souffle anime la voix, à l’image biblique de la création de l’homme : « Alors Yahvé Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant » (Genèse, 2 7). Le chant reproduit à son échelle le principe de vie (souffle dans la matière, l’esprit devenant chair, mystère de l’incarnation). Ici, nous sommes même au cœur de la conception luthérienne : l’oral (parole ou chant) supplante l’écrit (Bible comprise), dans le sens où le Verbe précède toute chose. Les citations bibliques ne manquent pas : des jours de la création, aux paraboles du Christ jusqu’à l’évangile de Jean, le statut de l’oral est nettement supérieur à celui de l’écrit, raison pour laquelle une traduction-adaptation de la Bible en langue vernaculaire n’est pas perçue en soi comme une atteinte. Mettre à mal la vulgate de Saint Jérôme, ou présenter le monde hébraïque de David avec des références culturelles à l’Allemagne du XVIe siècle, ce n’est pas insulter Dieu, mais au contraire estimer l’universalité de sa parole.
Nous comprenons alors plus intimement la pensée de Luther quand il affirme : « La musique, c’est l’art divin, le beau don de dieu […]. Après la théologie, c’est la meilleure et la plus haute des sciences144 ». La musique épouse la plus noble des conditions : elle devient un donum divinum (don de Dieu), au même titre que la Grâce délivrée par Jésus-Christ. Dans le système luthérien, ce rapprochement ne peut pas être innocent.
Revenons à la citation de 1524 : « Je ne suis point d’avis que l’Évangile rejette tous les arts […] », peut-on lire. Que peut bien vouloir dire cette expression, surtout au début ? « Je ne suis point d’avis » sous-entend naturellement que d’autres le sont. En fait, à travers cette simple amorce, Luther cherche à se distinguer des autres réformateurs bien plus intransigeants à l’égard des pratiques artistiques (le plaisir de l’ouïe étant depuis fort longtemps assimilé à un péché145). Sur le seul rapport à la musique, les différences sont impressionnantes entre Zurich, Genève et Wittenberg. Nous reproduisons ici un tableau de l’historien Jean-Baptiste Neveux146, que nous trouvons particulièrement significatif. Il montre quelles pratiques musicales sont tolérées ou refusées par les trois principaux réformateurs :
| O = Oui N = Non |
orgue | chant | chant à l’autel | poésie religieuse | musique à l’église | musique à la maison |
| Zwingli | N | N | N | N | N | O |
| Calvin | N | O | N | N | N | O |
| Luther | O | O | O | O | O | O |
La mise en parallèle est éloquente. Zwingli refuse tout apport musical. Seule est tolérée une pratique privée, en dehors de toute institution religieuse. Même la récitation d’un psaume peut être perverse, car « le recueillement ne s’accorde pas bien longtemps avec le mouvement des lèvres147 ». Calvin semble un peu plus souple, mais très austère tout de même. Il n’accepte qu’une pratique vocale, par l’assemblée ou par un chœur spécialisé, et refuse toute intervention instrumentale. Il haïssait les « chants à quatre parties qui ne conviennent nullement à la majesté de l’Église148 », comme il l’annonce dans la préface à l’édition de 1543 du Psautier de Genève. Le Diable rôde toujours entre les bancs du Temple… Du reste, cette radicalisation se répercute dans le temple réformé, puisque la confession calviniste ne souffre aucune représentation (vitraux, peinture figurative). Quant à l’orgue, il ne s’imposera dans les temples que beaucoup plus tard (celui de la cathédrale de Lausanne est d’abord brûlé), et nous voyons que les premières positions de Calvin sont assez radicales à son sujet. Même son enterrement fut dépouillé de toute vanité – musique comprise :
