Section 1) Une dynamique de circulation des savoirs sur la circulation urbaine

En sciences sociales, le renouvellement des approches en termes de comparaison tant sur le plan de l’histoire2018, de la sociologie2019 ou de la science politique2020 permet aujourd’hui de dépasser le cadre classique des analyses nationales ou stato-centrées. Les villes qui ont une longue tradition d’échanges d’informations et d’expériences dans la conception et la mise en œuvre de leurs politiques urbaines, constituent ici un formidable laboratoire pour dépasser les approches locales ou nationales de construction des politiques publiques. En effet, les villes cherchent à tisser des liens avec d’autres institutions pour préparer certains projets ambitieux mais aussi pour afficher certaines de leurs réalisations. Nous avons l’occasion de revenir ici sur l’organisation de ces échanges entre villes, institutions, associations, individus hôtes et celles et ceux qui circulent. Nous pourrons repérer si ces échanges fonctionnent dans les cadres informels ou associatifs, ou s’ils sont encadrés par les acteurs d’ordre politico-administratif (Organisations internationales, Organisations non gouvernementales, Etat, Villes, Régions…). Notre enquête nous a permis de repérer des voyages d’experts, la mise en place de revues, la tenue de congrès et de conférences spécialisées, ou l’organisation de formations à l’étranger ou en France2021.

Derrière les différents « régimes de configurations circulatoires »2022, il s’agira de repérer les enjeux de représentation d’une ville, d’une institution, d’un savoir. En effet les techniciens qui participent à ces échanges, représentent tantôt une ville, qu’ils appartiennent aux services techniques municipaux, à une association locale ou aux services déconcentrés d’un ministère, tantôt une institution, locale, nationale, étatique ou associative, et tantôt un savoir, détachable et transmissible. A travers ces échanges, nous reviendrons donc sur les différentes logiques de promotion, d’organisation, de fonctionnement de ces scènes de discussions.

Notre objectif sera de repérer par quel vecteur (acteurs, associations, organisations professionnelles, organisations philanthropiques, organisations non gouvernementales, réseaux, congrès, voyages d’études, périodiques, …) les doctrines et les modèles de transports sont construits, circulent et s’institutionnalisent. Sur ces questions de circulations que l’on peut qualifier d’horizontales, de transversales, de transnationales ou d’infra-nationales, une littérature importante existe depuis quelques années. On renvoie notamment à l’article de Pierre-Yves Saunier, « Circulations, connexions et espaces transnationaux »2023 qui permet une première synthèse de plusieurs ouvrages importants sur ce thème.

En lien avec cette dynamique de recherche, Renaud Payre prend l’exemple d’une revue comme espace de circulation2024. L’objectif est de repérer des savoirs en circulation et donc en cours d’institutionnalisation2025. L’entrée par les institutions entendues au sens large (revues, réseaux, congrès…) prend ici tout son sens. Il s’agit de trouver des espaces formels appropriés à ce processus d’institutionnalisation et de circulation des connaissances et des modèles. Dans le cadre de la science communale étudiée par Renaud Payre, « par divers moyens (du périodique au voyage d’études) il s’agissait de diffuser des innovations, de faire circuler des techniques capables de transformer les méthodes de gestion et plus largement la place de l’organisation municipale urbaine dans l’ensemble de l’organisation politico-administrative du pays»2026. Par leur production et leur circulation, ces savoirs véhiculent donc à la fois des enjeux de légitimation technique et de légitimation politique.

Comme nous l’avons vu, ces doctrines et ces modèles se construisent à travers l’activité d’associations, de collectivités locales, d’organisations professionnelles et sont véhiculés à l’occasion de congrès, de rencontres, de voyages et par l’intermédiaire des périodiques. Parfois ils sont compilés dans des rapports, des manuels, qui permettent leur réception et leur circulation et connaissent ainsi une certaine notoriété. La question de la circulation des savoirs est donc devenue un chantier de recherches important dans le champ des études urbaines depuis quelques années2027. La recherche des circulations2028 doit s’entendre ici comme une démarche d’enquête et non comme un nouveau paradigme ou un tournant dans les sciences sociales2029. Cette nouvelle posture permet de renouveler les visions classiques issues des échelles de construction des réalités sociales et politiques étato-centrées. C’est « une manière de faire de l’histoire, un point de vue, un questionnement exercé sur des terrains et des sources »2030. Trois éléments sont mis en avant pour approfondir cette démarche2031. Il s’agit de « travailler à historiciser la mondialisation comme processus » sans en proposer une lecture à partir des enjeux du présent, de « capturer la manière dont le domestique s’est construit dans la comparaison » et enfin de « suivre les connexions là où elles nous mènent »2032.

