2.2/ Sebastian Knüpfer (1633-1676)

Né en Bavière, Sebastian Knüpfer poursuit ses études au Gymnasium Poeticum de Ratisbonne. Nommé en 1657 cantor de la Thomaschule de Leipzig pour assurer la succession de Tobias Michael814, il devient l’ami d’Heinrich Schütz. Souvenons-nous de l’Historia der Geburt Jesu Christi 815 :

‘« Soucieux de lui assurer une interprétation digne d’elle, Schütz ne publia alors l’œuvre que partiellement. Il ne fit imprimer que la partie de l’évangéliste avec le continuo et garda par-devers lui les parties du ˝chœur de concert˝ sous forme manuscrite ; il adressa les personnes intéressées à Sebastian Knüpfer, cantor de Saint-Thomas de Leipzig et à Alexander Hering, cantor de Sainte-Croix de Dresde, auprès desquels on pouvait se procurer les parties moyennant finance, faute de quoi il les encouragea à se contenter de quelque chose de plus facile – l’une des mesures d’auteur les plus étonnantes qui nous soient parvenues d’un passé aussi lointain, visant à empêcher la mutilation de son œuvre816. »’

Nous sommes donc en présence d’un des « revendeurs ». Si Sebastian Knüpfer fait partie des derniers auteurs avec D. Buxtehude à pratiquer encore la musique polychorale – largement tombée en désuétude après la guerre de Trente Ans – il est surtout connu pour sa production de musique profane : Lustige Madrigalien und Canzonetten, 1663 (Madrigaux joyeux et canzonettes). La même année, il postule au poste de cantor à la Johanniskirche de Hambourg, et plus largement à celui de Stadtkantor de la même ville. La concurrence est féroce, puisque d’autres personnalités concourent aux mêmes fonctions : Werner Fabricius, organiste à la Nikolauskirche de Leipzig, Johann Theile (1646-1724), Kapellmeister dans le Holstein, dont nous reparlerons, Christian Geist (1640-1711), basse et organiste du nord de l’Allemagne, qui offrit ses services aux cours danoises et suédoises, et Christoph Bernhard (1628-1692), dont nous aurons également l’occasion de parler. Ce dernier fut d’ailleurs choisi pour le poste tant convoité, et Sebastian Knüpfer dut se contenter de la Thomaskirche de Leipzig.

Son œuvre sacrée n’est pourtant pas sans intérêt, comme en témoignent ses concerts sacrés Ach Herr, strafe mich nicht et Es haben mir die Hoffärtigen 817. Ces pièces font appel à d’amples effectifs : deux trompettes, deux flûtes, basson, timbales, cordes, continuo et chœur à cinq voix (SSATB) pour la première ; deux violons, trois violes, basson, continuo et chœur à quatre voix (SATB) pour la seconde. Il semblerait que nous retrouvions ici le faste des œuvres antérieures à la guerre de Trente Ans. L’esprit de Michael Praetorius plane à nouveau sur l’Allemagne.

Surtout, nous voyons que le Geistliches Konzert s’oriente progressivement vers la cantate : alternance d’épisodes contrastés, valorisation des solistes, dynamisme des tempi, instrumentation riche, textes variés au sein d’une même œuvre (Es haben mir die Hoffärtigen s’inspire des psaumes 27 et 131 ainsi que de Luc, 1 15), sinfonia introductive, ritornello, intimité dans les soli, puissance et majesté dans les tutti. Tout ces ingrédients engendrent naturellement des œuvres plus longues.

Ainsi, Ach Herr, strafe mich nicht (psaume 6) débute par une sinfonia instrumentale dont le rythme dactylique gagne tous les pupitres (cordes, flûtes, trompettes, timbales). Le premier chœur développe ensuite une rhétorique désormais éprouvée : « Ach Herr » (Ah Seigneur) répété et entrecoupé de silences, « denn ich bin schwach » (car je suis défaillant) avec d’identiques silences, « und errette meine Seele » (et délivre mon âme) sur un rythme dactylique précipité (l’orchestre se densifie progressivement pour accroître le panache de l’extrait), « Hilf mir » (sauve-moi) avec de nouvelles ruptures. Cette première section (qui concerne les versets 2 à 5 du sixième psaume) est donc traitée de manière imposante, jouant de l’imitation comme de l’homorythmie. À l’image de J. H. Schein ou d’A. Hammerschmidt, les phrases sont répétées par segment ou toutes entières. Bien entendu, il ne s’agit pas de simples reprises ou d’un pâle bégaiement mélodique, mais d’une réelle implication narrative ; ce sont bien des répétitions d’intention soulignant l’impatience, la détresse, la joie, ou plus subtilement l’introspection. Une nouveauté apparaît toutefois : la plupart des interventions vocales sont ponctuées de terminaisons instrumentales. Ici les trompettes achèvent doucement le verset, là ce sont les violons et les flûtes, ou ici les cordes et le basson qui s’adonnent à une sorte de bref commentaire. Le terme de « Konzert » est on ne peut mieux justifié : concertation entre les voix elles-mêmes, mais aussi entre le chœur et l’orchestre.

Les trois versets suivants bénéficient d’un traitement particulier. Verset 6 : basse soliste et continuo, avec ponctuation aux trompettes ; Verset 7 : soprano solo, continuo et cordes, avec ponctuation à la flûte ; Verset 8 : alto solo, continuo cordes et flûte, avec terminaison aux trompettes. Nous voyons bien que Sebastian Knüpfer recherche de nouvelles teintes, un climat plus intimiste dans sa composition. Cette variation de couleur est certainement conditionnée par le simple goût du contraste ; après tout, cette structure tutti – soli – tutti (que nous retrouverons dans le neuvième verset) n’est qu’une forme en arche déjà connue de la génération précédente. Mais on pourrait aussi considérer qu’il s’agit d’une introspection encouragée par le sens même du texte : « Denn im Tode gedenket man dein nicht » (Car dans la mort, plus personne n’a souvenir de toi), « Ich bin so müde von Seufzen, ich schwemme mein Bett die ganze Nacht, und netze mit meinen Tränen mein Lager » (Je suis si fatigué de mes gémissements, je baigne mon lit tout la nuit, et mon œil est rongé de larmes).

Ainsi donc, le verset 9 reprend le tutti, sur « Welchet alle von mir, ihr Übeltäter » (Éloignez-vous de moi, vous les malfaisants), avec une énergie hors du commun : le tutti homorythmique est accompagné des trompettes et des timbales, qui marquent la répétition des notes avec opiniâtreté. Les entrées en imitations se resserrent, les silences surgissent sans qu’on les attende, le tutti reprend en précipitant les syllabes, « Es müssen alle meine Feinde zuschanden werden und sehr erschrecken » (Tous mes ennemis seront saisis de honte et d’effroi) ; oui, l’auditeur est lui aussi pris à la gorge. La musique laisse entrevoir le grand tribunal céleste, et affermit certainement le croyant dans sa foi.

Notes
814.

Cf. supra, Chapitre IV,3-3.1.

815.

Cf. supra, Chapitre IV,2-2.6.

816.

GREGOR-DELLIN (Martin), Heinrich Schütz, op. cit., p. 306.

817.

Enregistrements disponibles : DIV6(1 et 6)