1.3/ Saint-Marc de Venise

On aurait tort, cependant, de limiter l’activité artistique du dernier XVIe siècle au pôle sacré tridentin (Rome, Milan) et au pôle profane du madrigal (Rome, Venise). Car les innovations sont nombreuses, et le bouillonnement italien n’est pas près de s’arrêter ici. En effet, l’importance de Venise ne saurait être minorée : en matière de création, son dynamisme musical ne s’arrête pas aux portes du madrigal – fut-il spirituel, car il touche également la musique religieuse avec une certaine indifférence pour l’austérité tridentine. Il faut dire que son éloignement de Rome et sa topologie enclavée favorisent une telle indépendance. Mais surtout, la célèbre basilique Saint-Marc étant sous la juridiction privée des doges, la musique qui y est pratiquée répond davantage aux goûts fastueux des dirigeants qu’aux restrictions romaines. Saint-Marc contre Saint-Pierre, voilà un enjeu capital.

Le compositeur le plus influent à Saint-Marc est sans conteste Adrian Willaert (1480-1562), déjà rencontré au sujet du madrigal. Ce natif de Bruges quitte les Flandres pour être nommé maestro di capella de Saint-Marc en 1527, poste qu’il occupe durant trente-cinq années, jusqu’à sa mort. Il assure lui-même la formation de ses successeurs, puisqu’on compte parmi ses élèves Cyprien de Rore (maestro di capella de Saint-Marc en 1563 et 1564), Gioseffo Zarlino (de 1565 à 1590), ou Andrea Gabrieli – chantre à Saint-Marc aux alentour de 1536 – qui deviendra second puis premier organiste à la tribune. Willaert enrichit la musique religieuse, puisqu’on lui doit l’invention des Cori spezzati (chœurs séparés) à double voire à triple-chœur pour les fêtes importantes (comme les Vêpres ou les Complies). Dès 1550, il écrit des psaumes à huit voix en double-chœur, tout comme un Magnificat – aujourd’hui perdu – à triple chœur. Dans son traité Le istitutioni harmoniche (1558), G. Zarlino décrit les procédés de son maître :

« Le chœur est divisé en deux ou trois groupes, chacun constitué de quatre voix. Ces groupes chantent soit alternativement, soit simultanément lorsque cela est approprié, et surtout à la fin du psaume, ce qui est excellent. Bien que ce style représente quelques difficultés, on ne doit pas les fuir pour autant, car les résultats peuvent être admirables et de grande valeur. Ces difficultés seront diminuées par l’étude savante d’Adriano [Willaert], comme ses psaumes et le Magnificat à trois chœurs qu’il a écrits il y a longtemps déjà 377 . »

Bien entendu, les difficultés sont naturellement liées à la synchronisation des multiples chœurs, répartis entre l’abside, la tribune de l’orgue, ou les chapelles latérales. Il est intéressant de noter que Zarlino insiste sur une structure particulière : il est bon de commencer par l’alternance des chœurs, puis de les faire chanter tous ensemble à l’approche des dernières mesures. Cette unique indication nous prouve que l’effet recherché est bien d’impressionner l’auditeur, de le prendre dans un tourbillon sonore avant de faire retentir un majestueux Tutti. Philippe Canguilhem décrit la polychoralité vénitienne, étayant son propos avec des extraits du Cerimoniale (1564) du maître de cérémonie de Saint-Marc, Bartolomeo Bonifacio :

« […] Bonifacio donne une précision intéressante concernant la disposition des voix et la distribution des parties : ˝ Les chanteurs chantent les psaumes divisés en deux chœurs, c’est-à-dire quatre chanteurs dans un chœur et tous ceux qui restent dans l’autre. ˝ L’habitude vénitienne ne faisait donc pas dialoguer deux chœurs aux effectifs égaux ou comparables, mais au contraire contrastés, rappelant plutôt la pratique responsoriale (dans laquelle un soliste succède à l’ensemble du chœur) que le chant antiphoné (où les deux moitiés du chœur se répondent), si l’on cherche dans l’interprétation du plain-chant une origine aux cori spezzati 378 . »

Surtout, on imagine qu’une répartition entre chœur pour solistes et grand chœur permet une mise en valeur de la virtuosité. Il faut ainsi comprendre toute la richesse des cori spezzati : ils révèlent un contraste spatial (l’abside, la tribune), temporel (question, réponse), mais aussi une opposition de masses (solistes, grand chœur) et d’écritures (présence ou absence de virtuosité).

