Figure typique de l’Allemagne traditionnelle, Gallus Dressler est un pur produit de la culture luthérienne. Formé à l’université d’Iéna, pétri de culture humaniste dans laquelle la musique est conjointement un outil de l’érudition et un remède de l’âme (la catharsis aristotélicienne est un objet d’étude récurrent), Dressler succède en 1558 à Martin Agricola au poste de cantor de l’école latine de Magdeburg (poste qu’il conservera jusqu’en 1575 avant d’être nommé diacre à la Nicolaikirche de Zerbst). Cette localité pour le moins luthérienne (au cœur du foyer protestant, à égale distance d’Eisleben – la ville natale de Luther – et de Wittenberg) laisse pressentir une charge honorifique, surtout quand on songe à M. Agricola, compositeur luthérien parmi les plus zélés aux côtés de Johann Walther.
Peu de temps après sa nomination à Magdeburg, G. Dressler publie ses Zehen deudscher Psalmen (Iéna, 1562) dédiés « à l’archevêque de Magdeburg, protecteur de l’école et récemment passé à la Réforme. Le compositeur s’y relie clairement à la tradition de Luther : ˝Ich hab’Gott zu lob […] zehen deudscher Psalmen Davids, wie sir der heilig Man Lutherus in unser Sprach gebracht, in vier und mehr stimmen […] gesetzt˝ (Pour la louange de Dieu […] j’ai mis à quatre voix et plus […] dix psaumes de David allemands, tels que Luther, ce saint homme, nous les a transmis dans notre langue) 417 ».
Son recueil de notes – cours musical dispensé à l’école de Magdeburg – connu sous le nom de Praecepta musicae poëticae, datant des années 1563-64 (mais jamais édité), nous permet de mieux comprendre la mentalité de ce second XVIe siècle dans l’Allemagne traditionnelle.
Le premier chapitre distingue d’emblée trois sortes de contrepoint : Simple, Fleuri (ou Brisé), et Coloré 418. Le contrepoint simple correspond à l’écriture homorythmique stricte, « celui qui accorde à chacune des notes la même valeur de quantité, comme lorsque [chaque] note chorale est placée contre une autre419 ». Le contrepoint fleuri (ou brisé) introduit au-dessus du cantus des notes figurées (c’est-à-dire animées d’un rythme différent), aboutissant alors à un ensemble de valeurs longues et brèves. Ce contrepoint ressemble ainsi à une homorythmie assouplie : la superposition vocale reste relativement homogène, malgré les notes de passage et retards qui émaillent la partition. Le terme brisé semble convenir parfaitement à ce mode de composition. En revanche, le contrepoint coloré est celui qui se rapprocherait le plus de ce que nous appellerions aujourd’hui le « contrepoint fleuri » : « c’est celui qui produit l’harmonie à partir des différentes quantités des notes et des signes420. À cette catégorie appartiennent Messes figurées, pièces vocales appelées motets et chansons Françaises, Italiennes ou autres, offrant une extraordinaire variété421 ». L’Amen dico vobis que joint G. Dressler en exemple montre bien les départs en imitation, la grande « variété » rythmique et les entrelacs qui en résultent. Si Dressler parle de contrepoint coloré, c’est par considération pourrait-on dire graphique ; en effet, la partition est vite saturée en notes noircies – valeurs brèves sollicitées pour les mélismes. La partition « colorée » déteint sur la qualification même du contrepoint.
Il est ainsi intéressant de trouver dans ce premier chapitre une distinction entre trois modalités de contrepoint : les auteurs de l’époque apprennent finalement très tôt à distinguer un statut intermédiaire entre l’homorythmie stricte et le contrepoint fleuri complexe. Il s’agit de ce fameux contrepoint fleuri ou brisé, équivalent de notre homorythmie assouplie.
Passons quelques chapitres des Praecepta musicae poëticae (traitant des consonances et dissonances, des intervalles prohibés – l’éternel triton –, et du traitement des quartes et sixtes), pour nous arrêter au non moins instructif chapitre VI qui attire immanquablement notre attention à ce point de l’étude :
‘ « Tout comme 4 éléments forment un corps parfaitement uni, 4 voix composent une pleine harmonie. […] Elles reçoivent le nom usuel de Ténor et Discantus, Bassus, Altus.Une telle présentation est éloquente. Elle montre sans ambiguïté que la polyphonie est alors toujours conçue comme une conjonction de lignes, une horizontalité sans cesse élaborée à partir d’une autre horizontalité dans un jeu permanent d’écarts dissonants et de retrouvailles consonantes. Combien la vision harmonique est-elle encore éloignée de nous, alors que nous venons de rencontrer une définition du contrepoint simple – celle-là même qui ouvre le traité – véritable symbole de la conception verticale ! Nous sommes bien dans une période artistique où les mentalités se renversent peu à peu. Du reste, l’ordre dans lequel G. Dressler présente les voix est tout à fait représentatif : le Ténor, voix fondamentale à partir de laquelle se conçoit le contre-chant (Discantus), rôle confié à la Kantorei. Arrive la basse et sa « voix bien profonde », puis l’alto. Celle-ci est comme « déduite » des voix précédentes : « à l’octave » de la basse, ou « à la quarte du Ténor ». Les voix ne cessent de se compléter dans un rapport de perpétuelle dépendance.