Dans le domaine des transports, Pierre-Yves Saunier recense cinq pistes de recherches stimulantes pour suivre les circulations2033. D’une part, le travail sur les outils et les dispositifs de contrôle de la circulation2034. Il évoque ensuite les travaux du groupe « Tensions of Europe » sur l’Europe des années 1920-1950, notamment autour de l’intégration par les réseaux de transports2035. Les travaux de Bruce Seely sur les transferts de technologies permettent également de s’intéresser à l’offre de savoir-faire proposée par les organismes américains, la participation à des cycles d’enseignements et de formation pour les ingénieurs étrangers, l’organisation de voyages et de bourses d’études ou la traduction de livres et de rapports d’études2036. Une autre piste de recherche consiste selon Pierre-Yves Saunier à réfléchir aux enjeux aussi bien techniques que consuméristes autour par exemple de la diffusion de modèles de production d’automobiles. Enfin les travaux d’harmonisation des normes à partir des enquêtes sur les groupes de travail de la SDN ou de l’ONU mettent en lumière des échanges complexes entre ingénieurs-diplomates2037. A cette première liste de pistes envisagées, on pourrait rajouter les nouvelles recherches engagées récemment à l’occasion du centenaire de l’Association Internationale Permanente des Congrès de la Route et qui permettent de dresser les enjeux d’une civilisation internationale de la route2038.

On perçoit donc que les circulations de connaissances, de rapports ou d’experts concernant les transports ou l’aménagement d’infrastructures de transport peuvent être investies de manière stimulante2039. C’est l’occasion notamment de questionner l’influence du modèle anglo-saxon dans la conduite des politiques de transports des pays d’Europe continentale à partir de l’étude des missions des experts européens aux Etats-Unis et de la diffusion de célèbres rapports américains et britanniques sur les transports2040. Cette influence est déterminante dans l’importation des méthodes américaines de modélisation du trafic en France à partir notamment des voyages des ingénieurs des ponts et chaussées français aux Etats-Unis pendant les Trente Glorieuses. On renvoie ici aux travaux de Gabriel Dupuy2041 ou à ceux de Kostas Chatzis et Gilles Crague2042.

Après avoir fait le tour des principales manières de « traquer » les circulations transnationales ou nationales, il s’agit pour nous de percevoir comment s’organisent des échanges entre villes, entre acteurs et entre institutions pour une meilleure compréhension des problèmes automobiles en ville. Nous reviendrons sur des parcours d’experts « circulant » ou traversant plusieurs scènes et niveaux de discussion tout en étant attentif à l’incidence de ces échanges sur la production de l’action publique locale. Pour ce faire, il s’agira d’être attentif au recours à des ressources locales que mobilisent certains techniciens pour développer leurs propres capacités d’échanges. Puis d’un autre côté, nous pourrons mesurer, en retour, le rôle de ces circulations sur les carrières locales. Nous observerons donc dans un premiers temps le besoin d’échanges d’expériences et de savoirs entre techniciens sur les questions de transport (circulation, stationnement, sécurité routière), à travers l’organisation de journées d’études, de congrès ou de missions. A partir de la mise en avant de réseaux associatifs et professionnels, nous reviendrons ensuite sur le développement de lieux fédérateurs des initiatives en matière de production de connaissances sur la circulation urbaine. Enfin, nous analyserons la constitution d’un champ de connaissances, autour duquel gravitent les experts en circulation urbaine, et qui se structure à partir de l’organisation de nouvelles rencontres et de voyages.

