Les perspectives de recherches en Psychologie interculturelle au Kazakhstan

Après avoir analysé les réponses du groupe « Autres ethnies », nous avons remarqué que la plupart des sujets élaborent des stratégies identitaires proches de celles de Russes. Au départ, nous avons pensé que ce phénomène s’expliquait uniquement par leur identification forte à la langue russe qui détermine leur attitude à l’égard des Kazakhs et au Kazakhstan plus que par leur appartenance ethnique et/ou leur statut de « minorité ». Selon les résultats de l’enquête, nous voudrions réviser et compléter notre idée. Nous avons remarqué que face à la nouvelle réalité qui demande de faire des efforts pour s’adapter (par exemple, apprendre le kazakh), les Russes et les autres minorités utilisent souvent la situation de victime – « stratégie de victimisation ». Pourquoi élaborent- ils cette stratégie et en quoi consiste-t-elle ? En fait, l’utilisation du statut de victime est une stratégie individuelle et groupale qui se situe aux confins du social et du psychologique : elle permet de bénéficier des avantages politiques par la revendication des droits particuliers. « …De fait, la victime est aujourd’hui valorisée, elle focalise sur elles les sympathies, elle attire la compassion, mais surtout on lui reconnaît des droits du fait même de son statut de victime et notamment des droits à des réparations. On peut donc imaginer que des individus ou des groupes empruntent cette voie pour se faire reconnaître, s’ériger en victimes alors même que rien ne devrait le leur permettre. Font de la « victimisation » tous ceux qui tentent de faire irruption dans le social et la politique sur la base de l’autonomie de leur propre parole et de leur propre action 342 ». Instrumentaliser l’origine et la différence culturelle comme explication des comportements est une stratégie qui est employée autant par les minorités que par la société et ses institutions. En France, cette stratégie est souvent utilisée par des minorités issues de l’immigration maghrébine et turque. Comme explique A. Amin (2007) dans sa thèse, certains jeunes d’origine étrangère utilisent la « stratégie de victimisation » comme un art martial et soulignent en public l’injustice vécue (à cause de leurs origines) d’une manière exaltée, afin de se débarrasser de toute responsabilité de leurs échecs et ainsi de tous sentiments de culpabilité343.

Ainsi, nous supposons que l’accentuation du statut de victime pourrait résulter de cette stratégie identitaire, élaborée par les minorités russophones au Kazakhstan. Cependant, nous ne pouvons pas considérer cette idée comme une hypothèse dans notre travail pour plusieurs raisons :

  1. La disproportion des minorités selon leur appartenance ethnique, religieuse et linguistique. Dans notre échantillon, les minorités sont présentées majoritairement par les russophones d’origines slave et européenne. Notre échantillon comporte très peu des kazakhophones et musulmans (Ouzbeks, Ouïgours, Kirghiz, Tchétchènes etc.).
  2. La limitation géographique de notre terrain de recherche. La région de Karaganda est une région majoritairement russophone où le russe est une langue principale dans la communication inter- et interethnique. Les ethnies minoritaires y sont russophones indépendamment de leur appartenance religieuse et ethnique. Nous pensons que le facteur linguistique influe sur l’identification culturelle et les représentations sociales des individus. Dans certaines régions du Sud et de l’Ouest où les Kazakhs sont majoritaires et le kazakh est une langue dominante, il est très probable que les résultats de l’enquête chez les minorités kazakhophones seraient différents par rapport à ceux chez les minorités russophones du Nord.

C’est pourquoi nous considérons cette thèse comme la première étape de la recherche pluridisciplinaire. La vérification de l’hypothèse demande une autre recherche comparative et approfondie ayant pour but d’étudier les stratégies identitaires et les représentations sociales sur certains aspects socio-politiques et culturels chez les minorités russophones et kazakhophones bi- et unilingues dans les différentes régions du Kazakhstan. Ainsi, notre thèse est loin d’être exhaustive mais ses résultats ouvrent des perspectives de recherches comparatives au Kazakhstan.

Au Kazakhstan, la diversité culturelle doit être retournée en une force d’intégration et devenir le facteur de la prospérité et de l’enrichissement du pays. Depuis longtemps le Kazakhstan a l’expérience de bon voisinage entre les ethnies. Encore G. Capus (1892) la décrivait au XIXe siècle : « …Des colonies de Petits-Russiens, villages proprets se groupant autour d’une église, font bon voisinage avec de nombreux aouls kirghiz et cultivent sur une grande étendue le lœss fertile de la steppe. Nomades pasteurs et cultivateurs sédentaires de races si différentes vivent en paix l’un à côté de l’autre, parce que le sol est assez riche pour les nourrir tous » 344 .