‘ « Il mourut […] le 27 mai 1564. Lui qui avait écrit, en 1543, un traité polémique où il demandait ironiquement un inventaire de tous les corps sainctz et reliques qui sont tant en Italie qu’en France, Allemagne, Hespaigne et autres Royaumes, craignit que son tombeau ne devînt un lieu de pèlerinage. Son corps, enfermé dans un fuseau de grosse toile, fut porté au cimetière, comme il l’avait demandé, sans discours ni chants. Aucun signe ne marqua la place où il fut enterré 149 . » ’Martin Luther adopte une position nettement plus souple. Tout est permis (dans les limites précédemment évoquées, cela va de soi). Nous retrouvons ici le Réformateur « bon vivant » (Luther était connu pour terminer ses repas avec sa femme, ses enfants et ses amis, autour de bonnes chopes de bière, chantant et jouant lui-même du luth). Au-delà de l’image – d’ailleurs vite idéalisée – d’un religieux très permissif, il y a une réelle disposition d’esprit de tolérance, d’acceptation du patrimoine et de la culture vivante. À cet égard, les églises luthériennes ne sont pas obligatoirement des édifices nouvellement construits, comme le sont les temples réformés (calvinistes). De très nombreuses églises luthériennes, aujourd’hui encore, sont des églises originellement catholiques. Les luthériens ont simplement modifié le culte, mais n’ont pas spécifiquement transformé les intérieurs. La boutade de Luther est bien connue : « Ne laissons pas au Diable les bonnes choses »…
En tout cas, Luther se distingue très nettement de ses contemporains. Même au XVIe siècle les tensions sont palpables entre religieux : « Nous proscrivons absolument le chant mensuraliste de l’église, car il est un puissant obstacle à la dévotion. […] Si tu veux conserver le chant à l’église, alors il ne faut pas qu’il soit autrement qu’à une voix, de même qu’il n’y a qu’un seul Dieu, un seul baptême, une seule foi, un seul chant150 ». Il ne manque plus que l’éloge du chant recto tono (un seul Dieu, une seule note) pour que ces propos d’Andreas Bodenskin von Carlstadt soient indiscutablement extrémiste.
Que la musique soit prédication salutaire ou éloge du divin, elle est toujours acte de foi, car don de Dieu et accomplissement d’une révérence intérieure :
‘ « […] Pour Luther, la pratique musicale sous toutes ses formes (chant choral et d’assemblée autant que musique instrumentale, même considérés comme des activités profanes) est valorisée d’une autre manière que dans la tradition romaine, dans la mesure où elle n’est pas, pour le Réformateur, une « bonne œuvre » accomplissant une loi ou un commandement (comme la considéraient nombre de théoriciens médiévaux), mais une éminente œuvre de la foi, intégrée dans sa doctrine de la justification 151 . » ’Ainsi, le Achtliederbuch de 1523 est le coup d’envoi de l’activité hymnologique de Martin Luther dans son projet d’éducation du chrétien. Pour ce faire, Luther s’entoure de compositeurs tout au long de son existence, dont le plus célèbre est sans conteste Johann Walther (1496-1570). Le développement de la Réforme luthérienne est indissociablement lié à l’édification par le chant.
En 1524, Georg Rhau publie à Wittenberg deux livres fondamentaux : l’Enchiridion 152 de Martin Luther, contenant vingt-quatre mélodies, et en octobre le Geystliches Gesank Buchleyn de Johann Walther (de nombreuses fois réédité tout au long du XVIe siècle), contenant trente-deux chants allemands (dont les vingt-quatre de l’Enchiridion) ainsi que cinq cantiques à quatre voix.
