B) Un déplacement des problématiques routières en ville au profit des ingénieurs de l’Etat

A plusieurs égards, les années trente sont révélatrices d’un nouveau positionnement des services de l’Etat sur les enjeux routiers et urbains, tout particulièrement dans le cas lyonnais. On voit distinctement s’opérer entre 1933 et 1935 un changement dans l’appréhension et l’organisation de l’espace urbain à partir d’une nouvelle conception des projets routiers1291. Les discussions en Conseil Général du Rhône et les rapports annuels des ingénieurs des ponts présentés au Préfet ou en Conseil Général dévoilent clairement cette tendance1292. Pourtant un important projet inter-communal avait déjà vu le jour avec la mise en chantier du Boulevard de ceinture en 1928 sur les communes de Saint-Fons, Vénissieux, Lyon, Bron et Villeurbanne. Parallèlement les techniciens des collectivités locales et en particulier l’ingénieur Chalumeau avaient, dans le cadre des discussions du PAEE, mis en place plusieurs réflexions sur les projets routiers, dont la programmation de plusieurs projets de tunnels1293. Mais au moment d’envisager la jonction de ce vaste boulevard avec le réseau routier local, en amont et en aval de Lyon, les études ont mis en avant la nécessité de construire deux nouveaux ponts1294. Ce débordement des enjeux routiers, une nouvelle fois au-delà du territoire communal lyonnais, fait prendre conscience aux aménageurs locaux que le schéma routier lyonnais doit s’intégrer dans un espace beaucoup plus large1295. La lettre du 30 octobre 1934 du Ministère des Travaux Publics au Conseil Général du Rhône revient sur la connexion entre les différents projets étudiés :

‘« Les ingénieurs du Service Ordinaire des Ponts et Chaussées du Rhône ont entrepris une étude ayant pour objet l’amélioration des conditions de desserte de la ville de Lyon et de la région lyonnaise par le réseau des routes nationales. Un premier examen de leur étude a fait apparaître l’impossibilité de traiter le problème du seul point de vue de la voirie nationale, sans le lier aux travaux projetés par le Département du Rhône, par la Ville de Lyon et par les communes suburbaines, dans le cadre des plans d’aménagements établis par ces collectivités en vertu des lois des 14 mars 1919-19 juillet 1924. C’est donc une étude d’ensemble de l’aménagement de la région lyonnaise qu’il conviendrait d’entreprendre dans les conditions déterminées par les lois susvisées. Je vous prie de vouloir examiner s’il n’y aurait pas lieu de charger un comité de procéder à cette étude. J’invite dès à présent, les Ingénieurs du Service Ordinaire des Ponts et Chaussées à se mettre à votre disposition pour collaborer éventuellement aux travaux de ce comité dont la désignation me paraît rentrer dans votre attribution. »’

A la suite de cette décision, une conférence est organisée à la Préfecture du Rhône le 19 août 1935 sur le Tunnel la Croix-Rousse. Elle réunit le Préfet du Rhône, Bollaert, le Président du Conseil Général du Rhône, le Gouverneur militaire de la Ville de Lyon et les ingénieurs Victor Varvier et Camille Chalumeau, et permet la présentation du projet de tunnel de la Ville de Lyon et du projet de tunnel des ponts et chaussées. A partir de cette nouvelle configuration locale redessinant l’aménagement des projets routiers lyonnais, les services de l’Etat vont chercher à se repositionner pour représenter les enjeux régionaux et nationaux qu’ils croient inhérents au bassin lyonnais. Une autre conférence a lieu entre ingénieurs le 9 septembre 1935 sur ce thème. A la suite de cette rencontre, le service ordinaire des ponts et chaussées du Rhône est désigné comme responsable de la préparation des adjudications et de l’exécution des travaux du Tunnel de la Croix-Rousse en raison de la part prise par l’Etat dans le financement des travaux1296.

