5 - Fonctions phorique, sémaphorique, métaphorique du cadre.

Je ne reviens pas sur ces fonctionnalités du cadre isolées par R. ROUSSILLON (2003) que j’ai déjà évoqué à propos de mon premier axe organisateur (chap. 11.1.1), si ce n’est pour dire qu’elles insistent respectivement sur la contenance ; sur le traitement des contenus comme messages et sur la formation du signe ; sur le travail de transformation du signe dans le processus de symbolisation génératrice de sens pour l’autre et pour le sujet.

Qu’il soit pensé comme « fond muet » ou « monde fantôme » (J. BLEGER), comme « étayage multiple » (R. KAES), comme « facilitateur » (A. GREEN), comme métaphore de la pulsion d’emprise, comme ayant un double rôle « réflecteur et déflecteur », des fonctions « phorique », « sémaphorique », « métaphorique » (R. ROUSSILLON), comme dôté d’une bisexualité (D. HOUZEL), le cadre est, par conséquent, métaphore de l’objet « suffisamment bon » et endosse toutes ses fonctionnalités.L’introjection de la fonction liante du cadre est en analogie avec l’introjection de la fonction liante de « la rêverie maternelle » et procède d’une auto-construction des limites à l’intérieur de soi à partir de la confrontation aux limites externes. Ceci m’amène à me doter d’un modèle du cadre qui serait un modèle de l’accordage affectif et du miroir maternel ayant pour fonction d’organiser et lier les différentes sensations et qui établit les conditions de mise en œuvre d’une potentialité de symbolisation.

En suivant J. BLEGER, nous constatons que le cadre métaphorise le « cadre » même de la psychose, c’est à dire son organisation, sa problématique. Un cadre « suffisamment ajusté » pourrait-on dire, est un cadre qui entretient un rapport de similitude, et non d’identité totale, entre le cadre et la problématique qui conditionne le transfert. S’y trouvent projetées les zones les plus archaïques de la personnalité. Mais la question se pose de son aptitude à générer l’écart entre ce qu’il représente de l’indifférenciation primaire, comme en miroir de la problématique projetée et ce qu’il institue comme éléments différenciateurs prompts à initier un processus de changement.

En somme, pour définir ce qui est requis du cadre pour qu’il soit utilisable notamment par des enfants psychotiques et autistes à des fins d’élaboration représentative de l’expérience psychotisante, il nous faut considérer que le cadre n’est pas simplement une surface projective, mais qu’il institue et par conséquent pré-identifie en sa qualité de néo-environnement. Son espace est potentiellement espace de projection du corps mais peut être vécu comme partie intégrante de ce corps. Les vécus corporels se constituant par intériorisation de l’expérience environnementale, les qualités formelles du néo-environnement que constitue le cadre sont, à cet égard, déterminantes. Toutefois tenter d’élucider comment s’initie un processus de symbolisation dans le cadre implique que nous nous situions dans le postulat que le cadre est en lui même un symbole et non une simple néo-réalité réparatrice. C’est en cette qualité de symbole, c’est à dire de signifiant maintenu dans un écart plus ou moins grand avec le signifié de l’expérience primaire que le cadre se constitue comme objet de transfert. Ce transfert sur le cadre, à entendre comme un transfert narcissique, est objet d’interprétation, c’est à dire de mise en sens ou en représentation au sein du cadre, dans une forme assimilable par le sujet en appui sur sa propre capacité de se représenter. Autrement dit, dans une perspective plus relative à la technique en présence d’enfants psychotiques, le cadre doit permettre que l’on puisse jouer au cadre.

De mon point de vue, avec ce type d’enfants, ce que nous observons n’est pas à rattacher à une régression à des registres d’archaïsme plus importants, mais à une incapacité plus grande à représenter ces registres dans des formes symboliques évoluées. Nous nous situons à un niveau de symbolisation primaire c’est à dire d’inscription première de l’expérience subjective où, comme le montre R. ROUSSILLON, le cadre aurait pour rôle de « faire passer de la chose psychique à la représentation-chose »175.

De fait, il s’agit bel et bien de la théorie de la symbolisation dont je me suis doté au sujet de la population qui nous occupe :

J’ai défini cette population ainsi : d’une part des enfants en train de s’organiser, sur le plan de leur personnalité, sur la base d’une prégnance des registres archaïques de leur développement affectif ou déjà enkystés dans des défenses correspondantes. D’autre part, des enfants dont le jeune âge implique un travail psychique particulier, parcourant un axe délimité ainsi (D. HOUZEL, 1995) : « de l’émergence de la pensée à l’identité sexuelle » 176 . Leur jeune âge détermine, en outre, des attitudes spécifiques de l’entourage où prend place de façon privilégiée une problématique du « toucher » et l’usage (« le bon usage ») du tabou qui lui est lié (D. ANZIEU 1993). Mais surtout, la tranche d’âge se caractérisant justement par le développement des aptitudes à la symbolisation et par la constitution des limites pour penser, notre population est identifiée autour des « ratés »de ce développement.

J’ai donc effectué un travail de défrichage, dans la clinique, relatif à l’introjection de la fonction contenante du cadre que nous proposons et des formes symboliques qui la soutiennent, autour de la mise en place des contenants de pensée et, de ce point de vue, des spécificités que nous pouvons repérer comme liées à notre population et au caractère groupal de la situation à laquelle on les confronte. C’est pourquoi mon attention s’est portée surtout sur la dimension représentative des limites du cadre dans leurs rapports avec les limites introjectées nécessaires à l’émergence de la pensée. On l’a vu, le cadre se donne comme une réalité spatiale puis comme un rythme. Je m’interrogerai, dans la troisième partie, sur la possibilité de généraliser au sujet des manières spécifiquement prélatentes de symboliser.