Examinons de plus près l’Enchiridion de Luther. Nous proposons ici un tableau synthétique réalisé à partir des travaux de Charles Schneider153 :
| Numéro | Titre 154 | Origine du texte | Origine de la mélodie |
| 1 | Dis sind die heylgen zehn Gebott | Décalogue | in Gotts namen faren wir (Volkslied, avant 1210) |
| 2 | Nun freut euch lieben Christen gmeyn | M. Luther | M. Luther |
| 3 | Es ist das Heil uns kommen her | M. Luther | mélodie du précédent |
| 4 | In Gott glaub ich | P. Speratus155 | J. Walther |
| 5 | hylff Gott, wie ist der menschen not | P. Speratus | J. Walther |
| 6 | Mytten wir im leben synd | Media vita morte sumus (Antiphona de morte, Moyen-Âge) | issue du Gaesdoncker Gradual (XIIIe s.) |
| 7 | Gott sey gelobet und gebenedeyet | Hymne de Pentecôte (v. 1480) | Chant de procession de la confrérie franciscaine du cloître de Miltemberg (fin XVe s.) |
| 8 | Ich glaub in eynen Gott vatern | tiré du Credo | sans mélodie |
| 9 | Herr Christ der eynig Gotsson | M. Luther | M. Luther |
| 10 | Das Lied S. Johannes | ? | ? |
| 11 | Ach Gott von Hymmel syeh darin | Psaume 51 | J. Walther |
| 12 | Wo Gott der Herr nicht bey uns helt | Psaume 123 | « sur l’air du psaume XI » |
| 13 | Es spricht der unweisen mund wol | Psaume 53 | M. Luther |
| 14 | De profundis : Aus tieffer not | Psaume 130 | J. Walther |
| 15 | Miserere mei Deus : Erbarm dich meyn | Psaume 50 | J. Walther |
| 16 | Deus misereatur : Es wollt uns Gott genedig seyn | Psaume 126 | J. Walther |
| 17 | Christ lag in todtes bandenn | M. Luther | Séquence Victimae paschali laudes (Cf. Graduale Triplex, p. 198) |
| 18 | Jesus Christ unser Heyland | Jehsus Christus nostra salus | J. Hus156 |
| 19 | Kom Gott Schopfer heyliger Geyst | Hymne Veni creator spiritus (Cf. Graduale Triplex, p. 848), XIIe s. | Hymne Veni creator spiritus (Cf. Graduale Triplex, p. 848), XIIe s. |
| 20 | Kom heyliger Geyst herre Gott | Séquence Veni sancte spiritus (Cf. Graduale Triplex, p. 253-254) | J. Walther |
| 21 | Nun kom der heyden heyland | Hymne Veni redemptor gentium (Saint Ambroise, IVe s., Cf. Hymnaire p. 22) | Hymne Veni redemptor gentium (Saint Ambroise, IVe s., Cf. Hymnaire p. 22) |
| 22 | Christum wyr sollen loben schon | Hymne A solis ortus cardine (Cf. Paroissien Romain, p. 367), Ve s. | Hymne A solis ortus cardine (Cf. Paroissien Romain, p. 367), Ve s. |
| 23 | In Jhesus namen hebenn wyr | ? | ? |
| 24 | Eyn neues Lyed wyr heben an 157 | M. Luther | M. Luther |
Il est important de bien considérer l’ensemble de ces chorals pour comprendre à quel point ils sont représentatifs de l’esprit de Martin Luther.
En effet, du point de vue des textes, nous constatons que les origines sont variées : sources bibliques (décalogue, psaumes), contemporaines (Paul Speratus), issues de la tradition grégorienne (hymnes, séquences, mélodies sacrées), ou directement écrites par le Réformateur. Or, tous les textes sont écrits en allemand : conforme à son souci de compréhension, Luther emploi la langue vernaculaire plutôt que le latin. Ainsi, même les hymnes ou séquences du répertoire grégorien sont adaptées dans la langue du peuple.
Martin Luther est tout aussi éclectique en matière de sources mélodiques : elles proviennent de la tradition allemande (Volkslieder, chants de procession), de la tradition grégorienne (adaptation mélodique en fonction de la traduction allemande qui modifie nécessairement le débit syllabique), font référence à l’histoire récente (Johann Hus), ou sont l’œuvre du Réformateur et de son compositeur « attitré » (Luther – Walther).
Cet Enchiridion est donc le symbole même de la pensée luthérienne. Textes et musiques ne rejettent pas l’héritage catholique. Bien au contraire, Luther vise une adaptation des meilleurs contenus à destination du peuple allemand, rehaussée de compléments contemporains : le corpus ainsi constitué doit faire sens pour l’homme du peuple. Nous voyons clairement cette volonté d’édifier un culte accessible à tous, visant à concilier la valeur de tous les héritages. Cette démarche s’inscrit largement dans le projet à long terme de la « culture du chrétien », solide et cohérente, dont la traduction de la Bible offre un complément de poids. Il ne s’agit pas de renier ou de renoncer, mais de garder le meilleur.