Avec Andrea Gabrieli (1520-1585), la tradition polychorale est maintenue379. Son œuvre (outre six livres de madrigaux, messes, psaumes, cantiones sacrae), publiée avec celle de son neveu Giovanni Gabrieli (1557-1612), présente déjà l’originalité de mentionner l’utilisation d’instruments avec les voix (les concerti posthumes de 1587, per voci instrumenti musicali). L’origine des cori spezzati semble discutée, puisqu’en 1562 Andrea Gabrieli accompagne le duc Albert V de Bavière pour le couronnement de l’Empereur Maximilien II, faisant escale à Prague, Bamberg, Würzburg et Francfort. Il rencontre alors Roland de Lassus, dont la renommée et l’influence sont prodigieuses. Plus tard, Giovanni Gabrieli rencontrera également R. de Lassus à Munich (entre 1574 et 1579). Or,

‘« […] en 1562, Lassus avait une stature de compositeur bien supérieure à celle d’Andrea Gabrieli, modeste auteur de trois madrigaux publiés dans des anthologies quand son collègue flamand avait huit recueils entiers à son actif, imprimés à Anvers, Louvain, Venise, Rome ou Nuremberg. C’est pourquoi les spécialistes considèrent aujourd’hui que la technique typiquement vénitienne du double chœur, qui connaît ses plus beaux résultats dans les œuvres des Gabrieli, a pu naître en Bavière sous l’influence de Lassus. Les œuvres de ce genre composées par ce dernier, loin d’être tributaires de techniques maîtrisées par Andrea Gabrieli et les Vénitiens en poste à Munich, seraient en réalité les modèles des musiques composées peu après pour les chanteurs de la basilique Saint-Marc380. » ’

D’où viennent alors ces chœurs séparés ? De Venise ? De Munich ? Du brillant R. de Lassus ? Du modeste A. Gabrieli ? Pour notre part, nous cautionnerons la thèse zarlinienne : tout commence avec Adrian Willaert, le maestro di capella de Saint-Marc. Le genre est donc vénitien et flamand toute à la fois. Il ne serait pas étonnant que R. de Lassus ait repris pour son compte les techniques italiennes, puisqu’on retrouve sa trace à Naples, Milan puis Rome entre 1550 et 1555. Mais à cette époque, Lassus ne publie aucune œuvre. Il faudra attendre son retour à Anvers (1555-1556), où il édite essentiellement des madrigaux. Le rôle joué par A. Willaert semble donc plus déterminant à ce sujet.

Quoiqu’il en soit, les œuvres des Gabrieli définissent de nouveaux critères, érigeant la musique de Saint-Marc en modèle incontestable. Tout d’abord, les textes choisis sont directement issus des Écritures (psaumes le plus souvent), mais peuvent également être inventés pour l’occasion ; en ce sens, nous ne sommes pas loin du madrigal spirituel (à cela, rien d’étonnant, puisque les principaux ministres du madrigal spirituel sont aussi maestro di capella à Saint-Marc ; il est alors difficile de séparer ce qui provient du même homme). Ensuite, le petit chœur pour solistes (noté voce sur les partitions) se voit agrémenté d’un grand nombre d’ornements ; cette écriture virtuose diffère très largement du grand chœur (la cappella), dont le rythme est généralement limité aux valeurs longues. Autre ingrédient de poids : les voix sont désormais accompagnées d’instruments. Ici, les rôles sont triples : certains instruments doublent les voix de la cappella, mais d’autres peuvent aussi remplir le rôle de solistes (la virtuosité vocale est donc enrichie par la virtuosité instrumentale, elle-même chargée d’ornements) ; enfin, on note la présence d’un continuo, qui soutient le quatuor vocal. Philippe Canguilhem résume tout ceci dans son commentaire du In ecclesiis de Giovanni Gabrieli :

« Les solistes chantent tantôt seuls, tantôt à deux, accompagnés par la basse continue ou dialoguant avec les instruments ; les choristes de la cappella se contentent de participer aux tutti du refrain, un vigoureux alleluia en mesure ternaire. La section conclusive, qui rassemble toutes les forces en présence, exprime parfaitement la différence de statut entre les chanteurs des deux groupes : alors que la cappella chante une musique simple qui procède en valeurs longues, les chanteurs solistes rivalisent de virtuosité en exécutant de spectaculaires ornements vocaux 381 . »

On imagine à quel point l’opulence de cette polychoralité pût trancher avec les austères polyphonies tridentines. Surtout, les expériences sonores menées dans la cité des doges furent un modèle pour des générations entières, dépassant très largement les frontières italiennes. Cette éclosion de la musique instrumentale – œuvre des Gabrieli à Venise mais aussi de Lodovico Grossi da Viadana (1564-1645) à Mantoue (auteur des Cento concerti ecclesiastici publiés en 1602) – est une composante majeure dans la genèse du style baroque.

Notes
377.

Cité in : CANGUILHEM (Philippe), Andrea et Giovanni Gabrieli, Paris, Fayard, 2003, p. 87.

378.

Ibid., p. 88.

379.

Ajoutons que G. P. da Palestrina s’adonnera également à la polychoralité : son Liber Secundus (1572) contient à cet effet des motets à huit voix en double chœur.

380.

CANGUILHEM (Philippe), Andrea et Giovanni Gabrieli, op. cit., p. 26.

381.

Ibid., p. 89.