4.2.2. Ethnopsychologie et le développement de l’approche interculturelle au Kazakhstan

Au Kazakhstan, les recherches sur l’identité culturelle, les groupes ethniques et les relations interethniques se réalisent essentiellement dans les cadres de l’ethnopsychologie, l’ethnosociologie et l’ethnopédagogie. Actuellement, beaucoup de recherches culturelles et interculturelles s’effectuent sur le renforcement de la conscience nationale kazakhe dans les milieux sociaux différents (Zh. Namazbaeva), sur l’étude des origines psychologiques des préjugés ethniques et les solutions effectives de leur diminution (S. Dzhakupov, S. Amirova, R. Alimbaeva, Z. Balgimbaeva). Parmi les autres auteurs nous pouvons citer aussi les psychologues M. Iskakova, Yu. Tchernyshov154 et N. Loginova qui travaillent sur les stéréotypes ethniques chez les Russes et les Kazakhs au Kazakhstan. Le sociopsychologue A. Malaeva étudie le rôle du milieu ethnoculturel sur la détermination sociale de l’individu. En outre, il existe beaucoup de travaux comparatifs ethno-politiques, ethno-démographiques sur le problème de l’acculturation des Russes dans les pays ex-soviétiques (L. Drobizheva, G. Vitkovskaya).

L’école ethnopsychologique kazakhstanaise a été fondée sur la base de l’école psychologique soviétique (L. Vygotsky, A. Leontiev, B. Porshnev, V. Ageev). Le psychologue T. Tazhibaev (1910-1964) est l’un des fondateurs de l’école contemporaine de l’ethnopsychologie du Kazakhstan. Il est devenu le premier Kazakh qui a soutenu sa thèse de doctorat en psychologie à Leningrad (Russie). Pour la première fois au Kazakhstan, Tazhibaev a créé le département de psychologie et de sciences cognitives à l’Université publique kazakhe (KazGU) à Almaty. Il étudie l’ethnopsychologie et l’ethnopédagogie sur la base des œuvres des grands penseurs kazakhs - Abaï, I. Altynsarin. Il a écrit plusieurs œuvres comme, par exemple Les regards philosophique, pédagogique et psychologique d’Abaï et Sur l'histoire de la pédagogie et de la psychologie au Kazakhstan à la fin du XIX e siècle qui comprend les idées psychologiques d’Abaï, de Valihanov et d’Altynsarin.En 1957, Tazhibaev dans sa monographie Le développement de l'éducation et de la pensée pédagogique au Kazakhstan dans la deuxième moitié du XIX e  siècle, a écrit que « la problématique du caractère national est très intéressante et actuelle. Mais elle n’est pas encore étudiée et attend ses explorateurs : philosophes, psychologues, historiens, littéraires, ethnographes 155  ». Dans ses travaux, il explore les traditions folkloriques, les us et coutumes et les particularités de l'éducation traditionnelle des enfants chez les Kazakhs. A l’époque soviétique, lorsque le système de l’enseignement soviétique fut centralisé et uniformisé, Tazhibaev a avancé l’idée que les manuels scolaires devaient être adaptés à la mentalité de chaque ethnie en Union Soviétique. Dans les années 40-50 du XXème siècle, ces idées ont été considérées comme nationalistes. Malheureusement, T. Tazhibaev n’a pas pu fonder les départements de l’ethnopédagogie et de l’ethnopsychologie à l’Université à cause de la politique de russification forcée, ayant pour objectif d’assimiler toutes les ethnies et de créer la nouvelle nation soviétique.

L’autre grand chercheur en ethnopsychologie kazakhe, K. Zharikbaev s’occupa des questions de la continuité de l’enseignement préscolaire et scolaire dans la société multiethnique du Kazakhstan dans les années 50 du XXème siècle. Il étudia les caractéristiques particulières ethnopsychologiques dans les familles mixtes, la formation des relations interpersonnelles dans les écoles mixtes russo-kazakhe. En 1968, Zharikbaev a écrit l’œuvre fondamental « L’histoire du développement de la pensée psychologique au Kazakhstan ». Il est auteur de plus de 400 publications scientifiques. Actuellement, K. Zharikbaev travaille dans le domaine de l’ethnopédagogie kazakhe.

Parmi les recherches récentes au Kazakhstan, effectuées dans le domaine de l’ethnopsychologie, nous voulons citer la thèse de Zh. Zhukesheva sur le phénomène psychologique de la marginalité ethnoculturelle dans le contexte de la transformation de l’identité ethnique156. Dans son travail, Zh. Zhukesheva a étudié les particularités de l’identité ethnique chez les Kazakhs et les Russes, se caractérisant par la marginalité ethnoculturelle. Les objectifs de sa recherche furent ;

  1. d’étudier le caractère des contacts interethniques des marginaux ;
  2. d’étudier les particularités de la valeur de la portée de l’appartenance ethnique par les marginaux ethnoculturels ;
  3. de comparer les particularités des manifestations entre l’identité marginale et monoethnique.