Notes
2018.

Voir Werner M. et Zimmermann B. (dir.), De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil, 2004.

2019.

Voir le numéro spécial « Sociologie de la mondialisation, Héritiers cosmopolites, mercenaires de l’impérialisme et missionnaires de l’universel », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 151-152, mars 2004.

2020.

Cf. Hassenteufel P., « De la comparaison internationale à la comparaison transnationale. Les déplacements de la construction d’objet comparatifs en matière de politiques publiques », Revue Française de Science Politique, vol. 55, n° 1, Février 2005, pp. 113-132.

2021.

A partir des archives consultées à Genève (SdN, ONU), Paris (Archives nationales, AIPCR), Lille (AM Lille), Bordeaux (AMB), Marseille (AMM), Nice (ADAM et AMN), Saint-Étienne (ADL et AMSE), Lyon (AML, ADR et AIVF) et de certains numéros de revues dépouillés. Pour une présentation plus détaillée, voir notre introduction.

2022.

Au sens de relations d’échanges non hiérarchisées et multidirectionnelles, voir sur ce point : Saunier P.-Y., « Circulations, connexions et espaces transnationaux », Genèses, n° 57, décembre 2004, pp. 110-126.

2023.

Cf. Saunier P.-Y., « Circulations, connexions et espaces transnationaux », Genèses, n° 57, décembre 2004, pp. 110-126.

2024.

A partir de l’analyse de réseaux formalisée, il nous invite à suivre la circulation de savoir(s) de gouvernement appliqué à l’urbain à travers l’étude d’un périodique et de ses différents contributeurs, cf. Payre R., « Les efforts de constitution d’une science de gouvernement municipal : La vie communale et départementale (1923-1940) », Revue Française de Science Politique, vol. 53, n° 2, 2003, pp. 201-218 ; et « Un savoir scientifique, utilitaire et vulgarisateur » : la ville de La vie urbaine objet de science et objet de réforme (1919-1939) », Genèses, n° 60, Vol 3, 2005, pp. 5-30.

2025.

Voir aussi Frioux S., « De la Revue municipale aux archives municipales. Les instruments d’une histoire comparée des villes (XIXe-XXe siècles) », Communication à la conférence internationale d’histoire urbaine, Lyon, 27-30 août 2008.

2026.

Cf. Payre R.., Une science communale ? Réseaux réformateurs et municipalité providence, Ed. du CNRS, Paris, 2007, p. 17.

2027.

Voir sur ce point les ateliers auxquels nous avons participé : Echanges inter-urbains, Inter-city exchanges (dir. : Jean-Luc Pinol) ; International city networks and networking activities during the 20th century (dir. : Shane Ewen et Michael Hebbert) dans le cadre de la conférence internationale d’histoire urbaine de Stockholm en août-septembre 2006 ; Transport and Cities: Toward a World Order of Mobility (1850-2000)? (dir. : Sébastien Gardon, Arnaud Passalacqua et Frank Schipper) à l’occasion du Second European Congress in World and Global History àDresde en juillet 2008 ; The Practice of Comparison: The Sources of a Compared History of European (dir. : Denis Bocquet et Stéphane Frioux) dans le cadre de la conférence internationale d’historie urbaine organisée à Lyon en août 2008.

2028.

L’auteur écarte volontairement les termes d’influence, d’importation ou de transfert.

2029.

Cf. Saunier P.-Y., « La toile municipale aux XIXe et XXe s. : un panorama vu d’Europe », Urban History Review, Vol. XXXIV, n° 2, mars 2006, pp. 163-176. Voir aussi le numéro qu’il a coordonné dans la revue Contemporary European History : “Municipal Connections: Cooperation, Links and Transfers among European Cities in the 20th Century”, Vol. 11, n° 4, 2002 ; et Ewen S. and Saunier P.-Y. (dir.), Another Global City. Historical Explorations into the Transnational Municipal Moment (1850-2000), Palgrave Macmilan, Londres, 2008.

2030.

Cf. Saunier P.-Y., « Circulations, connexions et espaces transnationaux », 2004, art. cit., p. 112.

