10.1. L’estimation du caractère des relations interethniques au pays

10.1.1.L’analyse des résultats du groupe « Kazakhs »

Selon la majorité des Kazakhs, les relations entre les jeunes d'origines ethniques différentes au Kazakhstan ont un caractère amical (46,3%). Pour 28,4% des enquêtés kazakhs, les relations interethniques sont variables selon les situations, 11,6% jugent ces relations faciles et 8,4% les considèrent comme ayant un caractère neutre. Donc, la plupart des Kazakhs estiment positivement les relations interethniques dans le pays. Néanmoins, presque un tiers des interrogés croient que ces relations varient selon les situations (28,4%). C’est-à-dire qu’entre jeunes d’ethnies différentes, le conflit peut prendre un caractère interethnique. Pour deux sujets ces relations sont tendues (2,1%), pour un autre elles sont négatives (1,1%), et pour un dernier elles sont très difficiles (1,1%).

Tableau 54°. Estimation des relations interethniques au pays. Groupe « Kazakhs"
Tableau 54°. Estimation des relations interethniques au pays. Groupe « Kazakhs"

La différence avec la répartition de référence est très significative. chi2 = 175,66, ddl = 8, 1-p = >99,99%.

Le chi2 est calculé avec des effectifs théoriques égaux pour chaque modalité.

Ce tableau est construit sur la strate de population kazakhe contenant 95 observations et définie par le filtrage suivant : origine ethnique = "kazakh".

Graphique n° 22 : Estimation des relations interethniques au pays. Groupe « Kazakhs".
Graphique n° 22 : Estimation des relations interethniques au pays. Groupe « Kazakhs".

Tout d’abord, nous allons analyser les réponses les plus nombreuses, qui mentionnent des relations interethniques amicales. Nous regroupons ces réponses selon leur contenu. Ces jeunes kazakhs se réfèrent au fait qu’au Kazakhstan cohabitent plus de 100 ethnies sans qu’il y ait de conflits ouverts ni de guerre civile :

‘« Au Kazakhstan vivent beaucoup d'ethnies et cela ne les empêche pas de communiquer ». F., 17 ans.
« Il me semble qu’actuellement il n'est pas important de savoir qui tu es et de quelle origine. Nous vivons dans le même pays et nous nous respectons l'un l'autre ». F., 16 ans.
« Elles sont amicales parce que nous communiquons normalement l'un avec l'autre ». H., 15 ans.’

Les aspects positifs du Kazakhstan tels que la paix, la stabilité du pays et le respect envers tous les groupes ethniques sont cités dans les réponses des enquêtés kazakhs :

‘« Le Kazakhstan est un pays unissant diverses nationalités. Tous les peuples habitant sur le territoire du Kazakhstan vivent en paix et en accord ». F., 15 ans.
« Parce que dans notre pays la situation est tranquille ». H., 17 ans.
« Dans notre pays il n'y a pas beaucoup de conflits entre les différentes ethnies ». F., 20 ans.
« Parce que dans notre Etat on ne fait attention ni à l'appartenance raciale ni à l'appartenance religieuse ». H., 16 ans.’

Ces réponses se fondent sur l’affirmation de l’unité du peuple Kazakhstanais et l’égalité de tous les citoyens du pays :

‘« Nous sommes tous des enfants du Kazakhstan, nous avons tous grandi au Kazakhstan :cela permettra d’éviter des conflits interethniques ». H., 17 ans.’

Pour expliquer ces relations interethniques amicales, les jeunes kazakhs citent en exemple l’absence de problèmes interethniques dans leurs familles et dans les lieux fréquentés (établissement scolaire….), ainsi que l’entourage d’amis d’origines différentes :

‘« Je pense qu'elles sont amicales parce que les familles des différentes ethnies s'entendent bien. Ma famille a des amis d'origines ethniques différentes (des Russes, des Tchétchènes, des Ingouches, des Ouzbeks) ». F., 20 ans.
« Dans le milieu où je vis et fais mes études, je communique avec des personnes de mon âge et il n'y a jamais eu de problème à cause des origines ethniques ». F., 15 ans.
« Je suis Kazakhe mais 80% de mes collègues sont Russes ou d’autres ethnies. Nous nous entendons bien.». F., 21 ans.
« L'expérience personnelle : j'ai beaucoup d'amis d'origines différentes et c'est bien ». F., 20 ans.’

