En ce qui concerne l’ethnogenèse comme une branche en ethnographie, c’est N. Ja. Marr qui concentrait son attention sur l’ethnogonie dans les années 20. Il affirmait que tous les peuples de la terre étaient issus d’une même matrice …Cette quête de l’origine des peuples aboutit à représenter les sociétés comme le résultat de croisements successifs, les conduisant à suivre une même évolution économique et sociale, en passant par les mêmes stades. Par ailleurs, ces groupes s’agrandissent à mesure qu’ils intègrent d’autres groupes et qu’ils passent de stade en stade41. Les marristes considéraient l’ethnos non comme un peuple mais comme un des stades nécessaires dans le développement vers le Communisme.
C’est encore B. Malinowski (1968) qui a remarqué que « l’évolutionnisme est le credo officiel de l’anthropologie soviétique 42 ». En fait, un des premiers problèmes dans l’ethnographie soviétique était la typologie des groupes ethniques. Il convenait de mettre en relief les stades historiques de l’ethnie - la tribu, l'ethnie, la nation, en les liant avec les groupements économiques et sociaux43. Jusqu’au début des années 30, les positions classiques de la Stadial’nost’ affirment que la langue étant une superstructure, l’apparition de toute nouvelle langue est fonction du bouleversement des formations économiques et sociales. Selon la logique de l’idée de Stadial’nost’, chaque société évolue en passant des petits groupes totémiques, avec une organisation clanique, à la constitution de tribus. Les tribus conduisant aux peuples, ces derniers, via la Révolution socialiste mondiale, accèdent au niveau le plus abouti que représente la Société communiste internationale (Ŝnirelman, 1993).
Les peuples qui avaient une structure d’Etat, les républiques fédérales et autonomes, étaient considérés comme des nations. On utilisait les critères de la présence ou l'absence de la classe ouvrière ou le niveau de l’urbanisation, pour justifier de l’inégalité dans l’obtention du statut de structure d’État. Cependant ces critères eurent peu d’importance et surtout ne différenciaient pas les communautés dans le domaine des relations ethno-culturelles. S. A. Tokarev écrivait : « …La science soviétique rejette décisivement la compréhension des groupes ethniques comme immobiles et invariables. Elle voit ces groupes comme les produits du développement historique. Les groupes ethniques –les tribus, les peuples, la nation - se présentent au cours de l'histoire, changent et changent les signes et les particularités, se fusionnent et se désagrègent » (Tokarev, ibid., p. 8.). S. Tokarev envisage l’ethnogenèse comme le processus permanent au cours duquel se passe le changement lent et invisible mais continu de l’apparence du groupe ethnique. Mais ces changements lents et graduels de l'aspect ethnique peuvent à certains moments être remplacés par des progrès rudes et radicaux au cours desquels se forme une nouvelle ethnie.
Les changements dans l'ethnographie ont été envisagés dans les années 50 lorsqu’apparut l’intérêt pour les pays qui ont obtenu l'indépendance après la deuxième guerre mondiale et que le pouvoir soviétique a voulu montrer les succès de sa politique intérieure. Mais jusque dans les années 60 on considérait l'ethnographie comme la science de l’archaïque traditionnel45. Comme l’écrit F. Bernard, « …l’absence du dogme dans les sciences sociales occidentales fait la différence entre l’anthropologie occidentale et l’ethnographie soviétique. Ces deux disciplines évoluaient donc dans deux espaces sociaux distincts en tant que l’ethnographie « bourgeoise » et l’ethnographie « marxiste » ce qui faisait une impossibilité de dialogue »46.
F. Bertrand (2002) L’anthropologie soviétique des années 20-30, Bordeaux, PUB, p. 229.
B. Malinowski (1968) Une théorie scientifique de la culture, Paris, F. Maspero, p. 20.
Y. Aroutunyan (1998) Ethnosociologie : le manuel pour les établissements supérieurs (en russe), Moscou, Ed.Aspect Press, p. 27.
S. A. Tokarev (1999) Les articles théoriques et historiographiques sur l’ethnographie et les religions des peuples du monde (en russe), Moscou, RAN, chapitre Le problème des types des communautés ethniques, p. 16.
V. Tishkov (2003) Le requiem pour l’ethnos. Les recherches sur l’anthropologie socio-culturelle (en russe), Moscou, Nauka.
F. Bertrand (2002) L’anthropologie soviétique des années 20-30, Bordeaux, PUB, p. 19.