Ces éléments confirment le passage de problématiques routières communales, à des enjeux s’étendant sur un territoire plus large, débordant des communes suburbaines pour englober des enjeux départementaux, régionaux, voire nationaux dans le cadre par exemple de la définition des itinéraires internationaux1297. Aux yeux des responsables locaux comme nationaux, les enjeux de desserte ou de transit locaux, départementaux et régionaux s’éloignent ou débordent en effet sensiblement de la seule Ville de Lyon1298. Ainsi, lorsqu’il s’agit de réfléchir à l’emplacement de certains ponts, puis bientôt de rocades et de débouchés de voies, les interconnexions avec le réseau routier local dépassent largement le cadre de la commune. Si bien qu’à partir du boulevard de ceinture, pourtant initialement conçu dans un autre cadre – celui du PAAE et des ambitions propres aux Conseil Général - se dessine un programme d’aménagement routier le complétant par des tunnels, un axe Nord-Sud puis d’autres voies et rocades. Ces perspectives confirment factuellement l’avènement d’une nouvelle entité, la région lyonnaise, devenue concrète dans les mentalités, puis bientôt dans la loi. En effet, s’inspirant des problématiques de l’aménagement de la région parisienne, la Loi du 1er juillet 1935 créé un comité d’aménagement et d’organisation de la région lyonnaise. Ces démarches annoncent la prise en compte d’une échelle intercommunale de l’aménagement urbain avec notamment la mise en place du groupement régional d’urbanisme (décret du 7 novembre 1938) puis la constitution d’un comité régional de la région lyonnaise (arrêté interdépartemental du 1er février 1939)1299. Du côté des projets routiers, ce contexte général - national et local - aboutit à l’adoption d’un programme d’aménagement routier de la région lyonnaise1300, coordonné par les ingénieurs des ponts et chaussées1301 dans le cadre du Ministère des travaux publics1302. Une commission permanente d’études des aménagements routiers de la région lyonnaise est également mise en place1303. A partir de cette période1304, les services de l’Etat sont de plus en plus étroitement associés aux problématiques routières et autoroutières qui concernent la région lyonnaise1305. En effet, dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les ingénieurs des ponts et chaussées réaffirment leurs ambitions concernant les projets routiers lyonnais1306. A partir de la fin des années cinquante, ils se lancent ainsi dans un vaste projet de construction d’autoroutes urbaines1307, pour l’agglomération lyonnaise1308. Il ne sera qu’en partie réalisé1309, en raison notamment de la prise en compte au cours des années soixante-dix des problématiques environnementales1310.

En lien avec la réalisation des projets routiers et la répartition des compétences entre les services de l’Etat et ceux des collectivités locales, nous allons revenir à présent plus en détail sur certaines carrières des ingénieurs de l’Etat comme nous l’avons fait pour certains ingénieurs des villes. Il s’agira de percevoir comment les enjeux de circulation urbaine sont intégrés à travers certains parcours d’ingénieurs des ponts et chaussées.

Notes
1291.

Voir Herriot H., « Introduction », Technica, n° 49, 1937, p. 21 et Chalumeau C., « Les Grands Travaux de la Région Lyonnaise », Technica, n° 49, 1937, pp. 22-23.

1292.

Voir le rapport du 30 janvier 1934 de Claude Delaigue, ingénieur en chef du service vicinal du Département du Rhône qui revient sur la Décision ministérielle du 10 décembre 1933, qui avait fait suite à un vœu du Conseil Général du Rhône du 15 septembre 1933, et qui invitait les ingénieurs des ponts et chaussées à étudier un programme d’aménagement des routes nationales dans la région lyonnaise, cf. Bied A., « La naissance du tunnel sous la Croix-Rousse », Technica, n° 167, décembre 1953, p. 8.

1293.

Deux tunnels à trois branches étaient envisagés, l’un sous la colline de la Croix-Rousse, l’autre sous la colline de Fourvière, voir Chalumeau C., « Réalisations souterraines de la ville de Lyon », Le Monde souterrain, n° 15-16-17, 1937.

1294.

Un seul finalement sera construit, le Pont Poincaré, au Nord du Parc de la Tête d’Or, en prolongement du Boulevard Pomerol (actuellement Stalingard). L’autre pont, encore envisagé aujourd’hui, pose toujours problème pour la liaison entre les axes au Sud-Ouest de Lyon (A 7, A 45 et Boulevard Périphérique) mais la construction du Port Edouard Herriot puis du Barrage de Pierre-Bénite a rendu très difficile son aménagement.

1295.

Voir le Rapport présenté par M. Pinton, conseiller municipal, lors d’une séance de la commission générale des grands travaux le 11 mai 1936 et comprenant 2 parties : « Travaux d’aménagement de la région lyonnaise -tunnel routier, pont, autoroutes- état des projets » ; « Lyon et les travaux d’urbanisme », cf. ADR 694 W 537.

1296.

Cf. Bied A., « La naissance du tunnel sous la Croix-Rousse », Technica, n° 167, décembre 1953, p. 9.

1297.

Cette période est marquée par la définition et la mise en œuvre par les services ordinaires des ponts et chaussées des itinéraires internationaux.

1298.

Que ce soit aussi d’ailleurs au niveau des voies ferrées régionales, des tramways ou de la mise en place de lignes de bus (passagers ou scolaires). On voit ainsi très nettement pendant cette période le département du Rhône s’affirmer dans un rôle de médiateur intercommunal des problématiques de transport avec la mise en place de plusieurs commissions et la réalisation d’études et de rapports sur ce thème. Dans le cadre de sa loi de coordination des transports, l’Etat se mobilise également plus fortement sur ces questions, ce qui débouche au niveau départemental sur la mise en place en 1935 des comités départementaux techniques des transports. Voir sur ces points notre chapitre quatre.