Dès octobre 1525, Martin Luther souhaite une nouvelle liturgie, et l’annonce au prince de Wittenberg. C’est avec l’aide du Kapellmeister Conrad Rupsch (ancien Kapellmeister de Frédéric le Sage à la cour de Torgau) et de Johann Walther que le Réformateur définit les bases d’une messe allemande. Des modifications sont alors apportées, essentiellement dans le choix des textes. L’introït devient le psaume Ich will den Hern loben, le Kyrie est chanté trois fois seulement au lieu de neuf, pour le Graduel et la Séquence, on chante Nun bitten wir den Heiligen Geist (déjà présent dans le Geystliches Gesank Buchleyn de Johann Walther), le Credo est germanisé en Wir glauben all an einem Gott (également présent dans le Geystliches Gesank Buchleyn), le Sanctus en Jesaja dem Propheten das geschach (idem), le Benedictus est remplacé par Gott sey gelobet und gebenedeyet (présent dans l’Enchiridion de Luther) ; pour le cantique, on utilise Jesus Christ unser Heiland (idem), et pour l’Agnus Dei on chante Christe, du Lamm Gottes. La messe doit s’achever par le Sanctus allemand. Le 29 octobre 1525, presque huit ans jour pour jour après l’affichage des quatre-vingt-quinze thèses, la Pfarrkirche de Wittenberg célèbre la première messe réformée158. Elle sera éditée entre décembre 1525 et janvier 1526.
Comment une telle messe se déroule-t-elle dans le détail ? Nous pouvons ainsi schématiser159 le rôle que chacun remplit dans le culte luthérien (C = Chanté ; P = parlé ; PC = Plain chant ; les crochets désignent les parties ne figurant pas originalement dans les messes, mais ayant trouvé leur place au cours du XVIe siècle) :
| Pasteur | Assemblée | Kantorei | |
| 1/ Introduction | |||
| Introït | - | - | C |
| Kyrie eleison | - | - | C |
| [Glory sei Gott der Höhe (Gloria germanisé)] | - | - | C |
| Collecte (prière du jour) | PC | C | - |
| 2/ La Parole | |||
| Épître | PC | - | - |
| [Praelambulum à l’orgue] | - | - | - |
| Graduallied | C | C | C |
| Évangile | PC | - | - |
| Wir glauben all an einen Gott (Credo germanisé) | C | C | C |
| Kanzellied | - | - | C |
| Prédication | P | - | - |
| Vater unser, der du bist im Himmel (Notre-Père germanisé) | PC | « Amen » | « Amen » |
| 3/ L’Eucharistie | P | - | - |
| Jesaja dem Propheten das geschah (Sanctus germanisé) | - | - | C |
| Gott sey gelobet und gebenedeyet (Benedictus germanisé) | - | - | C |
| Christe, du Lamm Gottes (Agnus Dei germanisé) | - | - | C |
| 4/ La post-communion | PC | C | C |
| Bénédiction | PC | « Amen » | « Amen » |
| Doxologie | C | - | - |
Paul Mc Creesh et Robin A. Leaver apportent quelques informations supplémentaires :
‘ « Comme la messe romaine, le culte luthérien commence par l’Introït, le Kyrie et le Gloria, puis le pasteur récite la collecte (la prière de la fête). L’épître est ensuite chantée en allemand ; puis vient le graduel, qui précède l’évangile du jour de Noël et le Credo. Le prédicateur monte ensuite en chaire pour prononcer le sermon, qui dure généralement une heure et qui est suivi de la confession et de l’absolution (le sermon divise ainsi le culte en deux). Ceux qui souhaitent communier s’avancent alors vers le chœur. Les jours de fête importante, la préface est entonnée en latin ; elle commence par l’ancien dialogue Sursum corda et s’enchaîne au Sanctus, lui aussi en latin. Le Sanctus était cependant souvent déplacé au début de la communion, surtout lorsque l’essentiel de la messe était chanté en allemand. Faisant face à l’autel, le pasteur récite alors le Notre-Père puis consacre le pain et le vin. On célèbre ensuite la communion, qui est suivie de la postcommunion et de la bénédiction.Plusieurs aspects sont à observer : tout d’abord, il n’est pas question d’imposer une langue (l’allemand plutôt que le latin). Luther ne souhaite pas spécifiquement aboutir à un système aussi rigide que l’ancien. On pratique alors la messe allemande pour les offices ordinaires, mais on peut revenir aux textes latins pour les grandes occasions (mariage, fête, ou autres).