Gallus Dressler poursuit :
‘ « […] bien que ces voix ne puissent être enfermées dans des limites précises, il faut néanmoins montrer aux enfants l’ambitus et l’emplacement de chacune d’elles, car il est bon que les étudiants aient sous les yeux des règles éprouvées pour soutenir leurs efforts.Remarque qui nous permet d’attribuer à la Basse un ambitus allant approximativement de fa1 à fa2. Les voix méritent donc d’être enfermées à l’intérieur d’une octave.
Passons encore quelques chapitres, où Dressler explique l’ordre dans lequel il faut composer les voix (bien évidemment Ténor – Discantus – Bassus – Altus), les différents enchaînements de consonances, les clausules (terminaison parfaite dite « dure » quand le ténor va de la seconde à la tonique, ou dite « molle » quand ce même ténor va de la quarte à la tierce, terminaison semi-parfaite quand le Discantus entretient avec le ténor un rapport de consonance imparfaite), l’usage des clausules, les pauses, pour nous arrêter momentanément au chapitre XI, celui qui traite de l’invention des fugues. Par chance, Dressler définit la fugue : « C’est la répétition [d’un motif] par deux, trois ou plusieurs voix ; elle se fait à l’unisson, à l’8ve, à la 5te ou à la 4te 424». Dès lors, il existe trois types de fugue : la fugue entière, la demi-fugue et la fugue tronquée. La fugue entière correspond au canon ; la demi-fugue fait entendre les départs successifs, puis une fois les entrées passées, toutes les voix se rejoignent sur une clausule ; la fugue tronquée commence par les entrées fuguées puis admet des parties libres.
Le chapitre XII est également très instructif, puisqu’il replace la musique dans une dimension toute rhétorique : « Horace dit avec bonheur : ˝Dimidium facti qui bene coepit habet˝ [Bien commencer, c’est avoir fait déjà la moitié]. Comme ce proverbe semble s’appliquer autant à notre objet qu’à d’autres, nous appelons ici exorde le début de toute pièce vocale, jusqu’à la première clausule. Tant que la première cadence [n’est pas] venue, c’est l’exorde425». L’art musical est donc un art du discours, une démonstration qui emploie les mêmes stratégies et use des mêmes effets. Parler d’exorde n’est pas innocent. Certes, « [l’]art musical [est un] proche parent de la poésie426 », mais l’attention portée aux premiers mots du discours nous renvoie immanquablement à Cicéron et Aristote. Or, Dressler distingue deux sortes d’exorde : l’exorde plein, et l’exorde nu. Le premier consiste à faire entrer toutes les voix ensemble, « ou de même, avec une exquise douceur, quand elles s’arrêtent simultanément427 ». Le second, comme on pouvait l’imaginer, procède par entrées successives. Une phrase de Dressler attire notre attention : « Généralement, les exordes de ce genre sont formés de fugues428 ». Nous l’entendions bien dans ce sens. Mais alors, pourquoi préciser généralement ? Il est sans doute possible de concevoir l’exorde avec une voix introductive, les autres voix démarrant simultanément, sorte de solution intermédiaire entre le plein et le nu.
Le chapitre XIII est également riche de précisions. Ici, Dressler énumère des règles de composition. La première d’entre elles s’inscrit également dans une dimension rhétorique : « Il faut avant tout choisir le ton convenant à la matière [du discours] ; car certains sont joyeux comme le premier, le cinquième et le huitième, certains sont funestes comme le second, le quatrième et le sixième, et certains sont chagrins [et austère] comme le troisième et le septième429 ». Outre les vertus expressives attribuées à chacun des modes, Dressler se limite curieusement au cadre de l’octoechos et ne franchit pas le huitième mode ; pourtant, le Dodekachordon d’Heinrich Glarean est largement antérieur à ce cours (1547 contre 1563-64). Les préceptes du cantor de Magdeburg semblent donc s’en tenir à la plus stricte et ancienne tradition.
