1.1. Les approches conceptuelles de l’identité

La notion d’identité est multiforme et complexe en raison de sa transversalité disciplinaire. Au sens large, elle représente un ensemble des caractéristiques individuelles et collectives permettant de définir clairement un objet. Dans la psychologie sociale, l’identité se définit souvent comme une interaction particulière du psychologique et du social chez un individu. Autrement dit, l’identité est le produit des processus interactif entre l’individu et le champ social. Elle est une dimension de la relation sociale qui s’actualise dans une représentation de soi. Ainsi, le rapport entre «identité personnelle » et « identité sociale », souvent considéré comme une opposition entre le personnel et le collectif, constitue le noyau central de la problématique de l’identité dans la psychologie sociale. E. M. Lipiansky écrit : « … dans l’interaction avec autrui que se construit, s’actualise, se confirme ou s’infirme l’identité 4. » L’identité est donc une tension entre ces deux pôles. Selon A. Mucchielli, l’identité de chacun a une double face : premièrement, elle a une face intérieure, subjective (valorisation de Soi) ; deuxièmement, elle a une face extérieure, objective, énoncée par autrui. L’identité auto-énoncée est un jugement porté sur soi-même. L’identité énoncée par autrui peut se former par les jugements des partenaires. A. Mucchielli en tire la conséquence que « l’identité que nous énonçons est fonction de la situation dans laquelle nous sommes et des besoins d’information de nos partenaires 5».

Il faut dire que l’idée de la distinction entre les pôles individuel et social existait déjà, dans les débuts de la pensée psychosociologique moderne, chez Williams James (1890). Dans son livre « Principes de psychologie » (1890), il concevait le soi non pas comme entité essentielle qui trouverait son siège dans le cogito mais plutôt comme un « courant de pensée » généré dans la relation avec l’autre. Selon lui, l’identité est au point de rencontre suivant : connaissance de soi par soi-même, et par autrui.

Cependant, c’est E. Erikson (1968) qui fut l’un des premiers à systématiser l’analyse du concept d’identité. Le concept d’identité d’Erikson nous intéresse par son approche multidimensionnelle. En fait, il a posé le problème de l’identité dans une perspective psychanalytique révisionniste avec l’ambition de donner à cette discipline une dimension sociale, culturelle, voire historique. Son concept s’inspire donc des apports de la psychanalyse et se traduit par la définition de soi, c’est-à-dire par les caractéristiques qu’un individu identifie comme siennes et auxquels il accorde une valeur pour s’affirmer et se reconnaître : « Toute identité est problématique comme lieu d’intégration de la motivation personnelle et d’élection sociale » (adhésion), lorsqu’il affirme encore qu’histoire personnelle et histoire sociale confluent. Le terme d’identité renvoie pour lui au « sentiment subjectif et tonique d’une unité personnelle (sameness) et d’une continuité temporelle (continuity) 6  » (Erikson, 1972, p.13). Ce sentiment est le résultat d’un double processus qui opère en même temps « au cœur de la culture de l’individu ainsi qu’au cœur de la culture de sa communauté » (Erikson, 1972, ibid.).

Selon E. Erikson, le sentiment d’identité provient d’un processus évolutif qui marque tout spécialement l’enfance ; ce processus ne se fait pas sans crises ni ruptures. Car, pour arriver à un sentiment de plénitude et d’équilibre, l’enfant doit s’adapter constamment à des transformations qui interviennent sur le plan de la croissance biologique, de la maturation génitale et de la socialisation : « Pour faire l’expérience d’une pareille plénitude, le jeune doit sentir une continuité progressive entre ce qu’il promet de devenir dans un avenir anticipé ; entre ce qu’il pense être lui-même et ce qu’il observe que les autres voient en lui et attendent de lui » (E.Erikson, 1972, p.83). L’identité n’est pas simplement la somme des identifications passées : l’adolescence est aussi une période de rupture où le jeune abandonne certaines identifications pour en choisir de nouvelles (à des camarades, des figures socialement valorisées, des modèles incarnant sas aspirations…). « Cette identité, toutefois, dépend de l’appui que prête au jeune individu le sentiment collectif auquel il appartient : sa classe, sa nation, sa culture » (Erikson, 1972, p.85). La façon dont l’individu s’identifie aux autres rencontre avec plus ou moins de correspondance la façon dont la collectivité va l’identifier lui-même7.