1299.

Voir Gardon S. et Meillerand M.-C., « La construction d’une réflexion métropolitaine : espaces et structures qui précèdent la mise en place de l’agence d’urbanisme de Lyon », Territoire en Mouvement, 2007, n° 2, pp. 4-17.

1300.

Dans ce cadre il faut noter que le Ministère des Travaux Publics et les ingénieurs des ponts et chaussées s’appuient uniquement sur des initiatives locales formulées dans le cadre du PAEE ou à partir du Boulevard de ceinture pour proposer un programme ambitieux d’aménagement routier. Tous les projets autoroutiers lyonnais des années vingt et trente ont été initialement conçus soit par des organismes privés (CARSEF, SAF) soit par les collectivités locales, l’Etat ne faisant que les reprendre ou non à son compte.

1301.

A ce niveau il est parfois difficile de séparer distinctement les ingénieurs de l’Etat et ceux des collectivités locales tant leur contribution sur ces dossiers est mixte, complémentaire et parfois même sécante. De plus, les ingénieurs des ponts et chaussées du Rhône sont amenés à travailler directement auprès de la Ville de Lyon pour concevoir ce programme d’aménagement routier. Ils ont à ce titre un rôle important d’experts-consultants auprès des collectivités locales. Mais pour que chacun garde son autonomie (ce qui ne se confirme pas dans les faits), il a toutefois été décidé que la Ville de Lyon avait en charge le Tunnel de la Croix-Rousse, le Département du Rhône, le Boulevard de Ceinture et l’Etat, l’Axe Nord-Sud, cf. Thiollière A., « L’Aménagement routier de la Région Lyonnaise, comme œuvre commune de l’Etat et des collectivités locales », Technica, n° 49, 1937, pp. 51-52.

1302.

Conférence donnée le 8 décembre 1935 à l’Hôtel de Ville de Lyon par le Ministre des Travaux Publics, Laurent Eynac, cf. ADR 694 W 537. Le Plan Chadenson est approuvé le 23 décembre 1935 par le Conseil Municipal de la Ville de Lyon.

1303.

Pilotée par des élus et des fonctionnaires, et dont la première réunion a lieu en janvier 1936, cf. ADR 694 W 537. Voir sur ce point notre chapitre quatre.

1304.

Voir Gardon S., « Les grands projets d’aménagement routier à Lyon, entre initiatives locales et relais national », communication au 3 ème Congrès de l’Association Belge de Science Politique, Université de Liège, 29 et 30 avril 2005.

1305.

Au détriment des ingénieurs des collectivités locales pourtant à l’origine de ces projets comme Chalumeau ou Delaigue, mais qui ne pourront plus vraiment reprendre la main sur ces initiatives.

1306.

Voir Conseil Général du Rhône, Les grands travaux dans la région lyonnaise, Essai de mise au point d’après guerre, Imprimerie nouvelle lyonnaise, 1946, 131 pages ; et Rérolle J., « Aménagement routier de la région lyonnaise, Etat actuel des réalisations », La Route, 1949, pp. 3-19.

1307.

Transformé progressivement en noms de code, désignant les « LY » de 1 à 13.

1308.

Pour plus de détails, voir Bardet F. et Gardon S., « Le modèle technocratique d’action publique urbaine », in Bardet F. (dir.), Institution des expertises urbaines dans la construction de l’action publique. Retour sur la métamorphose lyonnaise depuis les années 1960, Rapport pour le Plan Urbain Construction et Architecture, septembre 2005, pp. 21-34.

1309.

Voir Montès, C., Système de transport et système économique en milieu urbain : réflexions sur l’aménagement de l’agglomération lyonnaise de 1960 à 1992, Thèse de Géographie, Aménagement et Urbanisme, Lyon 2, 1992.

1310.

L’un des signes de cette tendance est relevé dans le compte-rendu dans du 12 janvier 1973 réalisé par G. Koenig sur la mission « RCB – Transports urbains » organisée par le SAEI du 16 au 18 octobre 1972 : « (…) le très fort mouvement d’opinion pour la sauvegarde de l’environnement et la grande méfiance que rencontrent actuellement les projets d’autoroutes urbaines risquent de se traduire d’ici quelques années par une dégradation de l’accessibilité : mais ce raisonnement paraît abstrait et il est difficile de convaincre l’opinion d’accepter des inconvénients proches pour éviter des inconvénients lointains. Probablement faudra-t-il attendre que la situation se dégrade fortement pour qu’un revirement puisse se dessiner. De même, les responsables de Penn-DTT pensent qu’on ne peut pas diminuer très fortement les réseaux de voirie rapide dans les villes moyennes en faisant du transports en commun mais c’est une opinion qu’il est maintenant difficile de faire partager aux élus. », cf. AN 1979 0291 ART 7.