La seconde règle n’est pas moins rhétorique (jusque dans sa formulation) : « Il faut tenir compte du sens des paroles, [de sorte] qu’elles se lient convenablement à l’harmonie […]. Les pièces vocales sont élaborées pour servir les paroles et non les paroles en fonction de l’harmonie430 ». Monteverdi ne prétendrait pas le contraire431.
La quatrième règle est encore plus éloquente : « Lorsqu’interviennent des paroles pleines d’emphase, il est bienséant d’avancer d’un pas ralenti, en plaçant ici ou là quelques pauses générales, ce qui se produit d’ordinaire dans les messes, en particulier sur le nom de Jésus-Christ ; les pauses subordonnées à une élocution syllabique ne sont pas non plus malvenues, comme dans la Passion [du Christ] : ˝ Ah !... toi qui détruis [le Temple, sauve-toi toi-même !]. Il est bienséant aussi de [faire monter la musique] quand la matière est joyeuse ou pleine de colère et d’occuper un registre plus profond pour exprimer la peine ». Cette quatrième règle est très dense. En peu de mots, G. Dressler évoque le recours au tempo (le pas ralenti), aux silences (pauses servant de mises en valeur), et au registre (aigu ou grave). De cette manière, la quatrième règle est une sorte de démonstration de la seconde.
Au chapitre XV, les dernières recommandations de G. Dressler sont révélatrices (les mots entre crochets sont les restitutions du texte par O. Trachier) :
‘ « Après avoir donné les préceptes nécessaires à l’apprentissage de la musique poétique, nous allons montrer brièvement aux adolescents la méthode pour progresser dans cette étude. Et, pour qu’ils pénètrent au cœur de cette discipline plus facilement et plus directement, nous allons [leur] soumettre quelques règles.Cette dernière indication est précieuse : Roland de Lassus forme à lui seul une école, d’ailleurs estimée supérieure aux précédentes. Mais comment Lassus peut-il être à ce point porté aux nues alors que ses audaces transgressent si facilement les règles ? N’oublions pas que Dressler écrit en 1563-64, et que Lassus ne s’est pas encore fait connaître par ses œuvres chromatiques, ni par ses canzone et Moresche particulièrement audacieuses.
Gallus Dressler apparaît donc bien comme un compositeur traditionnel, du moins au regard de son enseignement musical. Qu’en est-il de ses propres compositions ?
Pour l’exemple, nous observerons Wahrlich, ich sage euch publié dans les XVI Geseng (Magdeburg, 1570). Un simple regard sur la partition (voir Exemple 3-2.2, Annexes p. 76)440 nous montre une écriture d’une grande sobriété, favorisant la clarté et la compréhension du texte. Nous avons ici un bel exemple de contrepoint brisé (nous préserverons cette dénomination pour ne pas confondre avec notre vision du contrepoint fleuri, dénommée coloré par Dressler). Cette écriture est du reste la même dans Ich bin die Auferstehung (également publié dans les XVI Geseng)441 ou dans l’adaptation du psaume 90 (89) Unser Leben währet siebzig Jahr (publié dans les XC Cantiones, Magdeburg, 1570)442, avec une souplesse qui se rapproche plus facilement du contrepoint coloré.
En regardant de plus près Wahrlich, ich sage euch, nous remarquons l’étendue des ambitus finalement large : dixième mineure pour le soprano (do#3-mi4), octave pour l’alto (la2-la3), dixième majeure pour le ténor (ré2-fa#3), et onzième augmentée pour la basse (sol1-do#3). Cette pièce est même la plus sobre des trois citées. En effet, Ich bin die Auferstehung élargit les possibilités : dixième mineure pour le soprano et l’alto, dixième majeure pour le ténor, et onzième pour la basse. Quant au Unser Leben währet siebzig Jahr, G. Dressler fait éclater le cadre jusque-là toléré : dixième majeure pour le soprano, dixième mineure pour l’alto, onzième pour le ténor, et treizième mineure pour la basse (avec un impressionnant mi1-do3). On songe alors au chapitre VI de ses propres Praecepta musicae poëticae, où les voix étaient bien sagement contenues à l’intérieur de l’octave. Est-ce à dire qu’il existe un temps de l’enseignement (où il faut bien se résoudre à la pédagogique simplification) et le temps de la création (plus facilement affranchie des règles) ? C’est fort possible. Il ne faut pas non plus négliger les possibilités vocales du chœur de Magdeburg, certainement hautement qualifié. Comme Lassus, Dressler profite du talent local – même s’il reste prudent dans son cours quant aux capacités traditionnelles d’un chœur – et s’autorise de nombreux dépassements d’octave.