Surtout, nous voyons qu’il faut distinguer deux chœurs. La Kantorei, tout d’abord, chargée d’exécuter les pièces majeures du culte. Conformément à la tradition catholique, la réalisation est polyphonique. D’autre part, l’assemblée des fidèles qui chante à l’unisson.
La pratique du choral est en fait assez variée. Le chant peut être exclusivement confié à l’assemblée, ou encore au chœur spécialisé, mais peut aussi se réaliser en alternance : tantôt les phrases, tantôt les strophes sont réparties entre les fidèles (choraliter) et la Kantorei – parfois doublée par les instruments disponibles (figuraliter).
Nous retrouvons donc dans le déroulement de cette messe toutes les couches de la société : le pasteur qui officie, le peuple (assemblée), la Kantorei (chœur d’enfants sous la direction du cantor), musiciens divers (Collegium musicum, Stadtpfeiferei).
Ainsi, Martin Luther veille à l’édification du bon chrétien. Le fond théologique (justification par la foi) conditionne progressivement la responsabilisation individuelle (sacerdoce universel). Or, renforcer l’intimité avec le divin demande une meilleure compréhension du Verbe. Cela nécessite une éducation de première qualité : tout enfant doit recevoir une instruction, tant littéraire que musicale. Le chrétien ne peut plus se contenter de recevoir l’Écriture, il doit la pratiquer. Martin Luther fournit alors tous les « outils » qu’il peut : traduction de la Bible en langue vernaculaire, le Achtliederbuch de 1523 puis l’Enchiridion de 1524 à destination des fidèles, puis quantité d’enchiridien à partir de 1525, messe allemande, manuels de chants à deux, trois et quatre voix à destination des écoles – les fameux Bicinia et Tricinia publiés par Georg Rhau (voir Planche n°8), sans compter le combat permanent pour maintenir un bon niveau musical dans toutes les écoles.
Si Martin Luther reste un compositeur mineur – il est certes l’auteur de mélodies de choral, dont le fameux Ein feste Burg ist unser Gott (voir Planche n°9), véritable « marseillaise » du luthéranisme – mais n’a laissé aucune trace polyphonique de sa propre main), son engagement en faveur de la culture en général et de la musique en particulier se distingue de tous les autres réformateurs. Loin d’épouser une austérité tranquillisante, il ne rejette pas les héritages du monde catholique et préfère trier, organiser, et repenser toutes les modalités du culte. Être cohérent avec sa foi n’implique pas l’isolement de la foi. L’humanisme de Luther inonde ses propos dès qu’il s’agit d’évoquer la musique, avec un enthousiasme il est vrai assez communicatif :
‘ « Salut en Jésus-Christ ! Je souhaite de tout cœur que chacun considère la divine Musique comme chose louable et comme don de Dieu. Comme submergé par la grandeur et les qualités de cet art, je ne puis trouver ni un commencement ni une fin à mes paroles : je ne suis qu’un pauvre et prosaïque panégyriste. Qui pourrait résumer tout ce que contient la Musique ? Si l’on voulait y prétendre, il faudrait que ce résumé n’eût pas l’air d’en être un.Ainsi, l’élaboration d’un répertoire essentiellement monodique (les chorals) ne doit pas affecter l’exercice de la polyphonie. Bien au contraire.
Mais pour estimer les polyphonies luthériennes, il nous faut rencontrer les auteurs qui se sont joints à la cause protestante. Le premier d’entre eux, bien entendu, est Johann Walther.