Pour déterminer le caractère problématique de l’identification ethnique chez les marginaux, l’auteur a appliqué plusieurs tests dont le questionnaire « Qui suis-je ? » (M. Kun et T. Macpartlend) ; la méthode de diagnostique des auto- et hétérostéréotypes de T. Stefanenko157 comprenant 70 définitions ; « Le test diagnostique des relations » de Ktsoeva- G. U. Soldatova ; l’échelle de valeur de la portée de l’appartenance ethnique ; la méthode « les phrases non-achevées » de Zh. Utalieva ; la méthode du décèlement de la place de l’identité ethnique parmi les éléments constitutifs de l’identité sociale ; la méthode psychosémantique de « l’identification plurielle » de V. Petrenko.

Zh. Zhukesheva, dans ses recherches, a enquêté 409 sujets dont 247 Kazakhs, 96 Russes et 66 issus des familles mixtes et les représentants des autres groupes ethniques. Malheureusement, l’auteur, en analysant les résultats, a ignoré ce dernier groupe en se limitant aux marginaux d’origine kazakhe, russe et mixte. L’application des méthodes mentionnées a permis de déterminer le caractère de la corrélation entre la perception de soi, la perception de son groupe et de l’autre groupe ethnique. Les résultats ont confirmé l’existence et les particularités des groupes avec la problématique de l’identification ethnique. Ce caractère se manifeste dans la dualité de l’identification ethnique, l’identification avec l’autre groupe ethnique ou l’identification ethnique insignifiante. Les marginaux ethnoculturels ont une structure complexe hiérarchique des identifications sociales. Leur auto-identification ne se base sur l’appartenance ethnique mais sur les critères psychologiques.

Parmi les autres travaux ethnopsychologiques qui appliquent l’approche interculturelle, nous voulons citer « Les recherches cross-culturelles des orientations des valeurs de la personnalité dans les conditions du milieu polyethnique » de la psychologue-praticienne A. O. Shomanbaeva, « Les recherches sociopsychologiques de la tension interethnique » de l’ethnopsychologue O. Aimagambetova, la thèse du 3e cycle «Les problèmes psychologiques de la formation et du développement des préjugés ethniques chez les enfants d’âge préscolaire » de la psychologue R. Alimbaeva (2001). La thèse d’Alimbaeva nous intéresse par son approche comparative. Son objet d’étude porte sur les processus cognitifs chez les enfants d’âge préscolaire. L’auteur a étudié la dynamique du changement des préjugés ethniques chez ces enfants au cours de leur instruction à l’école. Elle a enquêté 470 enfants d’origine kazakhe et russe afin d’analyser les composants psychologiques de l’auto-identification et de la perception de Soi. La formation de l’identification ethnique se fait par la différenciation « Nous-Eux ». Sur la base des données expérimentales, Alimbaeva a tiré les conclusions suivantes :

  1. Les enfants d’âge préscolaire ont l’identification ethnique forte et ils différencient bien leur groupe ethnique « Nous » de l’autre « Eux ».
  2. La genèse et le développement de la catégorisation ethnique se forme à l’âge préscolaire. Le milieu social joue le rôle particulier chez les enfants. C’est dans leur milieu social « ethnicisé » qu’ils puisent le matériel pour leur identification.
  3. Les enfants d’âge préscolaire ont déjà l’identification forte à leur groupe ethnique. Dans l’interaction interethnique, ils manifestent leur attitude à l’égard des représentants des « autres » ethnies en fonction de leur affinité ou leur éloignement culturel.

L’auteur résume que l’identification ethnique chez les enfants d’âge préscolaire prendrait naissance au cours de l’interaction interethnique et sous l’influence forte du milieu familial et groupal. Les contacts avec les représentants des autres ethnies enrichissent la personnalité d’un enfant. Parmi les marqueurs de l’appartenance ethnique, les enfants d’âge préscolaire distinguent la langue, la culture, les us et les coutumes. Dans la société multiethnique, l’identification à deux groupes (aux Kazakhs et aux Russes) mène à l’intégration et au biculturalisme et donne la possibilité à un enfant de se développer dans deux systèmes culturels.