Ceci considéré, penchons-nous plus conséquemment sur Wahrlich, ich sage euch, mise en musique d’un extrait de l’Évangile de Jean (5 24).
‘ - Mes. 1-5 : « Wahrlich, ich sage euch » (En vérité, je vous le dis)Basse | si | sol | la | fa | sol | mi | fa | ré | mi | la | ré | sol | la | si | mi |
Chiffrage | 5 | 6 | 5 | 6 | 5 | 5 | 5 | 6 | 5 | 5 | 5 | 5 | 6-5 | 5 # |
5 |
Degré | V | I | IV | II | III | I | II | V | I | IV | VII | III | II-IV | V | I |
De cette manière, nous voyons bien que l’écriture de Gallus Dressler cherche en tout point à épouser le sens du texte. Même une écriture relativement sobre peut contenir des intentions bien visibles. Surtout, la plume du cantor de Magdeburg n’hésite pas à alterner les modalités polyphoniques : contrepoint simple, brisé ou coloré (dans les sections à vocalises), le sens du texte détermine à lui seul le style d’écriture. « Les pièces vocales sont élaborées pour servir les paroles » disait-il. Wahrlich, ich sage euch en est la démonstration.
DRESSLER (Gallus), Praecepta musicae poëticae, éd. O. Trachier et S. Chevalier, CESR (Tours), Paris, Minerve, coll. « Épitome musical », 2001, p. 6.
Ibid., p. 96.
Ibid., p. 98.
« C'est-à-dire des symboles fixant les mensurations » (note d’Olivier Trachier).
Ibid., p. 100.
Ibid., p. 128.
Ibid., p. 128-131.
Ibid., p. 162.
Ibid., p. 168.
Ibid.
Ibid.
Ibid., p. 170.
Ibid., p. 172.
Ibid.
Il faut se souvenir ici de la préface aux Scherzi Musicali (1607) de Claudio Monteverdi, écrite par son frère Giulio Cesare : « C’est ce que révèlera mon frère, qui, convaincu que la musique (pour ce genre de chant qui est le sien) a pour objet la perfection de la mélodie et que, considérée ainsi, l’hamonie, de maîtresse devient servante du discours, et le discours maître de l’harmonie, réflexion vers laquelle s’oriente la seconde pratique [seconda prattica] ou usage moderne [uso moderno], promet, pour cette vraie raison, de démontrer à son contradicteur [Artusi] que l’harmonie du madrigal Cruda Amarilli n’est pas faite au hasard, mais au contraire dans les règles de l’Art et selon une étude qui n’a pas été comprise de son adversaire et qui n’est pas encore connue » ; MONTEVERDI (Claudio), Correspondance, préfaces, épîtres dédicatoires, Sprimont, Mardaga, coll. « Ars Musices Iuxta Consignationes Variorum Scriptorum, traduction par Annonciade Russo, 2001, p. 247.
Clemens non Papa (entre 1500 et 1510-1555), compositeur flamand largement diffusé de son vivant. On lui doit une quinzaine de messes, deux-cent trente motets et quantité de chansons polyphoniques. Il est fréquemment cité tout au long des Praecepta musicae poëticae.
« Dressler se répète avec inexactitude (voir p. 173, règle I) et maladresse (le septième ton s’y trouve à la fois gai et triste). L’importance de la modalité apparaît ici une nouvelle fois » (note d’Olivier Trachier).
Comprendre : « sont peu complexes en rythmes », « peu denses ».
« En affirmant l’excellence d’Isaac dans le contrepoint brisé, Dressler rend hommage à la toute-puissance du Tenorlied germanique à la fin du XVe siècle. En même temps, il jette un regard un peu réducteur sur l’œuvre de son aîné, bien plus diversifiée que cela et moins éloignée de celle de Josquin et de ses contemporains qu’il semble le faire croire » (note d’Olivier Trachier).
Nicolas Gombert (1505-1556), autre flamand de la génération Clemens non Papa, maître de chapelle de Charles Quint.
Thomas Crecquillon (1500-1557), maître de chœur et compositeur de la chapelle de Charles Quint.
Contrepoint plus élaboré que celui de Josquin, donc.
DRESSLER (Gallus), Praecepta musicae poëticae, op. cit., p. 180-183.
Partition : BA3451, p. 120.
Partition : BA3451, p. 53.
Partition : BA3451, p. 128.
Jean 11 25-26 : Au moment de la résurrection de Lazare, Jésus s’adresse à Marthe et lui dit : « Moi, je suis la résurrection. Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Le crois-tu ? ». Dressler s’emploie à ne pas mettre en musique le questionnement final. Restons dans l’affirmation…