A) Le Service des Etudes et Recherches sur la Circulation ou l’ouverture sur les questions urbaines

Sur un plan national, la prise en compte des problèmes urbains dans le cadre d’une administration restée pendant longtemps orientée du côté des enjeux ruraux et routiers, se matérialise par la mise en place de services d’études et de recherches sur les questions urbaines et la circulation. Au-delà de la restructuration des services techniques centraux du Ministère des Travaux Publics1898, la mise en place en 1955 du Service d’études et recherches sur la circulation (SERC) au sein de la Direction des Routes du Ministère des Travaux Publics participe à ces dynamiques1899. Il s’agit de se doter d’un service compétent et performant permettant de programmer et de planifier le développement des transports en anticipant sur les besoins et en orientant les choix à partir du coût des alternatives proposées. Le SERC est « chargé de recueillir les données statistiques, de procéder à l’exploitation des résultats, tant dans le domaine urbain que pour les routes de rase campagne, de collaborer à la formation de spécialistes de la circulation et à l’information des usagers, enfin d’étudier des cas concrets concernant, par exemple, telle autoroute ou telle grande ville »1900. Il s’appuie également sur l’ambition de développer des capacités modélisatrices à partir de l’existant, des évolutions futures ou en tenant compte des données induites par le développement de projets de transport. Dans cette optique, afin de rapatrier des Etats-Unis la science de la circulation qui s’est développée depuis les années vingt1901, les responsables de la Direction des Routes s’orientent vers l’importation de modèles déjà éprouvés à partir de voyages d’études ou du suivi de formation aux Etats-Unis1902, même si les résultats n’étaient pas directement applicables : « Il ne suffisait pas de construire des routes, il fallait aussi organiser l’utilisation du réseau : ce besoin avait fait naître aux Etats-Unis le « traffic engineering » ; mais les résultats obtenus outre-Atlantique n’étaient pas transposables à la circulation européenne de caractère et de composition très différents »1903.

Une autre des missions des responsables du SERC consiste à repérer localement des initiatives, des expériences ou des savoirs innovants en matière de circulation pour les soutenir, les approfondir, ou les étendre à d’autres territoires. A partir d’enquêtes ou de relations nouées avec certains ingénieurs bien implantés localement, les services centraux cherchent à faciliter la collecte des données, des problèmes et des solutions en matière de circulation1904. L’ambition est de parvenir à une centralisation des savoirs qui permet de déboucher, en retour, sur la production de notes d’études ou de synthèses assurant une diffusion des bonnes pratiques ou des savoir-faire en matière de compréhension des enjeux de circulation.

Le contexte des années cinquante et soixante se présente en faveur des tenants des défenseurs de ce programme. Avec le développement de l’automobile et la croissance urbaine, les ingénieurs n’ont plus à démontrer qu’il faut adapter la ville à l’automobile. L’urgence des besoins, l’urbanisation croissante conduisent à un consensus technique et politique assez large. Des solutions radicales se dégagent, il s’agit progressivement de repenser l’organisation de l’aménagement urbain.

‘« Que s’est-il passé ? Les villes, qui se sont bâties et formées lentement au cours des siècles, n’ont évidemment jamais été conçues pour l’automobile. (…) Puis le réseau s’est trouvé saturé. L’amélioration procurée par quelques aménagements de détail : réduction des trottoirs, aménagement de feux, utilisation des quais de rivière ont entretenu longtemps, et dans beaucoup d’esprits jusqu’à présent encore, l’illusion que l’on pouvait adapter, tant bien que mal, nos vieilles villes à ce phénomène nouveau. Mais maintenant, ces solutions de fortune sont épuisées, il faut se rendre à l’évidence que les centres des agglomérations actuelles ne pourront plus supporter les besoins qui se font jour, si on ne trouve pas des solutions radicales et coûteuses –autoroutes urbaines, parcs de stationnement à plusieurs niveaux, moyens de transports en commun souterrains ou aériens. Il faudra procéder à un remodelage complet, se livrer à des opérations chirurgicales pour sauvegarder l’essentiel. L’anarchie qui a présidé à la croissance des villes n’est pas possible. Il faut désormais maîtriser le développement urbain (…) Assurer convenablement les circulations est devenu le souci majeur de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire (…) Devant ce phénomène nouveau, des solutions nouvelles s’imposent, comme :
déplacement de tout ou partie du centre d’affaires hors du centre historique devenu trop exigu (exemple de la Défense à Paris ou du projet de la Part-Dieu à Lyon)
urbanisme discontinu, c’est-à-dire création de noyaux denses ou mêmes de villes nouvelles à proximité de la ville ancienne, reliée à celle-ci par des moyens de transports en commun puissants et une autoroute importante mais séparée d’elle par une ceinture verte. Les pays étrangers sont déjà venus à ce genre de solutions (Angleterre, Suède, Allemagne). La France est très en retard dans ce domaine, les esprits ne sont pas encore formés. (…) »1905