Un autre aspect est le postulat d’un être étayé psychiquement sur une groupalité interne. Le groupe comme élément de la réalité du cadre serait ainsi prompt à mobiliser des représentations de sa groupalité psychique. En outre, j’ai pris pour acquise la fonction naturellement médiatrice du groupe vis à vis du travail psychique de séparation-individuation dans lequel ces enfants sont engagés. Mais la clinique nous a donné de nombreuses occasions de le vérifier, notamment dans les mouvements alternés de symbiose et de désymbiose que nous avons pu observer.

La clinique rencontrée m’ayant poussé à porter mon attention sur les fonctions limitantes et délimitantes tant du groupe que du cadre et sur leur rôle eu égard à la symbolisation, je suis conduit, en définitive, à examiner, dans leurs liens réciproques, « les limites de la symbolisation » avec « la symbolisation des limites » (expression que j’emprunte à R. ROUSSILLON177). Il faut convenir que le raisonnement de ce travail joue d’ailleurs, une nouvelle fois, sur une polysémie, ici celle du terme de « limite ». Il s’agit du jeu même de l’auteur avec cette expression. En effet, de quelles limites à la symbolisation s’agit-il, auxquelles nous nous intéressons d’une part et d’autre part dont nous pensons qu’elles entretiennent un rapport symbolique avec celles de la symbolisation elle-même ou de la fonction symbolisante ?

  • Limites au sens des délimitations, des frontières circonscrivant un champ (ce que j’ai nommé le « limitrophe ») ;
  • limites au sens d’obstacles, d’empêchements pouvant prendre la forme d’interdits ;
  • limites au sens de « l’ultime ». C’est dans cette dernière acception que nous nous intéressons, dans le même temps, aux limites du symbolisable.

De plus, la question des limites de l’objet-cadre et de la symbolisation se heurte à la complexité théorique de la notion d’objet et à ses trois acceptions (S. FREUD, 1905) : objet perçu ; objet d’amour ; objet de la pulsion. Les rapports d’isomorphie et d’homomorphie entre l’objet objectif et l’objet objectal sont inhérents à l’écart propre au symbole, entre signifiant et signifié.

Il est nécessaire de prendre en compte le cadre comme un objet objectif tout autant que comme objet objectal, un objet perçu et même « investi et éprouvé 178 avant d’être perçu » (S. LEBOVICI, 1961), un objet-cadre symbole des objets d’amour et des premiers objets contenants, également objet-représentant du lien à l’objet et de ses avatars, un objet dont la fonction symbolisante passe par sa destruction/survivance. La constitution de l’objet en soi passe par le paradoxe du « détruit-trouvé ». L’objet n’est trouvé subjectivement que parce qu’il est détruit et qu’il survit à cette destruction. En particulier le cadre offre la possibilité que l’objet « représentant du lien à l’objet » survive à la destructivité. En somme l’enfant fait l’expérience que sa haine de l’objet ne détruit pas le lien à celui-ci et le cadre rend, de cette façon, compatibles l’affect de rage destructrice et la persistance d’un lien d’amour pour l’objet. C’est ainsi que l’objet et sa fonction deviennent organisateurs introjectés des instances, dans le sens où il est constitué en soi grâce au lien composé des multiples boucles intersubjectives. Toutefois, la fonction symbolisante de l’objet ne pourrait jouer à plein s’il ne parvenait, par la suite, à acquérir le statut d’objet « trouvé-créé ».

En ce qui concerne l’articulation du cadre et du processus, si le cadre renvoie à la réalité externe et le processus est du côté d’une réalité interne projetée, reste, comme on vient de le voir, que le premier n’acquiert toute sa fonctionnalité que pour autant qu’il s’offre à la destructivité et qu’il y survit, mais aussi qu’il s’abandonne à la pulsion d’emprise en se prêtant à la transformation. Ainsi cadre et processus sont, en quelque sorte, dans un rapport à la fois transgressif et co-transformateur. Le processus opère comme transitionnalisation du cadre et la transitionnalité est elle-même organisée par le cadre en permettant de faire tenir ensemble outre les pôles implicites et explicites, l’articulation entre les contenants et les contenus, le principe de plaisir et de réalité, la destructivité et la survivance. D’ailleurs, un des constituants du cadre est l’horizon du processus et son intentionnalité.

Le processus construit, en réalité, les limites, ce qui rejoint les points de vue de R. ROUSSILLON et J.L. DONNET qui soutiennent que la limite n’est pas donnée du dehors. On le voit fort bien dans la clinique présentée plus haut, la transitionnalisation du cadre est plus qu’un processus d’introjection, c’est un processus de construction interne grâce aux boucles intersubjectives. Ceci se rapproche du modèle de l’autopoïese (VARELA F.J., 1988) : la cellule autoproduit ses propres limites. Nous sommes donc conduis à adopter une perspective qui suspend la notion de dedans et de dehors à l’instar de D.W. WINNICOTT. Mais avec cette perspective nous nous éloignons de celle de J. BLEGER qui conçoit le cadre comme un non-processus, à moins que le fait de définir le cadre comme un « non-processus » indique qu’il peut être à la fois condition « muette » et donc point de départ du processus mais aussi, si je puis dire, un processus (voire l’horizon d’un processus) qui se fige ou se condense dans une représentation.

Notes
175.

Expression de R. Roussillon citée dans plusieurs de ces communications orales.

176.

op. déjà cité.

177.

Expression citée oralement mais qui apparaît peut-être dans certaines de ses publications.

178.

C’est moi qui souligne.