En fait, « …les problèmes de cohabitation interculturelle ne sont jamais des problèmes purement linguistiques ou culturels, mais des problèmes fondamentalement politiques 345  ». Pour réussir, le Kazakhstan doit élaborer un modèle de construction étatique favorisant l’intégration de toutes les communautés ethniques à une nation kazakhstanaise sans ignorer leurs droits politiques et culturels. Dans sa politique linguistique, le Kazakhstan, portant en son sein les deux systèmes culturels différents : kazakh et russe, doit s’orienter vers les écoles bilingues. Pour les minorités russophones, l’apprentissage du kazakh favorisera l’intégration au pays ainsi que pour les Kazakhs la connaissance du russe facilitera la communication interethnique. L’enseignement bilingue pourrait faciliter les échanges et la communication interculturelle qui sont nécessaires pour l’intégration nationale car de nos jours, la cohabitation séparée ne suffit plus, il faut un intérêt pour l’Autre, pour les Autres, intérêt qui va à l’encontre de la force des préjugés, des stéréotypes négatifs et des stigmatisations caricaturales. En effet, pour se comprendre et échanger il faut pouvoir communiquer et, pour communiquer, il faut connaître la langue de l’autre ou du moins la comprendre. Donc, pour la réussite du pays dans la logique nationale, il faut proclamer « l’unité dans la diversité ». Pour cet objectif, la pédagogie interculturelle peut être appliquée dans le système de l’éducation. Cette discipline déjà existe dans les pays multiethnique comme le Canada, la Suisse et les Etats-Unis. Il s’agit de l’éducation de minorités culturelles à l’intérieur d’un pays, mais aussi de celle de la majorité qui a devoir de tolérance à l’égard des minorités ; on y inclut également le travail de sape contre les préjugés envers d’autres peuples ou d’autres cultures. Aujourd’hui, comme écrit E. D. Lipiansky (1999), l’ouverture de l’enseignement aux questions interculturelles ne doit pas se limiter à l’apprentissage des langues auquel on la réduit souvent. Apprendre à reconnaître la diversité des codes culturels, savoir communiquer dans un contexte interculturel, prendre conscience de sa propre identité culturelle, être capable d’aller au-delà des stéréotypes et des préjugés, mieux connaître les instituions, les caractéristiques sociales, […] tels pourraient être les objectifs d’une pratique interculturelle élargie dans l’éducation346.

Le rôle des psychologues interculturels au Kazakhstan peut être utile et même nécessaire dans l’analyse des situations critiques afin de comprendre leurs origines et de chercher des solutions pour leurs résolutions. Ces derniers temps, les conflits interethniques entre les Kazakhes et Ouïgour à Chelek (décembre 2006), entre Kazakhs et Tchétchènes à Atyraou (février 2007), le combat entre les ouvriers kazakhs et turcs dans l’entreprise « Senymdi Kurylys » à Aktaou (octobre 2006) ont confirmé le besoin de spécialistes en interculturalité. Nous sommes d’accord avec les principes avancés par plusieurs chercheurs exigeant une démarche interdisciplinaire dans ce domaine (E. D. Lipiansky, J. Demorgon, M.-N. Carpentier). En effet, comment traiter de l’adaptation interculturelle sans faire référence aux fondements bio-psycho-sociologiques de l’adaptation humaine ? La communication interculturelle ne peut pas être analysée sans référence à la linguistique et aux théories de la communication. Les apports historiques et psychosociologiques sont indispensables pour une meilleure compréhension des problématiques liées aux identités culturelles.

Enfin, nous voudrions conclure avec l’espoir que cette thèse permette d’appréhender la problématique identitaire au Kazakhstan et qu’elle soit un apport pour la Psychologie Interculturelle.

Notes
342.

C. Gaudier A quoi sert la « victimisation » ?, août 2005, http://www.lmsi.net/spip.php?article442

343.

A. Amin (2007) Dynamique interculturelle et processus d’interculturation : Représentations, identifications et sentiment d’exclusion, thèse de doctorat du 3ème cycle, Université Lumière Lyon II, p. 306.

344.

G. Capus (1892) A travers le Royaume de Tamerlan. Voyage dans la Sibérie occidentale, le Turkestan, la Boukharie, aux bords de l’Amou-Daria, à Khiva et dans l’Oust-Ourt, Paris, A. Hennuyer, p. 57.

345.

U. Windisch Multiculturalisme et pluriculturalisme : le cas suisse, p. 235 in D. Lacorne, T. Judt (2002) La politique de Babel. Du monolinguisme d’Etat au plurilinguisme des peuples, Paris, Karthala.

346.

J. Demorgon, E. D. Lipiansky (1999) Guide de l’interculturel en formation, Paris, Retz, p. 15.