Introduction générale

Le Kazakhstan est un pays caractérisé par sa diversité ethnique et religieuse, qui présente une originalité fondamentale le distinguant des autres ex-républiques soviétiques d’Asie centrale : l’ethnie kazakhe, dominante au niveau politique, est devenue majoritaire seulement au cours des dix dernières années. En outre, il existe une forte population slave, localisée dans les régions du Nord et de l’Est. Actuellement, la société kazakhstanaise1 est une mosaïque de populations diverses ayant des traditions culturelles différentes. Le dernier recensement national a décompté près de 130 ethnies. Historiquement, le Kazakhstan a toujours été ouvert à l’influence de différentes cultures. La culture kazakhe porte essentiellement l’empreinte de la civilisation nomade forgée par des invasions multiples : Scythes, Huns, Turcs, Mongols. Après la colonisation russe, les nombreuses migrations des Slaves et des Européens ainsi que les transformations administratives et politiques du territoire kazakh au cours des XIXe et XXe siècles ont ébranlé le mode de vie nomade et ont contribué à forger la nouvelle identité fondant plus tard la base du nationalisme et de revendications étatiques du peuple kazakh.

Depuis les années 1930, l’identité kazakhe a subi la forte influence de la culture russe ; étant russifié et soumis à l’idéologie communiste, vers les années 1980 l’homme kazakh représentait le parfait modèle de l’Homo Sovieticus. « Longtemps minoritaires dans leur propre république, ils (les Kazakhs, J.A.) ont payé au prix fort le coût humain de leur sédentarisation finale (et pas seulement humain si l’on pense au cheptel kazakh), de leur collectivisation, de leur intégration à la construction soviétique de l’Homme nouveau, subissant avec leurs concitoyens russes, les famines, la dékoulakisation, les répressions politiques, les pertes humaines de la Seconde guerre mondiale, les innombrables essais nucléaires jusqu’en 1991 2 (C. Poujol, 2004). Cependant, la volonté d’homogénéisation de l’URSS n’a pas empêché le maintien de spécificités nationales et régionales, voire a contribué à leur développement et leur institutionnalisation.

La chute de l’URSS a entraîné une crise identitaire chez les Kazakhstanais, avec pour conséquence le renforcement du sentiment ethnique au détriment du sentiment national. Depuis l’indépendance, l’appartenance ethnique prend beaucoup d’acuité dans la communication intergroupes, comme la montre l’opposition entre les Kazakhs et les Russes après le renversement des positions dominant/dominé. A l’échelle nationale le Kazakhstan postsoviétique est confronté à un problème difficile et spécifique : malgré sa faible densité de population, il doit unifier un Nord massivement russe et européen (minorités polonaises, ukrainiennes, allemandes) et un Sud majoritairement kazakh et ouzbek. D’où la difficulté de construire le modèle Etat-Nation avec une forte identité nationale chez tous les citoyens. Actuellement, le Kazakhstan se trouve encore dans la période de transition et tente de s’affirmer dans le monde, en multipliant les alliances avec des puissances radicalement opposées. Pour l’instant, il est difficile de définir l’identité du pays car on ne peut pas le ranger dans aucun bloc russe, occidental ou asiatique. Etant riche en pétrole, en gaz et en minéraux, le Kazakhstan peut être considéré comme une puissance énergétique. Ses ambitions ne se limitent pas au titre du leader régional : en 2010, le Kazakhstan présidera l’OSCE. Dans sa politique extérieure, le Kazakhstan joue la carte du multiculturalisme pour proposer à l’Occident une image attirante, celle de « pont » ou de « carrefour » entre Europe et Asie.

La diversité ethnique de la société du Kazakhstan et les particularités de sa politique nationale contribuent à la construction des identités et des représentations sociales chez les jeunes appartenant à différents groupes ethniques. Par exemple, dans la région centrale du Kazakhstan où les contacts interculturels sont plus denses qu’ailleurs, apparaît avec acuité le caractère conflictuel des relations entre les jeunes des différents groupes. L’objectif de notre thèse est d’apporter des éléments de réponse au problème posé, en étudiant la manière dont les jeunes construisent leur identité nationale, en s’appuyant sur leurs appartenances ethniques spécifiques et en recherchant les effets de cette démarche identitaire sur les conduites sociales et en particulier sur les relations entre groupes. Il s’agit donc de comparer la structure et les contenus identitaires exprimés par individus selon leur appartenance ethnique.

L’autre principe de notre travail c’est l’approche interdisciplinaire puisque notre recherche étudie des différents composants identitaires : ethnique, culturel, linguistique, religieux et politique. Nous complétons la cadre théorique par une étude historique du pays et des interactions entre les ethnies différentes au Kazakhstan pour donner une explication et des éclairages plus complets sur la construction identitaire chez ces jeunes. Cette démarche montrera les effets des processus d’identification et de différenciation dans la distinction entre les groupes ethniques, l’impact de l’histoire, de la politique,dans la construction de leurs identités, et du développement de leurs relations quelquefois conflictuelles.