Ainsi, nous voyons que pour ces jeunes les relations amicales dans leur milieu personnel, avec des amis et des copains d’origines différentes, reflètent la situation dans l’État en général.

Concernant la question « ethnique », les sujets kazakhs disent ne pas se soucier de l’origine des gens qu’ils fréquentent :

‘« Je connais des familles qui n'ont pas de divisions selon l'origine ethnique. Je fréquente des lieux où il n'y a pas de telles divisions. Je ne divise jamais les gens et je ne vois pas ça par rapport à moi (mon milieu personnel est interethnique) ». F., 20 ans.
« Dans mon milieu, parmi mes amis et mes parents l'ethnicité n'a pas de l'importance ». F., 20 ans.
« Je suis bien disposée envers les autres ethnies et toutes les personnes de mon milieu le sont aussi ». F., 16 ans.
« Parce que personnellement j'ai des relations amicales avec toutes les autres ethnies ». H., 17 ans.’

Ces enquêtés remarquent le caractère amical des relations interethniques mais en même temps ils reconnaissent que la question « ethnique » apparaît quelquefois dans les rapports entre les jeunes :

‘« Des problèmes divers se posent lorsque l'origine ethnique est une barrière entre les hommes ». F., 21 ans.
« Des situations diverses se présentent lorsque l'origine influe sur les relations entre les hommes ». F., 21 ans.
« Vu que la question comprend le mot "jeunes", l'attitude change en fonction de la situation. Lorsqu’il y a un conflit, ça touche les "qualités" ethniques ». F., 20 ans.’

Selon ces enquêtés, dans la vie quotidienne, il n’y a pas de discrimination ni d’oppression basée sur l’origine ethnique ou raciale. Voici leurs arguments:

‘« Il me semble qu’elles sont amicales, parce que je ne vois pas entre les jeunes la discrimination de telle ou telle ethnie ». F., 18 ans.
« Je n’ai vu aucun conflit basé sur la haine ethnique ou raciale entre les jeunes ». H., 21 ans.
« Je sais, je vois, je suis dans ce système ». H., 21 ans.
« Vous avez vu que nous sommes assis ensemble et nous rions. Je ne suis pas dans les autres pays qui sont déchirés par les relations interethniques ». H., 21 ans.’

Maintenant, nous allons analyser les explications caractérisant les relations interethniques au Kazakhstan comme «  variables selon les situations  ». Ici les jeunes parlent du caractère des relations qui change en fonction de la situation concrète :

‘« En général, elles [les relations interethniques] sont amicales mais il y a des cas où elles changent en fonction de la situation ». F., 15 ans.’

Nous remarquons que, dans une situation conflictuelle, une personne peut en blesser une autre en utilisant l’appartenance ethnique. Ainsi, les jeunes reconnaissent que le problème « ethnique » peut devenir la cause d’un conflit dans la société :

‘« Au départ on est de bonne humeur mais un jour, dans une querelle, quelqu'un essayera d’insulter ton origine ethnique ». F., 17 ans.
« Au travail ou en congé, les relations interethniques sont amicales mais s'il y a un conflit, tout de suite l'ethnicité sépare les hommes». F., 20 ans.
« Parce que dans une situation critique, les relations interethniques deviennent négatives ». F., 20 ans.’

Le caractère des relations interethniques dépend de la politique intérieure menée par l’Etat. La prévention des conflits est un objectif prioritaire dans le Kazakhstan multiethnique. Les jeunes kazakhs reconnaissent l’importance du rôle de l’Etat dans le règlement des relations interethniques en expliquant le caractère variable des relations :

‘« Ça dépend de la politique de l’Etat. Puisque le Kazakhstan est un pays multiethnique, il faut donc étudier sérieusement cette question ». F., 21 ans.’

Le manque de culture et de respect de l’autre se manifeste par l’agressivité des jeunes. Ce comportement agressif trouve son origine dans la dégradation de la sphère sociale. En effet, à l’époque soviétique, la politique sociale était beaucoup plus favorable aux jeunes. Ils étaient mieux protégés par le système social de l’URSS, et leurs loisirs étaient assez variés, malgré la politisation du système et l’idéologie communiste imposée. Ainsi, la crise économique renforcée par la crise identitaire au début des années 90 à cause de la disparition de l’Union Soviétique a marqué la mentalité des jeunes. Cette crise a eu pour effet l’élévation du taux d’agressivité chez les jeunes, en raison de leur appartenance à des groupes ethniques différents. L’opposition « Nous/Eux » se transforme en conflit interethnique. Dans cette situation il suffit de « frotter une allumette » :

‘« Les jeunes maintenant sont très emportés et agressifs, tout dépend de la situation dans laquelle ils se sont trouvés ». F., 18 ans.’

