Construction des hypothèses

Les hypothèses avancées touchent les aspects suivants :

1. La construction de l’identité nationale :

Nous nous demandons comment l’identité nationale se construit chez les individus appartenant aux groupes ethniques différents à travers les rapports entre ceux-ci et en fonction de leur position socio-politique au pays ? Quel est le rôle de l’identité culturelle dans la formation de l’identité nationale ?

En fait, chaque groupe ethnique a une représentation spécifique de l’identité nationale. Cette représentation de l’identité nationale chez les jeunes dépend de leur statut dans la société et de leur appartenance culturelle. Nous supposons que l’image de l’identité nationale chez les Kazakhs possédant le pouvoir politique aujourd’hui se distingue de celle des Russes qui ont perdu leur position dominante au pays. Si chez les Kazakhs l’image de l’identité nationale est attachée à leur culture ethnique et sous-entend donc l’élément ethnique kazakh dans sa représentation, pour les Russes l’identité nationale se base essentiellement sur le principe de la citoyenneté sans référence à la « kazakhisation » avec la préservation de leur origine ethnique et avec le droit d’utiliser leur langue d’origine en équivalence avec le kazakh.

En ce qui concerne les minorités, nous pensons que leur représentation de l’identité nationale diffère en fonction de leur appartenance culturelle c’est-à-dire de leur langue, de leur religion et de leur culture ethnique. Tous les éléments de l’identité culturelle influence leur attitude par rapport aux Kazakhs et au pays. Les ethnies ayant la culture proche de celle de Kazakhes (religion musulmane, culture turcique) sont plus favorables à l’ethnie éponyme et ont une image de l’identité nationale proche de celle des Kazakhs.

En revanche, les jeunes appartenant aux ethnies proches de la culture russe (religion chrétienne, culture slave ou reconnaissance du russe comme leur langue maternelle) sont moins favorables aux Kazakhs et ont une image de l’identité citoyenne kazakhstanaise proche de celle de Russes. En fait, à part les Russes, la catégorie des « ethnies russophones » au Kazakhstan regroupe les Coréens, les Allemands, les Polonais, les Ukrainiens, les Biélorusses et d’autres. Malgré leurs diversités culturelles, ces groupes ethniques habitant au Kazakhstan sont assimilés par la culture russe plus que les ethnies turco-musulmanes.

Ainsi, nous nous permettons de croire qu’à la différence des Russes, chez les autres minorités c’est l’identité culturelle qui influence l’attitude envers les Kazakhs et envers la représentation de l’identité nationale du Kazakhstan plus que leur statut social dans le pays.

2. Les relations entre la catégorisation et la représentation sociale :

Dans cette partie, nous nous posons cette question : Comment chaque ethnie catégorise son groupe avec les représentations par rapport à elle-même et à l’autre ?

Pour répondre à cet aspect nous avons pris les fondements de la théorie de l’Identité Sociale (TIS) de Tajfel qui fait la liaison entre l’identité et la catégorisation sociale. Tajfel met en relation la catégorisation avec l'identité et le mécanisme de comparaison sociale. Selon son idée, chaque individu construit son identité sociale à partir de l'appartenance à certains groupes et de la signification émotionnelle et évaluative qu'elle revêt pour lui266.

L’indépendance du Kazakhstan a renforcé le sentiment ethnique chez les individus et a éveillé la catégorisation entre les groupes ethniques en deux classes : une ethnie « titulaire » (kazakhe) et « non-titulaires » (autres ethnies). Dans ces conditions, le processus de catégorisation renforce le sentiment d’identification et d’appartenance à l’endogroupe (Nous) et de différenciation de l’exogroupe (Eux). Cette catégorisation accentue les différences entre les catégories qui se répercutent sur leur représentation de l’identité supranationale et sur les rapports entre groupes ethniques. Donc, nous postulons que le caractère de la catégorisation de chaque groupe ethnique au Kazakhstan est lié aux représentations négatives ou positives par rapport à elle-même et aux autres groupes.