Pour un psychologue travaillant dans le domaine interculturel, la société kazakhstanaise présente un terrain original et riche : l’hétérogénéité ethnique, le syncrétisme culturel et religieux, le métissage des pratiques, des croyances et des représentations. Au Kazakhstan, les individus sont capables de se considérer comme musulmans en buvant de la vodka et en pratiquant les principaux rites religieux dans leur foyer, de revendiquer leur appartenance ethnique sans savoir parler kazakh ou d’être nationaliste russe ou kazakh en s’identifiant à l’Etat soviétique. Cette confusion de valeurs contradictoires confirme la complexité de la construction identitaire des individus, se retrouvant dans une société en pleine transformation idéologique, économique et politique. Il convient de noter que le dynamisme des processus ethnoculturels au Kazakhstan est l’objet de nombreuses recherches en France : nous pouvons mentionner C. Poujol, I. Ohayon, V. Fourniau (histoire et ethnologie), J. Radvanyi (géographie culturelle, géopolitique et histoire), M. Laruelle et S. Peyrousse (politologie et sociologie de la religion) et d’autres spécialistes. Leur travaux nous ont inspiré cette recherche et ont permis de construire la problématique autour de notre sujet général, tout en appliquant les concepts fondamentaux de plusieurs disciplines : la psychologie, l’anthropologie culturelle, la sociologie, l’ethnographie et les méthodes psychosociales. Notre étude constitue une innovation quant au domaine visé ; il s’agit, en effet, d’un terrain nouveau sur lequel les travaux de recherche sont extrêmement rares et d’une configuration multiculturelle originale. C’est la première fois que les relations interculturelles au Kazakhstan deviennent des objets d’études en France et qu’ils sont soumis à une approche pluridisciplinaire qui intègre, autour des diverses théories psychologiques, les apports de l’anthropologie culturelle et de la sociologie. Notre thématique de recherche constitue ainsi un apport pour les études de psychologie interculturelle comparée et celles des relations intergroupes en situation conflictuelle.

Notre recherche se base sur les concepts fondamentaux sur l’identité, les représentations sociales, la culture et les conflits intergroupes. Le chapitre 1 vise à mettre en lumière les principaux concepts théoriques d’identité qui guideront la construction et l’interprétation des données de la recherche. Nous parlons de l’identité comme une synthèse de l’interaction du psychologique et du social qui reste un problème fondamental en Psychologie sociale. En fait, « …l’identité, en tant qu’articulation du sujet au groupe et du groupe au sujet, est indissociable du lien social et inversement 3 » (H. Chauchat et S. Busquets, 1999). Elle est le résultat de processus à l'œuvre tant au niveau individuel qu'au niveau social. De structure bipolaire, l’identité se situe entre les besoins personnels et les exigences collectives.Dans la deuxième partie du premier chapitre, nous allons présenter les différentes théories sur la nature de l’ethnicité ainsi que celles sur l’identité ethnique qui est une forme dominante de la catégorisation sociale dans la construction identitaire des individus au Kazakhstan. Nous donnerons également plusieurs définitions des concepts de « groupe ethnique », « identité ethnique » et du terme « ethnicité ».

Le chapitre 2 aborde les concepts des représentations sociales, leur rôle et leurs fonctions dans l’interaction des groupes. Nous étudions le lien entre la représentation de soi et l’identité. La deuxième partie du chapitre est consacrée aux approches conceptuelles des stratégies identitaires. Dans cette partie nous analysons particulièrement la théorie de Camilleri qui propose les différents modèles des stratégies identitaires.

Le chapitre 3 s’intéresse aux formes des relations intergroupes et plus précisément aux phénomènes des interactions entre les groupes sociaux : discrimination, ethnocentrisme, stéréotypes et préjugés. Du point de vue socio-psychologique, nous étudions le rôle de conflit dans la construction identitaire des groupes. Nous exposons trois théories des relations intergroupes : celles de M. Sherif, de H. Tajfel et de J. –C. Turner. D’après ces auteurs, l’origine de la conflictualité intergroupes se repose sur le caractère compétitif de ces rapports ou sur le phénomène de la catégorisation. Sherif estime que l’hostilité intergroupes se produira là où des groupes déjà bien formés sont en interaction dans une situation compétitive ou réciproquement frustrante. Tandis que Tajfel et Turner croient que ce le phénomène de la catégorisation qui détermine le caractère des relations intergroupes lorsque des individus interagissent en tant que membres de catégories sociales. La catégorisation procède à la démarcation entre endogroupe et exogroupe. La théorie de l’identité sociale, s’intéresse aux motivations qui sous-tendent la formation des stéréotypes et des préjugés intergroupes (Tajfel, 1981 ; Tajfel et Turner, 1986). La deuxième, théorie de l’auto-catégorisation est plus générale et plus axée sur les processus cognitifs (Turner, 1987).