La culture et la sagesse des gens leur permettent de résister aux tentatives de provocation lorsque les conflits interethniques sont suscités par les nationalistes, qui existent dans chaque pays : « Lorsqu’il y a des oppositions entre ethnies différentes, des nationalistes attisent les attitudes négatives.». F., 20 ans.

Les bonnes relations dépendent aussi de l’attitude positive de l’un envers l’autre, du respect réciproque parce que « …pour moi, il est très important qu'on connaisse et respecte nos traditions ! » F., 21 ans. Dans cette phrase, la jeune fille kazakhe souhaite que toutes les ethnies s’intéressent à sa culture. Les Kazakhs apprécieront le désir des Russes et des autres ethnies de connaître leurs traditions, d’apprendre leur langue et d’étudier leur culture. Ainsi les non-Kazakhs manifesteront leur respect et leur volonté d’intégration dans une société où la culture kazakhe est la culture nationale.

Il convient ici d’expliquer que la culture kazakhe est basée sur l’affirmation de la personnalité par la hiérarchie et la comparaison des statuts des uns et des autres. Donc, un homme ne peut jouir de son statut que si un autre homme le reconnaît et le respecte.Le fait que la langue kazakhe n’est pas encore devenue la langue nationale utilisée par tous les groupes ethniques dans la vie quotidienne au Kazakhstan touche l’amour-propre des Kazakhs. Actuellement, la langue kazakhe reste une langue monoethnique, parlée seulement par les Kazakhs, tandis que la langue russe joue un rôle dominant dans la République sans avoir de statut national. Le russe est utilisé par tous les citoyens y compris la majeure partie des Kazakhs. Cependant, le gouvernement ne veut pas lui attribuer un statut national et institutionnaliser ainsi le bilinguisme au Kazakhstan, justement parce que la langue kazakhe est peu parlée dans la société.

Le président du Kazakhstan, N. Nazarbaev, dans son livre « Dans le flux de l’histoire », met l’accent sur l’importance des relations interethniques dans le pays : « …la question la plus importante c’est la consolidation nationale 330  ». Pour construire une nation kazakhstanaise citoyenne, le président Nazarbaïev attribue à la langue kazakhe un rôle déterminant. Comme le remarquent les spécialistes français sur les minorités au Kazakhstan, M. Laruelle et S. Peyrousse, « L’identité kazakhstanaise est en effet appelée à se constituer dans une relation ambiguë à l’identité kazakhe 331». Néanmoins, cette politique de «kazakhisation » inquiète les autres ethnies et certains Kazakhs le reconnaissent : « Maintenant la kazakhisation active a lieu et elle lèse un peu les autres groupes ethniques ». H., 20 ans.

Alors, l’État tente d’imposer l’apprentissage de la langue kazakhe au détriment du russe ; mais est-ce bien dans un pays multiethnique où le russe est utilisé par les citoyens de toutes origines et joue un rôle important dans des domaines vitaux ? Comment faire coexister équitablement le kazakh et le russe sans risquer de provoquer des conflits et en sauvegardant les bonnes relations interethniques, reconnues par la majorité des enquêtés ? Comme l’écrit la psychologue russe G. Soldatova, « …éviter les problèmes interethniques est impossible mais il est inconcevable de trouver les solutions pour les régler sans comprendre les visées conscientes et inconscientes de gens se considérant comme un peuple uni 332».

Les enquêtés kazakhs expliquent le caractère changeant des rapports interethniques au Kazakhstan par la sélection des amis ou des conjoints selon leur appartenance ethnique :

‘« Je rencontre souvent des jeunes qui choisissent leurs amis ou leur future conjoint(e) selon leurs origines ethniques ». F., 21 ans.
« Les jeunes s'entendent bien. Mais je pense que l'hostilité interethnique existe entre eux ». H., 21 ans.’

