6.2.1.1.La religion dans la construction identitaire des Kazakhs

Les croyances et les pratiques religieuses des Kazakhes sont modérées et restent fortement marquées par un syncrétisme associant l’islam et le chamanisme. Jusqu’à présent, le culte du feu et du foyer domestique, la pratique de la magie, la démonologie et le chamanisme sont bien conservés dans les aouls kazakhs. Les Kazakhs, comme dans l’ancien temps, croient en force magique du feu qui peut soigner les malades. Le culte du feu tiré du zoroastrisme est resté vivace : au retour des nouveaux mariés dans leur maison, de l’huile est jetée dans le feu pour leur porter chance. Un Kazakh évitera de marcher sur les cendres. Une croyance préconise de tuer au bord de la rivière un agneau ou une vache pour avoir de la pluie.

A l'époque soviétique, le rôle de l’islam dans un milieu kazakh n’était pas important ; les Kazakhs pratiquaient des rites musulmans essentiellement en deux occasions : la circoncision et les funérailles. Selon S. Peyrouse (2003), l’islam en Asie centrale apparaît comme un phénomène plus national et traditionnel que strictement religieux, encore moins politique. Comme écrit Nazarbaev (1996), « Pour le peuple kazakh […] l’islam a commencé à acquérir sa signification comme une des formes de l’expression de l’appartenance ethnique 238  ».

Ainsi, la renaissance islamique au Kazakhstan est liée plutôt à la renaissance de l'identité kazakhe ethnique. Bien que chez les Kazakhs la pratique religieuse soit modérée et non politisée, leur identité est inséparable d’une appartenance au monde musulman sunnite. Toutefois, d'après beaucoup d'observateurs, les Kazakh étant musulmans sunnites, de rite hanéfite, « ne comprennent rien à l'islam » et ils ont complètement oublié l'arabe; non seulement ils ne connaissent guère le Coran, mais ne respectent même pas le ramadan. En plus, la vie nomade des Kazakhs a donné à la religion un caractère plutôt rituel que doctrinaire. « Les Kazakhs ne respectent pas le ramadan, ne connaissent pas le Coran et ne parlent pas l’arabe. Les femmes kazakhes, émancipées, n’ont jamais couvert leur visage. Elles fument, s’assois à table et portent la minijupe contrairement aux Ouzbeks et Tadjikes », constate un responsable du comité en charge des questions religieuses.P. Karam (1996), le spécialiste des religions en Asie centrale, constate que les Ouzbeks du Kazakhstan se distinguent dans l’observance des obligations et rites religieux239. Cependant, les prénoms musulmans, les croyances et les rites (souvent faussés par la pratique préislamique ou mélangé avec elle), sont la partie intégrante de l’identité kazakhe.

Dans la vie quotidienne des nomades, l’islam n’a jamais eu un rôle dominant : le mollah n’a jamais tenu une place particulière dans la société kazakhe. Le soufi et le chamane sont respectés par les Kazakhs qui obéissent à leurs injonctions de crainte d’être frappé, eux ou leur famille, par une punition divine. Le mollah, lui, est loin d’avoir une telle autorité. Il ne jouit d’aucun traitement de faveur, pouvant être maltraité à l’occasion. De nombreux proverbes kazakhs ridiculisent les mollahs et le Coran, ce qui indignerait les vrais croyants. Un proverbe, né à l’époque de la famine, est pragmatique : « si tu ne peux pas décrocher le pain, monte sur le Coran », pour dire que Dieu n’oblige pas à souffrir. Encore celui-ci : « Ecoute le mollah mais ne le suis pas » (en clair ne fais pas ce qu’il fait). Dieu n’est pas épargné : « Les habitudes sont plus tranquilles qu’Allah » c'est-à-dire qu’en cas de dilemme, il faut préférer les traditions à l’observance de la religion. « En hiver quand il fait froid, les Kazakhs peuvent mettre le bétail dans la mosquée pour le protéger. Un Ouzbek ne le fera jamais », telle est la morale d’une célèbre histoire kazakhe. Ces proverbes, blasphématoires dans n’importe quel autre pays musulman suffiraient à condamner à mort. Ces exemples montrent l’impiété notoire des kazakhs, peuple le moins enraciné dans la réligion de toute l’Asie centrale.

Le voyageur français G. Capus, docteur ès sciences, chargé de missions scientifiques par le Ministère de l’instruction publique a voyagé dans l’Asie centrale en 1880-1882. Voici ses remarques concernant l’attitude des Kazakhs à l’égard de l’islam : « …Le Kirghiz est mauvais musulman. Ignorant de la moitié des finesses d’interprétation des glossateurs orthodoxes du Korân, il est mol exécuteur de l’autre moitié des préceptes. Il est encore quelque peu chamaniste, mais sa nature honnête supplée avantageusement à son manque d’instruction religieuse et le place à cent coudées au-dessus du théologien raffiné de la médresséh 240 , dans l’échelle de la moralité 241».

Ainsi, les croyances traditionnelles occupent une place importante dans la construction identitaire des Kazakhs. Le développement de l’islam n’a pas effacé la prédominance des traditions et des croyances chamaniques. Le syncrétisme religieux des Kazakhs représente la fusion extraordinaire des différentes religions qui contient des éléments du totémisme, des traces du fétichisme, des cultes de Tengri (Ciel), du chamanisme et de l’islam. Toutes ces valeurs constituent l’originalité de la culture ethnique du peuple kazakh.

Notes
238.

N. Nazarbaev (1996) A la veille du XXIe siècle (en russe), Almaty, Oner, p.176.

239.

P. Karam (1996) Allah après Lénine. La revanche de l’islam dans l’ex-Empire russe, Paris, L’Harmattan, p.236-237.

240.

Ecole musulmane supérieure. Voir le lexique.

241.

G. Capus (1892) A travers le Royaume de Tamerlan. Voyage dans la Sibérie occidentale, le Turkestan, la Boukharie, aux bords de l’Amou-Daria, à Khiva et dans l’Oust-Ourt, Paris, A. Hennuyer, p. 67.