Le quatrième chapitre expose les concepts de culture dans les Sciences humaines. Nous commençons par la notion de culture dans le sens anthropologique et présentons deux approches fondamentales sur la culture : fonctionnaliste et culturaliste. Ensuite nous abordons différentes approches entre le psychisme et la culture constituant la base des recherches en Psychologie interculturelle : approche culturelle, transculturelle et interculturelle. Nous présentons l’approche interculturelle comme l’étude des contacts de cultures. Cette approche est peu appliquée au Kazakhstan où l’appartenance ethnique reste l’objet principal dans les études intergroupes. Nous critiquons les travaux des chercheurs kazakhstanais qui restent « prisonniers » de l’approche ethnographique soviétique car ils se concentrent sur l’ethnicité qui est envisagée comme la forme primordiale d’un groupe culturel. En effet, l’ethnographie soviétique fut considérée comme la seule science légitime pouvant s’occuper de l’étude de la diversité culturelle. Notre critique vise l’approche « marxiste » des chercheurs kazakhstanais, ignorant le rôle de contacts interculturels sur les processus de la construction identitaire des individus.

Le chapitre 5 est consacré au contexte socio-historique du Kazakhstan. Il commence par la présentation du pays et expose ensuite les étapes historiques les plus importantes : de la turcisation de la Steppe à la naissance du Kazakhstan indépendant après la chute de l’URSS. Ce chapitre éclaire l’histoire du pays, pleines de drames ayant laissés les traces dans la mémoire du peuple kazakh : la guerre sanglante contre les Djoungares, la colonisation russe, la Révolution socialiste et la « terreur rouge », les déportations staliniennes, l’industrialisation et la politique de russification. Ainsi le Kazakhstan, avant même d’exister dans ses frontières, a connu trois événements historiques majeurs en un siècle et demi : lacolonisation russe et la modernisation, la soviétisation entrainant l’intégration à une idéologie globalisante bien qu’autarcique et la fin de l’URSS amenant l’indépendance « ethno-nationale».

Dans le sixième chapitre nous présentons la structure de la société du Kazakhstan. Trois aspects socioculturels sont abordés : cultures, religions et politique linguistique du pays. Nous parlons également des relations interethniques, notamment entre les Russes et les Kazakhs, et des tentatives par l’État de constituer une identité nationale en intégrant tous les citoyens. Dans ce chapitre, nous allons passer en revue les divergences interethniques : elles s’expliquent par la peur des Russes et des autres minorités russophones de perdre leur identité (revendication du russe comme langue nationale), et par la demande des Kazakhs de renforcer le rôle de leur langue et de leur culture, considérées comme base de l’identité nationale.

La deuxième partie de cette thèse est méthodologique et commence par l’énoncé des objectifs principaux de recherche. Puis, nous élaborons les questionnements constituant la base de nos hypothèses sur les aspects suivants : la construction de l’identité nationale, les relations entre la catégorisation et la représentation sociale, et enfin les conflits entre les groupes ethniques. Dans le septième chapitre, nous présentons les méthodes de recherche et le choix de la population. La partie empirique s’appuie avant tout sur une approche comparative, avec la description de l’utilisation des méthodes combinées : quantitative et qualitative. Nous exposons également les hypothèses opérationnelles, les difficultés du travail sur le terrain et la spécificité de notre population.

La troisième partie regroupe trois chapitres (8, 9 et 10) exposant les résultats de la recherche sur le terrain avec leur analyse et leur interprétation. Le chapitre 8 est consacré à l’étude des marqueurs identitaires et des appartenances symboliques chez les jeunes et leur attitude à l’égard de l’apprentissage du kazakh. Le neuvième chapitre a pour but d’étudier la question de l’identification à nation kazakhstanaise et l’attitude à l’égard de la citoyenneté du pays. Enfin, le chapitre 10 est consacré aux relations intergroupes, partie importante de notre recherche où nous analysons les représentations des jeunes sur le caractère des rapports entre les groupes ethniques dans la vie sociale.

Notre travail s’achève par une synthèse des résultats obtenus faisant ressortir les apports majeurs de cette recherche sur la construction identitaire, les représentations sociales et les stratégies identitaires des jeunes Kazakhstanais appartenant aux différents groupes ethniques au Kazakhstan.

Notes
1.

Il faut bien distinguer les termes « Kazakh » et « Kazakhstanais » : Le terme de Kazakh(e) désigne exclusivement les membres de l'ethnie kazakhe. Le terme de Kazakhstanais désigne tous les citoyens du Kazakhstan, quelle que soit leur appartenance ethnique.

2.

C. Poujol Préface in M. Laruelle, S. Peyrousse (2004) Les Russes du Kazakhstan. Identités nationales et nouveaux Etats dans l’espace post-soviétique, Paris, Maisonneuve & Larose/IFEAC, p. 15.

3.

H. Chauchat et S. Busquets Identité européenne. Crise sociale et crise identitaire chez des étudiants français en 1994, p. 232 dans Chauchat H., Duran-Delvigne (1999) De l’identité du sujet au lien social, Paris, PUF.