L’autre facteur qui influe sur les relations interethniques, dans les explications des jeunes kazakhs, c’est la religion. En fait, qu’il s’agisse des Kazakhs, des Russes ou d’autres ethnies, on associe une appartenance religieuse à chaque groupe. Dans les rapports intergroupes, selon certains enquêtés kazakhs, la religion a une fonction plutôt séparatrice, par exemple entre les jeunes musulmans et les jeunes chrétiens :

‘« Parce que je pense que ça [la variabilité des relations interethniques] s'est fondé sur la religion ». F., 21 ans.’

La séparation entre les groupes résulte aussi de l’appauvrissement et des inégalités sociales : « On commence à sentir aussi une division interethnique, modérée, peu visible, à cause de l'inégalité sociale ». H., 21 ans.

Les jeunes apprécient les relations interethniques au Kazakhstan en comparant avec la situation dans les autres pays. Ils comparent d’abord avec la Russie et les autres pays de la CEI en raison des facteurs politique, géographique et historique. Ils connaissent évidemment les conflits interethniques dans les anciens pays soviétiques, Géorgie, Moldavie (Transnistrie), Arménie, Azerbaïdjan et les actions violentes résultant de l’intolérance ethnique et raciale en Russie (les mouvements des skinheads et des néo-nazis) ; c’est pourquoi ils apprécient beaucoup la stabilité et l’accord interethnique au Kazakhstan :

‘« Malgré l'existence du nationalisme dans certains milieux du Kazakhstan je pense quand même que les relations interethniques sont beaucoup plus amicales que dans les autres pays ». H., 20 ans.’

Les relations interethniques au Kazakhstan sont considérées comme neutres dans les réponses des enquêtés kazakhs, en raison d’un certain éloignement entre les différents groupes ethniques :

‘« Parfois se produisent des incompréhensions minimes ; c'est pourquoi dans une certaine mesure tous essaient de se tenir à distance les uns des autres ». H., 17 ans.’

La minorité de jeunes kazakhs indiquant des relations interethniques tendues ou très difficiles les explique par l’existence de problèmes interethniques et la croissance du nationalisme dans le pays :

‘« Actuellement, il existe beaucoup de problèmes dans les relations interethniques ». F., 19 ans.
« Quoi qu'il en soit, le nationalisme, dans une certaine mesure, prédominera ». F., 16 ans.
« Les bagarres, les conflits existent toujours ». H., 16 ans.’

Synthèse des résultats

En fait, les Kazakhs trouvent que les relations sont amicales et que la situation dans le pays est favorable puisqu’il n’y a ni conflits interethniques ni guerre civile. Ils apprécient beaucoup la situation économique qui garantit la stabilité dans la société. Les jeunes se réfèrent aussi à leur situation dans leur milieu multiethnique, caractérisé parle fait d’avoir des amis d’origines différentes dans leur école ou leur université. Donc, pour ces jeunes, la situation dans leur milieu personnel reflète la situation dans l’Etat en général. Ainsi, ils disent que l’origine ethnique n’est pas une barrière pour communiquer avec l’Autre. En plus, les sujets ne voient pas de discrimination ou de haine basée sur l’appartenance ethnique.

En même temps, les jeunes kazakhs reconnaissent que la question « nationale » apparaît dans les situations conflictuelles. Souvent on utilise cette référence pour blesser l’autre. Le conflit entre deux personnes d’origines différentes peut donc prendre la « couleur interethnique ». C’est pourquoi selon eux, l’Etat doit mener une politique équilibrée pour prévenir les conflits dans la société ; c’est son rôle et sa responsabilité. Les enquêtés expliquent que la tolérance et le respect de l’autre sont des qualités humaines qui montrent le niveau d’éducation et de culture, et permettent de résister aux idées nationalistes.

En comparant le Kazakhstan avec les pays voisins ayant des difficultés, les jeunes kazakhs apprécient la stabilité du pays et se satisfont de la situation actuelle, tout en reconnaissant l’existence de problèmes dans la société.

Notes
330.

N. Nazarbaev (1999) Dans le flux de l’histoire (en russe), Almaty, Ed. Atamura, p. 54. 

331.

M. Laruelle, S. Peyrousse (2003) Les Russes du Kazakhstan. Identités nationales et nouveaux Etats dans l’espace post-soviétique, Paris, Maisonneuve, p. 64.

332.

A. Malaeva (2000) L’identité supraethnique ou les Kazakhs et les Russes au Kazakhstan (en russe), Almaty, p. 142.