Deux solutions mises en œuvre dans les années soixante dans les agglomérations parisienne et lyonnaise sont soulevées : le déplacement des centres d’affaires en dehors du centre historique et le développement de villes nouvelles. Mais au-delà des constats urgentistes ou alarmistes concernant les problèmes de développement urbain au cours des années cinquante et soixante, il s’agit surtout d’étudier et de comprendre comment mieux aménager les villes. Dans ce cadre la référence à la situation américaine revient de manière récurrente :

‘« (…) Mais pour maîtriser ce phénomène nouveau, il faut avant tout l’étudier. (…) Les Etats-Unis les premiers, du fait de leur mode de vie bien avancé sur le nôtre, ont vu apparaître les premiers les difficultés et ont imaginé une nouvelle science qu’ils ont appelé le Traffic Engineering à laquelle se consacrent maintenant plus de 1500 Ingénieurs. Des millions de dollars sont investis pour l’étude de chacune des agglomérations importantes. Les crédits d’équipement ne sont octroyés que si les villes possèdent un plan de transport. Les pays européens sont venus progressivement aux mêmes méthodes au fur et à mesure que les besoins se sont faits jour. (…) » ’

Dans le contexte français des années cinquante et soixante, tout semble à faire dans ce nouveau secteur d’études et de recherches. Sans impliquer une redéfinition politique et sociale des enjeux automobiles comme celle que nous avons entrevue dans la première moitié du vingtième siècle, ce sont cette fois-ci les enjeux techniques qui mobilisent l’attention. Mais avant d’entrevoir les possibilités de réalisation d’études concrètes et opérationnelles, plusieurs documents reviennent sur des problèmes de définition et de terminologie qui sont au cœur de ce secteur en pleine expansion. Une Note sur les « Définitions relatives au trafic » produite par le SERC1906 comprend de manière très détaillée sur neuf pages plusieurs sections de présentation de ce domaine de connaissance. En introduction, il est rappelé la définition du terme américain « traffic », qui « caractérise l’ensemble de tous les véhicules (y compris leur chargement éventuel) qui utilise les voies de terre en vue d’un déplacement ou d’un transport ». Puis chaque section détaille les comptages de circulation (Généralités, Classification de base), les postes et sections de comptage, la nature des comptages, la nature des compteurs, les enquêtes de circulation (Groupes de véhicules, Enquêtes sur routes ; Classes de trafic ; Enquêtes à domicile ; Habitat ; Exploitation des enquêtes), la vitesse, la manœuvre des véhicules, ou les volumes et capacité (Volume de circulation, Densité, Capacité).

Dans cette même perspective, d’autres notes relaient ce travail de définition. Une Note réalisée par l’ingénieur Boiron pour le SERC1907 revient sur les « Définitions relatives à la route » et présente successivement les Généralités, la Classification fonctionnelle, le Sens de circulation, les Eléments du profil en travers, les Types de profil en travers, le Nombre de pistes. Puis dans un second temps, elle aborde les « Définitions relatives aux dispositifs de contrôle de la circulation » en présentant les Dispositifs de contrôle de la circulation, les Marques sur la chaussée, les Panneaux de signalisation et les Signaux de circulation. Une autre Note du SERC réalisée par Christian Gerondeau1908 le 1er décembre 1963 revient sur la définition et les caractéristiques des radiales et des rocades1909. Puis une Note du SERC du 16 juin 1964 revient sur les sens uniques1910 : « En section courante le sens unique présente les avantages connus de la séparation des sens de circulation (sécurité, débits etc…). Aux carrefours il présente l’intérêt de réduire le nombre de points de conflits. Son emploi permet un meilleur rendement de la signalisation lumineuse. Un système de sens uniques bien conçu permet dans ces conditions d’accroître de façon considérable les débits (30 %) et les vitesses de parcours. Cependant certains inconvénients et certaines difficultés d’installations peuvent réduire ces chiffres et même rendre l’opération négative ». Les définitions et les terminologies au service d’une méthodologie de comptage et de compréhension des phénomènes circulatoires et routiers urbains s’élaborent à mi-chemin entre les avancées américaines et les caractéristiques urbaines et routières propres aux villes françaises.