Le pape Léon X n’est autre que Jean de Médicis, fils de Laurent le Magnifique. Pour mémoire, souvenons-nous qu’Heinrich Isaac avait travaillé à la cour de Florence entre 1485 et 1497. Léon X est donc un ancien élève d’Isaac.
L’indulgence n’est pas une nouveauté au XVIe siècle : « La pénitence tarifée est introduite au VIIe siècle », Jean-Paul Cahn, dans Luther et la Réforme (1519-1526), Ouvrage collectif coordonné par Jean-Paul Cahn et Gérard Schneilin, Paris, Éd. du Temps, coll. « Questions de Civilisation », 2000 ; voir p. 20, note 7. La nouveauté tient surtout au fait que le pape rachète non seulement les fautes des vivants, mais aussi celles des défunts et des futurs défunts. Luther n’accuse pas le principe, qu’il approuve à la base, mais discute sur la capacité du pape à étendre son pouvoir jusqu’à la rémission inconditionnelle de tous les péchés. On pourrait presque faire un parallèle avec la manière dont Paul considère la Loi Mosaïque dans ses épîtres. Si la loi de Moïse pouvait à elle seule garantir le salut du croyant, alors le sacrifice du Christ ne servirait à rien : « En effet, par la Loi je suis mort à la Loi afin de vivre à Dieu : je suis crucifié avec le Christ ; et ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi. Je n’annule pas le don de Dieu : car si la justice vient de la Loi, c’est donc que le Christ est mort pour rien » (Paul, Épître aux Galates, 2 19-21). Finalement, on retrouve chez Luther cette inquiétude paulinienne : l’impossibilité de la gratuité de la mort du Christ (qui ne peut mourir sans raison). Ni la Loi de Moïse ni le pape ne peuvent garantir exclusivement la rémission totale des péchés, sinon le Christ serait « mort pour rien ».
DELUMEAU (Jean), Naissance et affirmation de la Réforme, 1965, 6/Paris, Puf, coll. « Nouvelle Clio – L’Histoire et ses Problèmes » , 1991, p. 57.
LUTHER (Martin), Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 136.
Ibid., p. 137.
Ibid.
Ibid.
Ibid., p. 138.
Ibid., p. 139-142.
Lettre au pape Léon X, Ibid., p. 830.
Ibid., p. 834-835.
DELUMEAU (Jean), Naissance et affirmation de la Réforme, op. cit., p. 71.
GUICHARROUSSE (Hubert), Les musiques de Luther, op. cit., p. 112.
Cité par GUICHARROUSSE (Hubert), ibid., p. 112-113.
Wanegffelen, Thierry, « L’Occident au temps du jeune Luther : un monde en crise », in : Cahn, Jean-Paul et Schneilin, Gérard (dir.), Luther et la Réforme (1519-1526), op. cit., p. 61-62.
Imitant quinze ans plus tard le mariage de Martin Luther avec Katharinen von Bora, une ancienne moniale acquise à sa cause. De l’union de Martin et Katharinen naîtront « six enfants – trois garçons et trois filles – dont quatre seulement atteignent l’âge adulte et survivent à leur père », CHAIX, Gérald, « Le Saint-Emire romain de nation allemande à l’époque de Luther (1483-1546) », in : Cahn, Jean-Paul et Schneilin, Gérard (dir.), Luther et la Réforme (1519-1526), op. cit., p. 70.
DELUMEAU (Jean), Naissance et affirmation de la Réforme, op. cit., p. 115.
Cité par SCHNEIDER (Charles), Luther, poète et musicien, et les Enchiridien de 1524, Genève, Henn, 1942, p. 138.
Cité par GUICHARROUSSE (Hubert), Les musiques de Luther, op. cit., p. 173.
Cité par SCHNEIDER (Charles), Luther, poète et musicien, et les Enchiridien de 1524, op. cit., p. 123.
