6.3.1.La politique de la langue au Kazakhstan soviétique

La langue kazakhe a subi les modifications toute au cours du XXe siècle : pendant trois premières décennies, l’alphabet kazakh a changé trois écritures différentes : arabe (jusqu’à 1929), latin (1929-1939) et enfin cyrillique (à partir de 1939 et jusqu’à présent). La langue kazakhe appartient à la famille altaïque qui regroupe une cinquantaine de langues, dont les langues de la sous-famille turcique. Selon la plupart des linguistes, le kazakh serait devenu une langue à part entière entre les XVe et XVIIe siècles. En dépit de sa longue tradition orale, le processus de standardisation du kazakh n'a été amorcé qu'au milieu du XIXe siècle. À l'origine, la langue était écrite en alphabet arabe ; quelques tentatives de développement d'une écriture à partir de l'alphabet cyrillique ont cependant vu le jour dès le XIXe siècle256.

A l’époque soviétique, la connaissance du russe était en effet une garantie d’ascension sociale. De nombreuses professions techniques, intellectuelles et politiques n’étaient accessibles qu’à ceux ayant une parfaite maîtrise du russe. L’éducation scolaire à l’époque soviétique fut l’outil privilégié de la politique des nationalités. La formation de la politique linguistique au Kazakhstan a commencé par l’adoption du Décret du Comité exécutif Central de la République Socialiste Soviétique Kazakh (RSSK) « Déclaration du kazakh et du russe à titre de langues officielles sur le territoire de la RSSK » le 22 novembre 1923. Cet acte a favorisé une pénétration intensive du russe et a abouti, par conséquent, au bilinguisme des masses dans les années 40 et à la prédominance du russe, voire la russification, dans l’espace sociolinguistique de la République d’après–guerre. En principe, au Kazakhstan comme dans toutes les républiques non-russes, les enfants étaient scolarisés dans leur langue d’origine à l’école primaire ; puis, à l’école secondaire, le russe devint obligatoire. Les écoles secondaires étaient de deux types : celles destinées aux Russes où l’enseignement était donné entièrement en russe (avec quelques heures réservées à la langue autochtone) et les écoles nationales où l’enseignement faisait une part importante au russe. Mais ce principe ne fut pas toujours respecté : le nombre d’écoles russes dans la république non-russe dépassait en pourcentage celui des colons russes257.

La première phase de la politique linguistique soviétique (1917-1930) fut celle de la « korenizatsiya » (indigénisation ou enracinement) durant laquelle les avancées les plus importantes ont été réalisées pour le développement de l’alphabétisation et des institutions étatiques et culturelles animées par du personnel autochtone. Cette politique n’a pas manqué de produire ses fruits, comme l’a montré le pourcentage élevé d’étudiants de toutes nationalités dans l’enseignement supérieur.

La modification de la politique linguistique commença dans les années 30 : un décret de 1938, qui était en contradiction flagrante avec la position de Lénine, rendit le russe obligatoire dans toutes les écoles non-russes de l’URSS. Le développement des écoles du Kazakhstan fut freiné à cause de la famine de 1931 et de 1932 qui entraîna une réduction importante du nombre d’élèves. Il ne reprit que dans la seconde moitié des années trente. Ainsi, à partir de 1938, l’enseignement du russe devint obligatoire dans toutes les écoles du pays participant à l’idée du pouvoir stalinien : « …reconstituer un sentiment national russe qui, progressivement, prendra tous les attributs d’une russité soviétique 258  ». Il fut suivi par le changement de l’écriture latine en cyrillique. En fait, Lénine, considérait que la principale revendication des nationalités portait sur le manque de respect vis-à-vis de leur langue. Il insista donc pour que le russe ne soit pas une matière obligatoire dans les écoles non-russes mais un instrument dans la mise en place de commissions spéciales pour étudier les langues et alphabétiser les peuples sans écriture.

La politique linguistique entra dans une troisième phase en 1950. Le programme du Parti communiste de l’Union Soviétique de 1961 affirme que le communisme sera construit au cours des vingt prochaines années avec la formation d’une nouvelle communauté historique, celle du peuple soviétique, cimenté par la langue russe. A l’époque de Brejnev la langue russe fut présentée comme « le trésor soviétique qui aide au développement de toutes les nationalités et qui est en voie de devenir partie intégrante de leur culture ». En 1982, la langue kazakhe continuait à décliner car 70% des élèves du Kazakhstan étaient éduqués dans les écoles de langue russe259. Entre 1954 et 1986, plus de 600 écoles en langue kazakhe furent fermées à la suite de décrets favorisant le développement du réseau éducatif en langue russe. Le recul du kazakh est manifeste au sein de nombreuses couches de la population260. Ainsi, le bilinguisme était inévitable pour tout Soviétique soucieux d’aller plus loin que les études secondaires.

Notes
256.

http://www10.gencat.net/pres_casa_llengues/AppJava/frontend/llengues_detall.jsp?id=39&idioma=8

257.

B. Kerblay (1977) La société soviétique contemporaine, Paris, A. Colin, p. 52.

258.

F. Bertrand (2002) L’anthropologie soviétique des années 20-30, Bordeaux, PUB, p. 232.

259.

W. Dressler (1999) Le second printemps des nations. Sur les ruines d’un Empire, questions nationales et minoritaires en Pologne (Haute Silésie, Biélorussie polonaise), Estonie, Moldavie, Kazakhstan, Bruxelles, E. Bruylant, p. 311.

260.

C. Poujol (2000) Le Kazakhstan, Paris, PUF, p.74-75.