Il faut dire que ces derniers temps, les recherches ethnopsychologiques au Kazakhstan deviennent populaires et acquièrent un caractère plutôt spéculatif à cause de l’influence de la politique ethnocratique. Comme nous avons déjà dit, généralement elles se limitent aux études sur les relations entre les Kazakhs et les Russes, souvent en ignorant les autres groupes ethniques. De surcroît, on peut trouver que rarement des travaux concernant les produits de ces contacts intergroupes dans la vie quotidienne, par exemple. Alors, nous constatons le grand nombre de travaux qui accentuent le caractère politisé des rapports interethniques du point de vue de leur conflictualité ou de leur caractère compétitif dans la vie socio-politique ou économique sans avoir comme but d’étudier la richesse qui en résulte.

Par conséquent, la science ethnopsychologique au Kazakhstan n'a pas pu éviter l’emprise idéologique et cela a eu des conséquences sur ses approches fondamentales. En fait, la renaissance de la conscience nationale chez les Kazakhs se répercute sur l’objet d’études lui-même : beaucoup de recherches se limitent à l’étude du folklore (culture traditionnelle) ou à l’identité ethnique. Cette tendance peut aussi s’observer chez les chercheurs d’origine non-kazakhe qui étudient les groupes ethniques auxquels ils appartiennent eux-mêmes, souvent sans voir l’intérêt de collaborer avec les autres chercheurs travaillant sur les autres populations ethniques, considérés comme « étrangers ». Ceci concerne la psychologie, l’ethnographie mais aussi l’histoire ou la nouvelle science – diasporalogie qui étudie les minorités ethniques au Kazakhstan.

Ainsi, les psychologues au Kazakhstan se concentrent dans leurs recherches essentiellement sur l’appartenance ethnique individuelle ou groupale, en négligeant souvent les autres variables socio-culturelles. Pourtant, le champ des recherches interculturelles est beaucoup plus large. En vertu de la diversité ethnique, la société kazakhstanaise représente un terrain original pour des recherches comparatives et pluridisciplinaires. L’approche comparative commence à être connue au Kazakhstan grâce à l’accès aux œuvres des chercheurs anglo-saxons mais, en ce moment, elle est très peu appliquée. Par exemple, nous n’avons pas eu connaissances d’études sur les problèmes d’adaptation des rapatriés d’origine kazakhe provenant de la Chine, de la Mongolie, de l’Iran, de la Turquie et de leur intégration dans la société kazakhstanaise. Ce serait intéressant d’effectuer une approche comparative entre ces groupes culturellement différents, malgré leur appartenance ethnique commune. Il pourrait être utile d’étudier les difficultés de leur acculturation dans ce pays, qui est leur patrie historique est devenue en même temps, par les caprices du destin, leur société d’accueil. Quelles sont leurs problèmes d’adaptation au Kazakhstan ? Quelle est l’attitude des Kazakhs « autochtones » face à ces migrants-compatriotes ? Désirent-ils avoir des contacts avec les rapatriés kazakhs ou non ?

Quant à l’approche pluridisciplinaire, elle peut être appliquée dans les recherches psycholinguistiques interculturelles, par exemple. En effet, le Kazakhstan est un pays bilingue avec la domination du russe dans les villes, alors que le kazakh est une langue principale dans la zone rurale. La migration massive des jeunes Kazakhs de la zone rurale dans les grandes villes et leur acculturation dans un milieu russophone est un sujet intéressant pour les psychologues, les linguistes, les sociologues et les anthropologues. Bien entendu, il y a des études sociologiques (A. T. Zabirova, 2002158, 2004159) sur les migrations des Kazakhs dans les agglomérations et les problèmes de leur intégration mais nous constatons le manque des recherches pluridisciplinaires unissant les spécialistes des différents domaines scientifiques.

Notes
154.

Yu. Tchernyshov (2003) Sur le rôle des stéréotypes ethniques dans les relations entre les Russes et les Kazakhs dans la République du Kazakhstan (en russe)/ http://ashpi.asu.ru/studies/2004/stereotype.html

155.

O. Aïmagambetova (2003) Les bases de l’ethnopsychologie (en russe), Almaty, Litera, p. 75.

156.

Zh. D. Zhukesheva (2005) Le phénomène psychologique de la marginalité ethnoculturelle dans le contexte de la transformation de l’identité ethnique, Exposé des grandes lignes de la thèse de doctorat, Almaty, Université kazakhe nationale Al-Fârâbî.

157.

L’ethnopsychologue russe T. A. Stefanenko travaille sur les stéréotypes ethniques chez les ethnies différentes.

158.

A. T. Zabirova (2002) Les tendances de la mobilité migratoire des Kazakhs (sur l’exemple d’Astana) (en russe). http://www.isras.ru/files/File/Socis/2002-09/ZabirovaAT.pdf

159.

A. T. Zabirova (2004) Les facteurs ethnosociaux de la migration des Kazakhs à Astana et à Almaty et leurs conséquences ethnopolitiques (en russe), Exposé des grandes lignes de thèse de doctorat, Astana.