Nous supposonsque chez les Russes et les autres minorités ethniques il y a une forte distinction entre différents niveaux de catégorisation, c’est-à-dire, entre la représentation de Soi en tant que Russe ou Allemand et la représentation de Soi en tant que membre du groupe d’appartenance nationale kazakhstanais. Chez les Russes et les autres minorités ledegré d’identification au groupe ethnique nationale est plus fort que le degré d’identification au groupe national car l’identification ethnique est un élément de leur stratégie identitaire pour préserver l’intégrité de l’identité culturelle personnelle et collective.

Par contre, nous présumons que le degré d’identification au groupe national chez les Kazakhs est plus fort que celui-ci chez les Russes et les autres minorités. Les Kazakhs s’identifient au pays plus fortement que les autres ethnies et c’est pourquoi entre leur représentation de Soi en tant que membre du groupe ethnique et leur représentation de Soi en tant que membre du groupe d’appartenance nationale kazakhstanais il n’y a pas une forte distinction comme chez les Russes et les autres ethnies.

3. Conflits entre les groupes ethniques :

En analysant la nature des conflits intergroupes, nous citons Deaux (1993) qui affirme que « la plupart des conflits sont le fait de motivations mixtes où sont présentes à la fois la coopération et la compétition 267  ». Les conflictualités des groupes ethniques au Kazakhstan sont liées à la concurrence essentiellement entre les Kazakhs et les Russes et portent un caractère compétitif. Chez les Kazakhs les stratégies identitaires adoptées fondent la construction de l’Etat-Nation sur une prédominance des critères ethniques au détriment de concept de citoyenneté, alors que les Russes revendiquent leurs droits pour le pouvoir politique et la reconnaissance du russe comme langue officielle ayant les mêmes fonctions que le kazakh. Ces conflictualités sont renforcées dans une certaine mesure par leurs différences ethniques, linguistiques et religieuses.

Le caractère conflictuel des relations entre les Kazakhs et les Russes s’explique aussi par la redéfinition de l’identité russe au pays. Pour les Russes elle signifie la réévaluation de leur image de Soi-même et de l’Autre. L’indépendance du Kazakhstan a demandé aux Russes d’élaborer de nouvelles stratégies identitaires et l’apprentissage d’un nouveau rapport à l’autre à travers de la reconnaissance de la langue kazakhe comme langue principale. Cependant, depuis l’indépendance comme remarque W. Dressler (1999) « … beaucoup de Russes restaient convaincus de la supériorité de la culture russe et acceptaient difficilement que l’on veuille leur imposer des langues au même titre que la leur  268 ».

Ce phénomène a été bien expliqué dans la théorie du conflit objectif d’intérêt de Sherif (1966). Selon Sherif, une hostilité intergroupe se produira là où des groupes déjà bien formés sont en interaction dans une situation compétitive ou réciproquement frustrante269. Lorsque les relations entre deux groupes deviennent compétitives, leur caractère acquiert une forme conflictuelle surtout quand les intérêts de l’un ne peuvent être atteins qu’au détriment de ceux de l’autre.

Ainsi, les conflictualités intergroupales au Kazakhstan ont deux sources. Premièrement, selon la théorie de l’identité sociale de Tajfel elles se représentent comme l’opposition « Nous/Eux » qui se fonde sur les différences catégorielles ethniques. Deuxièmement, cette opposition culturelle et ethnique est renforcée par les rapports compétitifs pour le pouvoir politique entre les Kazakhs et les Russes selon la théorie du conflit objectif d’intérêt de Sherif.

Notes
266.

J. M. Rabbie, M. Horwitz « L’effet discriminatoire entre groupes » dans W. Doise (1979) Expériences entre groupes, Paris, Mouton, p. 70.

267.

A. Cerclé, A. Somat (2005) Psychologie sociale. Cours et exercices, Paris, Dunod, p. 62.

268.

W. Dressler (1999) Le second printemps des nations. Sur les ruines d’un Empire, questions nationales et minoritaires en Pologne (Haute Silésie, Biélorussie polonaise), Estonie, Moldavie, Kazakhstan, Bruxelles, E. Bruylant, p. 342.

269.

J. M. Rabbie, M. Horwitz « L’effet discriminatoire entre groupes » dans W. Doise (1979) Expériences entre groupes, Paris, Mouton, p. 70.