6.1.3.Minorités nationales et relations interethniques au Kazakhstan

L’éclatement de l’URSS a impliqué la fin du statut privilégié des Russes au Kazakhstan. Depuis l’indépendance, les Kazakhs ont obtenu le pouvoir politique et sont devenus le groupe majoritaire alors que les Russes se sont transformés en une « nouvelle minorité » ou même « diaspora », termes utilisés par certains idéologues kazakhs. Comme conséquence, la redistribution du pouvoir entre les Kazakhs et les Russes non seulement a renversé leurs positions dominants/dominés dans la société mais aussi a favorisé le renforcement du sentiment ethnique, des images négatives et des préjugés intergroupes. Les Russes ont le sentiment qu’avec la perte de leur statut supérieur, ils ont perdu leur identité. C’est pourquoi, pour les Russes, il est difficile de se prendre d’affection pour le Kazakhstan comme un nouveau pays. Comme remarque S. Peyrousse (2002), « les Russes du Kazakhstan restent ainsi dans une situation complexe sur le plan identitaire : la Russie est leur principale référence culturelle mais elle est décriée pour son désintérêt à leur encontre ; le Kazakhstan est condamné en tant que construction étatique, la culture kazakhe est méprisée mais le pays indépendant constitue aujourd’hui leur cadre de vie quotidien 233  ». Leur sentiment de frustration et d’insécurité se renforce avec la nouvelle politique ethnocratique kazakhe qui divise la population de la société en deux catégories –titulaire et non-titulaire. La catégorie titulaire ce sont des Kazakhs (nation éponyme) et la catégorie non-titulaire ce sont les autres ethnies. Donc, pour les ethnies non-titulaires, l’Etat est devenu la société d’accueil malgré leur présence sur ce territoire depuis des décennies ou même des siècles. Cette politique, considérée comme discriminative, se heurte à l’opposition des Russes et des ethnies européennes (Ukrainiens, Allemands) qui continuent à quitter le Kazakhstan. En fait, ces minorités russophones se sentent gênées par la politique de la « kazakhisation » car ils s’identifient à la culture russe et non à la culture kazakhe.

Néanmoins, il existe une différence entre les Russes et les autres minorités au Kazakhstan. Les Russes ne sont pas considérés comme titulaires ou « éponymes » comme les Kazakhs, mais leur nombre ne permet pas les identifier comme une simple minorité non plus. Alors que ces derniers revendiquent et obtiennent des droits culturels et linguistiques, les Russes demandent des concessions plus politiques qui ne leur sont pas accordées234. En effet, la politique menée envers les minorités non-russes est plus libérale puisqu’elle leur reconnaît des droits culturels importants. Mais la situation des Russes, avec qui la concurrence linguistique, sociale et symbolique est réelle, est plus difficile à gérer. En fait, comme souligne U. Windisch (2002, p. 247) en présentant les relations intergroupes en Suisse, le groupe majoritaire met du temps à comprendre que derrière des revendications à l’origine effectivement très spécifiques, partielles et sectorielles (revendications sur la dénomination des noms de rues, de lieux, demandes de bilinguisation généralisée, etc.), se cache la naissance d’un véritable mouvement social et politique à base linguistique et culturelle.

Ces stratégies découvrent donc les rapports compétitifs entre les Kazakhs et les Russes qui se sont formés dans les sphères sociopolitique et économique. Ce type de relations se manifeste dans les appels des Russes et des ethnies russophones au respect des droits culturels des minorités ou les demandes des Kazakhs de renforcer le rôle de la langue et de la culture kazakhe au pays. Dans notre recherche, il est important de comprendre comment les groupes ethniques représentent la discrimination. En fait, les Russes et les autres minorités russophones ont une autre vision sur la discrimination que les Kazakhs. Par exemple, lorsqu’il s’agit de la politique de langue, les Russes et les ethnies russophones considèrent l’exigence de connaître le kazakh comme une discrimination, ce qui n’est pas juste pour les Kazakhs. Contrairement, pour les Kazakhs, la discrimination est manifestée lorsque les autres ethnies ignorent leur langue et culture. Ainsi, les relations intergroupes au Kazakhstan peuvent être caractérisées comme complexes et problématiques et constituent un enjeu important pour l’avenir du pays.

Notes
233.

S.Peyrousse Entre Russie et Asie centrale : regard croisé sur la minorité russe au Kazakhstan, Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n°34, 2002, p.118.

234.

M. Laruelle Les ambiguïtés de l’idéologie eurasiste kazakhe : ouverture sur le monde russe ou fermeture nationaliste ? Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n°34, 2002, p.132.