Déjà au IVe siècle, Saint Augustin se méfiait des sens et des « plaisirs de l’ouïe » dans le chapitre XXXIII du Livre Dixième de ses Confessions : « Mais le plaisir des sens, par quoi il ne faut pas laisser énerver l’âme, me trompe souvent », ou plus loin : « Ainsi je flotte entre le danger du plaisir et la constatation des bons effets qu’elle opère ; et, tout en me gardant d’un avis irrévocable, je penche à approuver la coutume du chant dans l’Église, afin que, par le charme des oreilles, l’âme encore trop faible s’élève aux sentiments de la piété. D’ailleurs, quand il m’arrive d’être plus ému du chant que des paroles chantées, j’avoue que mon péché mérite pénitence, et alors je préférerais ne pas entendre de chants » (Saint Augustin, Les Confessions, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 237).
NEVEUX (Jean-Baptiste), Vie spirituelle et vie sociale entre Rhin et Baltique au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, coll. « Publications de la Faculté des Lettres et Sciences-Humaines de Paris-Nanterre », 1967, p. 386.
Cité par Marc HONEGGER, in : Histoire de la Musique, tome I, Des Origines à Jean-Sébastien Bach, Paris, Encyclopédie de la Pléiade, 1960, p. 1153.
Cité par Alexandre CELLIER, ibid., p. 1136.
DELUMEAU (Jean), Naissance et affirmation de la Réforme, op. cit., p. 121.
Cité par GUICHAROUSSE (Hubert), Les musiques de Luther, op. cit., p. 207.
Guicharrouse, Hubert, « 95 thèses et 36 cantiques, L’œuvre hymnodique de Luther, miroir de sa pensée et de son action réformatrices », in : Luther et la Réforme (1519-1526), op. cit., p. 171 sq.
Un Enchiridion est littéralement un manuel de chants populaires. Luther fera publier un grand nombre d’Enchiridien (pluriel d’Enchiridion).
SCHNEIDER (Charles), Luther, poète et musicien, et les Enchiridien de 1524, op. cit.
Nous conservons l’orthographe d’origine, en vieil allemand.
Paul Speratus (1484-1551), poète allemand et ami de Martin Luther.
Johann Hus (v. 1370-1415). Première figure importante de la révolte contre l’autorité papale, bien avant la protestation luthérienne. C’est dans la Bohême des années 1412 que Johann Hus, d’abord prêtre puis vicaire, et enfin recteur de l’université de Prague, s’indigne contre le commerce des indulgences. De violentes diatribes éclatent entre J. Hus et les partisans des indulgences. Cette même année, J. Hus est excommunié par Rome. Un siècle avant M. Luther, Johann Hus connaît la même sentence : lui et ses compagnons sont activement recherchés pour hérésie. Arrêté et condamné à mort, il est livré au bûcher le 6 juillet 1415, à Constance. Bien évidemment, M. Luther voit en J. Hus un précurseur de la contestation légitime (bien qu’il ne prenne connaissance de ses écrits qu’aux alentours des années 1519). Pour plus de détails sur Johann Hus, voir SMAHEL (Frantisek), « Luther, Hus et les hussistes », in : Cahn, Jean-Paul et Schneilin, Gérard (dir.), Luther et la Réforme (1519-1526), op. cit., p. 29-36.
Ce dernier morceau, « Entonnons un chant nouveau », fait allusion à l’exécution de deux augustins (Henrik Vos et Jan van der Essohen), brûlés le 1er juillet 1523 par l’Inquisition bruxelloise.
Pour plus de détails sur l’élaboration de la messe allemande, voir GUICHARROUSSE (Hubert), Les musiques de Luther, op. cit., p. 210-216.
Il est difficile de livrer un modèle unique pour un culte qui évolue au fil du temps (l’orgue, par exemple, ne s’est réellement imposé que dans la seconde moitié du XVIe siècle), selon les localités et les circonstances (une messe de Noël est toujours plus développée qu’une « simple » messe dominicale).
Paul McCreesh et Robin A. Leaver, livret du CD Praetorius Mass, référence DIV5, p. 16-17.
Préface de l’Enchiridion de 1528, cité in : SCHNEIDER (Charles), Luther, poète et musicien, et les Enchiridien de 1524, op. cit., p. 139, 141.