2031.

Voir l’intervention de Pierre-Yves Saunier au Séminaire De l’histoire des Transports à l’histoire de la mobilité, animé par Mathieu Flonneau et Vincent Guigueno, Paris I-Paris IV-ENPC, 20 décembre 2007.

2032.

Idem.

2033.

Voir son intervention au Séminaire De l’histoire des Transports à l’histoire de la mobilité, animé par Mathieu Flonneau et Vincent Guigueno, Paris I-Paris IV-ENPC, 20 décembre 2007.

2034.

Voir notamment le travail de l’historien américain Clay McShane : « The origins and globalization of traffic control signals », Journal of Urban History, Vol. 25, n° 3, 1999, pp. 379-404.

2035.

On renvoie ici au « Mini-special issue: European infrastructures » (J. Schot, I. Anastasiadou, A. Badenoch and F. Schipper), The Journal of Transport History, Vol. 28, n° 2, september 2007, pp. 167-228.

2036.

Voir notamment le numéro Comparative Technology Transfer and Society, Vol. 2, n° 3, décembre 2004 : Seely B. E., “”Push” and “Pull” Factors in Technology Transfer: Moving American-Style Higway Engineering to Europe, 1945 – 1965”, pp. 229-246, et Blomkvist P., “Transfering Technology – Shapping Ideology: American Traffic Engineering and Commercial Interests in the Establishment of a Swedish Car Society, 1945 – 1965“, pp. 273-302. Voir aussi Hard M. and Misa T. J., Urban Machinery: Inside Modern European Cities, MIT Press, Cambridge, 2008 et particulièrement le chapitre 12 : Lundin P., “Mediators of Modernity: City Planning Expertise in Postwar Western Europe”.

2037.

Voir sur ce point les recherches de Harrison Grafos et de Stève Bernardin et notamment « Two international models for car safety standards », Entreprises et Histoire, n° 51, Juin 2008, pp. 69-87 ; et « Le rôle de l’expertise dans l’action publique internationale : la réglementation technique des véhicules à l’ONU », communication au 4ème Colloque de la Section d’Etudes Internationales de l’AFSP sur les Politiques publiques internationales, Paris, 21-22 avril 2005.

2038.

Autour notamment du colloque Civilisations de la route au XXème siècle organisé à l’occasion des 100 ans de l’AIPCR pour le XXIIIème Congrès Mondial de la Route à Paris du 17 au 21 septembre 2007. Voir notamment Glasson D., « Un siècle de congrès mondiaux de la route », Pour Mémoire, automne 2007, n° 3, pp. 7-58. ; Mom G., « L’AIPCR et l’Histoire », Routes-Road, n° 335, 2007, pp. 88-91 ; et Guigueno V., « Pluralité des histoires de la route : vers une histoire de la mobilité routière », Routes-Road, n° 336-337, 2008, pp. 192-199.

2039.

Voir sur ce point : Ward S. V., “American and other international Examples in British Planning Policy Formation: A Comparison of the Barlow, Buchanan and Rogers Reports, 1940 – 1999”, Communication au IPHS Seminar Americanisation and the British City in the 20 th Century, University of Luton, 6th May 2000 ; et Lundin P., “Mediators of Modernity: City Planning Expertise in Postwar Western Europe”, in Hard M. and Misa J. T., Urban Machinery: Inside Modern European Cities, MIT Press, Cambridge, 2008.

2040.

Voir sur ce point le panel que nous avons co-animé avec Arnaud Passalacqua et Frank Schipper sur Transport and Cities: Toward a World order of mobility (1850-2000) ? dans le cadre du Second European Congress in World and Global History, à Dresde, les 3-5 juillet 2008.

2041.

Cf. Dupuy G., Une technique de planification au service de l'automobile : les modèles de trafic urbain,Presses de Copedith, Paris, 1975.

2042.

Voir leur intervention lors de la séance sur l’histoire de la modélisation des transports dans le cadre du séminaire De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité animé par Mathieu Flonneau et Vincent Guigueno, Paris I-ENPC, 8 juin 2006.