Si le repositionnement des administrations centrales en faveur des études concernant les transports et l’urbain est synonyme d’un certain dynamisme, il a pour conséquence le développement de logiques concurrentielles entre les nouvelles structures mises en place. Les enjeux de clarification des compétences et de coordination des missions sont donc au cœur des réflexions et des tentatives de réorganisation du Ministère des Travaux Publics puis du Ministère de l’Equipement.

Notes
1898.

Il faudrait ici parallèlement revenir sur la mise en place du Service Central d’Etudes Techniques (SCET), créé en 1918 et réorganisé en 1936, du Service Spécial des Autoroutes, créé en 1949 (héritier du Service d’étude de l’autoroute du Nord de la France mis en place en 1942), voir sur ces points en annexes l’historique de l’organigramme des services techniques centraux et déconcentrés du Ministère des Travaux Publics.

1899.

Sur la mise en place du SERC, voir Brunot A. et Coquand R., 1982, op. cit,, pp. 630-632.

1900.

Cf. Brunot A. et Coquand R., 1982, op. cit., p. 630.

1901.

Voir sur ce point Bardet F. et Bernardin S., 2006, op. cit., p. 116.

1902.

Voir sur ce point, Dupuy G., 1975, op. cit.

1903.

Cf. Brunot A. et Coquand R., 1982, op. cit., p. 630.

1904.

Cette perspective sera particulièrement à l’œuvre dans le cadre du développement de savoirs sur le stationnement.

1905.

Note de 8 pages du SERC modifiée par Frybourg et Gerondeau et retourné à Deschenes, OTR Lyon, le 28 décembre 1965, cf. AN 1977 0444 ART 4.

1906.

Note du SERC non datée, cf. AN 1977 0444 ART 4.

1907.

Note non datée de 9 pages pour le SERC, cf. AN 1977 0444 ART 4.

1908.

Né en 1938, Christian Gerondeau, ingénieur des ponts et chaussées (promotion 1962) est un acteur incontournable du Ministère de l’Equipement depuis les années soixante. Il commence sa carrière au Service d’Etudes et de Recherches sur la Circulation routière en 1962, puis il rejoint la Direction de l’Aménagement et de l’Urbanisme en 1966 en accompagnant la création du Service Technique Central d’Aménagement et d’Urbanisme en 1967. Il devient ensuite conseiller technique au cabinet de Pierre Dumas, secrétaire d’Etat aux affaires sociales (1968-1969), puis de Chaban-Delmas (1969-1972). Il est nommé le 5 juillet 1972 délégué à la Sécurité routière auprès du Premier ministre, ce qui lui vaudra le surnom de « Monsieur Sécurité Routière ». En avril 1975, il devient directeur de la Protection civile au Ministère de l’Intérieur et continue à s’occuper de sécurité routière comme secrétaire général du Comité interministériel de la Sécurité routière jusqu’en 1982, puis comme président du Comité de la sécurité routière de la Conférence européenne des ministres des transports. Enfin il est aussi président de l’Union Routière de France de 1992 à 2003 puis président de la Fédération française des clubs automobiles. Sa carrière est jalonnée de plusieurs ouvrages et articles concernant le fonctionnement des transports, l’urbanisme, ou la sécurité routière, voir notamment Orselli J., 2009, op. cit., Partie III, p. 203.

1909.

Cf. AN 1977 0444 ART 4.

1910.

Idem.