La notion d’identité d’Erikson est proche du concept de Soi de G.H. Mead (1934) qui a approfondi le concept d’une dualité dans la représentation de soi de W. James (1890) et notamment son idée de la distinction entre le je et le moi. G. H. Mead a été un des fondateurs de l’interactionnisme symbolique qui s’est attaché à l’analyse des relations entre l’individu et la société. Il propose une définition de l’identité à partir des relations existant entre l’esprit, le Soi et la société. G.H. Mead a avancé l’idée que le soi est composé à la fois d’une composante sociologique (le Moi) qui n’est qu’une intériorisation des rôles sociaux et d’une composante plus personnelle (le Je). Autrement dit, la formation du soi social s’élabore dans l’interaction entre deux composantes : le "Je" qui représente le soi en tant que sujet et le "Moi" qui représente le soi en tant qu’objet. C’est « la conversation » du ‘‘Je’’ et du ‘‘Moi’’ qui constitue le Soi dans la mesure où cette « conversation » est la transposition dans la conscience de l’individu des processus symboliques qui le lient aux autres dans les interactions »8. Pour Mead, l’individu réalise son propre Soi à travers le rôle joué dans ses relations avec les autres.

Parce que le Soi ne dépend pas seulement de la volonté ou d’une démarche personnelle, il doit être accepté et ratifié par les autres. Donc, « le Soi se conçoit comme un effet de positionnement de l’individu dans des situations d’interaction 9  ». Mead (1934) a montré expérimentalement que l’identité sociale avait des implications sur les processus entre groupes.

Le sociologue E. Goffman (1974) a également mis en évidence l’importance des processus d’interaction entre l’individu et son environnement dans le maintien de sa propre identité. Selon son concept, la « présentation de soi » est exprimée par nos comportements, notre habillement, nos propos, etc., visant à donner une certaine image de soi dont nous attendons qu’elle soit confirmée par autrui. En fait, dans les interactions sociales, les individus montrent un arsenal symbolique qui leur permet de jouer des rôles acceptables aux yeux des autres. L’individu dispose de plusieurs identités dont il actualise l’« une » selon les contraintes de la situation où il se trouve et selon ses désirs et intérêts (Goffman, 1973,1974, 1975). Le but de ces rôles est d’établir des échanges satisfaisants dans la vie sociale où chaque individu joue sa partition. Ainsi, dans le concept de Goffman, l’individu est caractérisé comme acteur social jouant un rôle. En ce sens, comme remarque L. Baugnet (1998), l’individu est conforme aux attentes sociales prescrites, ou déviant, auquel cas il est stigmatisé. La légitimité de l’acteur est donc sociale.

Nous trouvons aussi l’idée de la nature interactive et dynamique de l’identité dans le concept égo-écologique de M. Zavalloni (1984). Dans son concept original, Zavalloni a mis en évidence l’interdépendance étroite existant entre les processus intrapsychiques et sociopsychologiques dans la formation de l’identité. Elle définit l’identité sociale comme la représentation que le sujet se fait de son environnement social, c’est-à-dire des différents groupes sociaux auxquels il se réfère, groupes d’appartenance mais aussi de non-appartenance (groupes d’opposition). Pour Zavalloni, la notion d’identité est inséparable de la notion d’appartenance et c’est par ces appartenances qui sont en fait un système de différence, que l’individu ou le groupe pratique des découpages. Selon son concept, l’identité apparaît comme une structure organisée des représentations de soi et des autres ; il s’agit donc de l’ensemble des représentations vécues du rapport individu/société. Ainsi, Zavalloni introduit le concept de représentation sociale pour l’étude de l’identité, qui montre l’importance des processus d’inclusion et d’exclusion caractérisant les constructions identitaires à partir de l’opposition « Nous/Eux ». Comme le remarque L. Baugnet (2001),l’identité s’instaure à partir des organisations de soi et de groupes d’appartenance en tant que « structure cognitive liée à la pensée représentationnelle 10  ».

L’identité apparaît donc comme un objet privilégié pour comprendre la construction de la réalité sociale dans la mesure où le rapport au monde s’établit à travers ces appartenances sociales et culturelles11. Dans ses recherches, Zavalloni définit l’identité sociale comme « un noyau central de la perception individuelle, sorte de résultante d’un ensemble donné de composantes psychosociales » (Zavalloni, 1978). Elle étudie la pensée sociale en tant que représentation de Soi-Alter et du monde social. Selon l’auteur, cette construction de la réalité sociale, telle qu’elle émerge dans la conscience individuelle, peut être définie comme l’environnement intérieur opératoire d’une personne et l’étude d’un tel environnement l’égo-écologique. Par égo-écologique, M. Zavalloni comprend l’étude de Soi dans ses relations complexes avec son environnement. Le point de départ de l’égo-écologie est de considérer l’individu dans son rapport au monde, comme situé objectivement à l’intérieur d’une matrice sociale. Les éléments de cette matrice sont : d’une part, les différents groupes auxquels il appartient de fait et par affiliation, comme membre d’une société et culture données, et, d’autre part, les groupes où les individus significatifs avec lesquels il entretient des relations symboliques ou réels. Les éléments de cette matrice sociale élémentaire sont les parties constituantes d’un individu en tant qu’acteur social et, en même temps, représentent un milieu au sens écologique qui recouvre une large part de la réalité environnante12.

