6. 0. La morphologie du parlé

L’orthographe impose, pour l’écrit, un ensemble de marques grammaticales sans équivalent dans le parlé: une partie des désinences de genre et de nombre (avec les mécanismes d’accord qu’elles impliquent), et une bonne partie des désinences de conjugaison verbale. Les Français puisent dans les règes de l’orthographe grammaticale, remarque C. Blanche-Benveniste, toutes leurs idées sur la grammaire de leur langue.

La prise de parole supprime toute possibilité de consulter des ouvrages de référence pour résoudre sur-le-champ certains cas difficiles de choix normatif. Quand on hésite sur le pluriel de banal, terminal, sur la troisième personne du pluriel de bouillir, ou sur la possibilité de liaison (les-z-handicapés ? les handicapés ?), une procédure fréquente est de contourner les points litigieux (ils sont d’une grande banalité, elles vont bouillir, les personnes avec un handicap), ce qui développe, en français parlé, des situations « indicibles » en plus grand nombre que par écrit.

C. Blanche-Benveniste observe que certaines distinctions grammaticales marquées par écrit sont de prononciation tout aussi artificielles que celles des jeux de langage, comme par exemple: les deux /r/ du conditionnel de courrait et mourrait,qui devraient faire la différence avec l’imparfait, courait, mourait; les deux /j/ de l’imparfait de nous criions, payions, qui devraient faire la différence avec le présent, crions, payons; le /e/ fermé du futur et du passé simple je chanterai, je chantai, qui devrait faire la différence avec le /ε/ ouvert du conditionnel et imparfait, je chanterais, je chantais, distinction que personne ne respecte spontanément.

Une évolution récente fait prononcer certaines consonnes finales traditionnellement muettes, même quand elles précèdent une consonne. C’est fréquent pour quand et pour des numéraux comme six, sept, huit. Le [ə] final de que ne s’élide pas toujours devant une voyelle qui suit.Bref, les règles actuelles de liaison, d’élision et d’enchaînement diffèrent assez de ce qu’elles étaient il y a quelques générations.

Selon C. Blanche-Benveniste, la langue parlée se caractérise par un moins grand nombre de marques et surtout par une répartition différente de ces marques. L’écrit tend à placer une indication sur chaque morphème, alors que la langue parlée tend à mettre une indication pour l’ensemble d’un syntagme.

On pourrait penser, remarque C. Blanche-Benveniste, que les liaisons ajoutent des marques de pluriel prononcées, à placer sur les morphèmes qu’elles affectent:

‘- les-z-autres-z-anciennes-z-amies; quelles-z-importantes-z-affaires.213

Les usages non normatifs de liaisons abusives n’ont souvent rien à voir avec une marque graphique attachée à un mot. Elles ne marquent plus, comme dans le système orthographique, le pluriel d’un mot en particulier, mais le pluriel de tout un syntagme. Dans les conversations, les pluriels audibles occupent moins d’un tiers sur l’ensemble des syntagmes nominaux. Les valeurs génériques, pour lesquelles on pourrait avoir aussi bien le singulier que le pluriel, sont majoritairement dites au singulier.

La conjugaison des verbes montre également des répartitions différentes dans le français écrit et parlé. Les six personnes du présent des verbes du type parler ont, par écrit, cinq désinences différentes: parl-e, parl-es, parl-ent, parl-ons, parl-ez. Seules trois formes distinctes s’entendent par oral, et les seules désinences audibles sont celles de parl-ons et parl-ez. La distinction aurait été compensée, dit-on souvent, par l’usage obligatoire des sujets, je, tu, il [parl], qui installeraient une sorte de « conjugaison par l’avant ».

C. Blanche-Benveniste reconnaît quele français parlé ne marque plus la personne dans le mot verbal lui-même, mais au niveau du syntagme.

Notes
213.

BLANCHE-BENVENISTE C., Approches de la langue…, op. cité, p.140.