Des changements de la situation de l’appropriation des langues étrangères en Russie ont été dus aux bouleversements survenus dans les pays de l’Europe de l’Est cette dernière quinzaine d’années. Maintenant, tous les ex-citoyens de l’Union Soviétique ont le droit mais souvent n’ont pas de moyens de fréquenter les pays occidentaux, y compris la France. Certains réussissent à y obtenir un stage de perfectionnement linguistique et/ou professionnel organisé (et subventionné) par les structures administratives d’Etat russe. D’autres trouvent le prétexte pour rester le plus longtemps possible ou même définitivement en Europe Occidentale: la possibilité d’y poursuivre leurs études postuniversitaires, une opportunité de se marier sur place, etc. S’ils y aboutissent, le problème de leur intégration linguistique et culturelle se pose immédiatement.
Suivant la manière dont le sujet se situe par rapport à la langue cible, à ses interlocuteurs et au contexte, on parlera de l’apprentissage (un processus classique d’appropriation des langues étrangères ou secondes dans un cadre d’enseignement organisé) ou de l’acquisition (il s’agit, par exemple, d’acquérir la langue étrangère « sur le terrain », en habitant le pays où on parle cette langue).46 Sous la lumière de récents changements sociopolitiques à l’échelle européenne, dont on a parlé ci-dessus, on est aussi souvent en présence des situations lorsque les deux cas se réunissent, c’est-à-dire l’acquisition est renforcée par un enseignement organisé, et vice versa. Par exemple, quand une jeune personne immigrée dans un pays étranger étudie sa seconde langue pour ses besoins de communication et d’intégration, dans un établissement scolaire national et en dehors de celui-ci, à travers sa vie de tous les jours.
Selon des témoignages recueillis auprès des migrants disposant de connaissances scolaires en langue cible au moment de leur arrivée en région d’accueil, ceux-ci ont de la peine à ramener la nouvelle langue à leurs schémas répondant aux normes scolaires, ce qui défavorise l’émergence des conditions propices à l’acquisition en milieu naturel. D’autre part, dans cette situation, les outils linguistiques apparaissent, s’organisent et se normalisent sous la pression des besoins créés par la réalisation de la tâche. Tout se passe comme si la poursuite de l’objectif communicatif impliquait l’accomplissement des sous-tâches relativement autonomes orientées de manière prioritaire vers le système et la norme.47 Si l’immigré a l’âge scolaire, ses acquisitions naturelles et son apprentissage guidé concernant sa seconde langue, se renforcent mutuellement dans le pays d’accueil.
Il se peut, selon Bernard Py,48 que le sujet décide lui-même de sa position par rapport aux trois pôles - système, norme ou tâche - dont dépend le progrès dans l’appropriation d’une langue seconde, en utilisant la marge de liberté plus ou moins étroite que lui laissent sa condition socio-culturelle et le contexte. Ce faisant, il définit son identité. Par exemple, la priorité accordée à la norme caractérise un apprenant docile. Pour sa part, la priorité à la tâche détermine un apprenant efficace, ou le souci de maintenir une certaine différence linguistique et culturelle entre l’alloglotte et ses interlocuteurs en langue cible: le sujet se définit comme bilingue et biculturel plutôt que comme apprenant. Accorder la priorité au système apparaît comme une méthode consciente grâce à laquelle l’apprenant met progressivement de l’ordre dans ses connaissances, en considérant la langue comme un ensemble de règles de grammaire accompagné d’un dictionnaire.
Au cours de notre recherche, nous avons été confronté à toutes ces trois variétés d’appropriation de la langue et des éléments de la culture français par de jeunes adultes russophones dans différentes conditions de vie actuelle. Il s’agissait, d’une part, des étudiants de l’université pédagogique en Russie, et d’autre part, de personnes russophones qui se trouvent au cœur même de la vie française. Nous avons constaté que malgré toutes les différences des trois variétés d’appropriation et malgré la non-coïncidence des buts finaux des sujets concernés, il existe néanmoins un point en commun les unissant: ils peuvent être tous qualifiés, en reprenant la terminologie de Bernard Py, comme « bilingues en devenir », car, dans les deux cas, les sujets sont dans l’obligation d’intégrer au maximum la langue et la culture françaises.
Revoir les pages 24-25.
PY B., « L’Apprenant et son territoire: système, norme et tâche », dans: Gajo L., Matthey M., Moore D. & C. Serra (eds.), Un Parcours au contact des langues. Textes de Bernard Py commentés, Paris, Didier, 2004, p.p.41-51.
Idem.