Ainsi, comme le remarque Zavalloni dans son œuvre Identité sociale et conscience (1984), par rapport à la psychologie traditionnelle, l’égo-écologie se démarque sur deux points. D’une part, l’accent est mis sur les processus interactifs qui relient l’individu à son environnement et non pas seulement sur des caractéristiques individuelles. D’autre part, la méthode élaborée vise à générer et à analyser concrètement, au lieu de l’inférer en tant que « construit hypothétique », le substrat qui sert de support au discours13.

Zavalloni fait la différence entre « identité sociale subjective » et « identité sociale objective ». En fait, l’identité sociale objective est une manière de se situer dans l’environnement social. C’est-à-dire, l’identité, en tant que production sociale et cognitive, concerne la relation qui s’instaure entre l’individu et l’environnement car c’est à l’interface du psychologique et du social que se construit la notion de représentation sociale (L. Baugnet, 2001, p. 25). L’identité objective du sujet est constituée par les groupes qu’il a sélectionnés, l’identité sociale subjective concernant les représentations qu’il se fait de ces groupes. De fait, l’« identité sociale objective», ou « matrice sociale », met l’accent sur l’idée que la réalité sociale - les sociétés, les divers groupes sociaux auxquels le sujet est confronté – constitue en quelque sorte le creuset de son identité. Ainsi, selon Zavalloni, la construction de l’identité ne relève pas des seuls groupes d’appartenance. Le sujet élabore son identité également par rapport aux groupes auxquels il n’appartient pas (H. Chauchat, A. Duran-Delvigne, 1999)14.

Cette définition diffère de la conception de l’identité de Tajfel, utilisée dans le cadre des recherches sur le processus de catégorisation sociale. Selon Tajfel, « l’identité sociale d’un individu est liée à la connaissance de son appartenance à certains groupes sociaux et à la signification émotionnelle et évaluative qui résulte de cette appartenance » (1972, p. 292). Ainsi, c’est la connaissance du sujet qui est prise en compte, c’est-à-dire la conscience qu’il a d’appartenir à certains groupes. D’autre part, comme le souligne H. Chauchat, l’identité sociale est définie exclusivement par rapport aux groupes d’appartenance du sujet (H. Chauchat, 1999, p. 11). La théorie de l’identité sociale (TIS) de Tajfel permet de comprendre l’identité sociale comme un processus où il y a trois pôles principaux : cognitif (représentation d’appartenance), socio-cognitif (comparaison) et affectif. La composante cognitive concerne la catégorisation de l’environnement social en interne/externe, ce qui se traduit du point de vue du sujet par la connaissance de son appartenance/non appartenance : nous/eux. La composante affective concerne la valorisation de l’estime de soi en partie dérivée des catégories sociales auxquelles l’individu appartient, qui se traduit par les biais cognitifs.

Notes
4.

E. D. Lipiansky (1992) Identité et communication : l’expérience groupale, Paris, Arman Colin, p. 262.

5.

A. Mucchielli (1992) L’identité, Paris, Presses Universitaires de France, p.127.

6.

E. H. Erikson (1972) Adolescence et crise. La quête de l’identité, Ed. Flammarion, Paris, p. 13.

7.

E. M. Lipiansky (1992) Identité et communication. L’expérience groupale, Paris, PUF, p.11.

8.

F. Lorenzi – Cioldi, W. Doise Identité sociale et identité personnelle in R. Y. Bourhis, J. – P. Leyens (1999) Stéréotypes, discrimination et relations intergroupes, Madaga, p. 72.

9.

J. Caune (1995) Culture et communication. Convergences théoriques et lieux de médiation, PUG, p. 51.

10.

L. Baugnet (2001) Métamorphoses identitaires, Bruxelles, P.I.E.- Peter Lang S. A., p. 21.

11.

M. Zavalloni (1984) Identité sociale et conscience, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, p. 8.

12.

M. Zavalloni (1984) Identité sociale et conscience, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, p.201.

13.

M. Zavalloni (1984), ibid., p. 9.

14.

H. Chauchat Du fondement social de l’identité du sujet in H. Chauchat, A. Duran-Delvigne (1999) De l’identité du sujet au lien social, Paris, PUF, p.11.