L’effet unificateur de l’orthographe masque certaines différences entre les types de morphèmes utilisés par écrit et par oral. Dans l’ouvrage de C. Blanche-Benveniste que nous sommes en train de résumer, on trouve des exemples où il y a, par écrit, un suffixe additif pour marquer le féminin, gris/gris-e, plat/plat-e, et il n’y a oralement aucun suffixe mais un changement dans la longueur du radical: le féminin a un radical long, terminé par une consonne qu’on retrouve dans le reste de la « famille de mots »: grise, comme dans griser, grisaille; plate, comme dans aplatir et platitude. Le masculin a un radical court, amputé de sa consonne finale.La consonne prononcée au féminin, n’est pas, en elle-même une désinence puisqu’elle fait partie du radical de toute la famille de mots. Là où il y a marque audible de genre, c’est donc plutôt pour le masculin, plus court, que certains auteurs américains avaient pris comme exemple typique d’une morphologie agissant par « morphème soustractif ». Environ 40% d’adjectifs français ont ce fonctionnement.
Pour un grand nombre de verbes usuels, la différence entre les troisièmes personnes du singulier et du pluriel se marque également, en français parlé, par un morphème soustractif. C. Blanche-Benveniste estime qu’il est commode de décrire le phénomène en disant que les trois premières personnes du présent de l’indicatif utilisent un radical court amputé de sa consonne finale, et le pluriel a une forme longue, terminée par une consonne. La description vaut, oralement, pour tous les verbes à infinitif en –re, -oir, -ir.Les seuls, dans ce groupe, qui ne raccourcissent pas leur radical aux personnes du singulier du présent sont les verbes terminés par [r-], comme cour-ir (ils courent, il court) et par [j-], comme cueill-ir (ils cueillent, il cueille).Là où la morphologie écrite marque le pluriel en ajoutant une désinence –nt, la morphologie orale marque le singulier en soustrayant une partie du radical. Ce sont deux organisations typologiquement différentes.
En s’appuyant sur les résultats des analyses, C. Blanche-Benveniste atteste que la situation du radical est bien plus compliquée dans l’orthographe que dans la langue parlée. Le principe général de l’orthographe est de conserver autant que possible un radical graphique identique dans toute la conjugaison. Avoir à choisir entre plusieurs radicaux entraîne des hésitations et des erreurs. Les participes passés, qui peuvent avoir, de plus, un radical ultracourt, imposent un choix supplémentaire, comme pu pour pouvoir ou conquis pour conquérir. Dans les phases d’apprentissage, la tendance est forte de faire les participes passés avec une des formes de radical long, suivie d’une des voyelles [e, i, y]: il a conquer-é, conquér-i, il a pouv-u, pouv-é. En évaluant ces erreurs à partir de la morphologie écrite, on est amené à n’y voir que des simplifications abusives. En prenant pour point de départ la morphologie orale, on peut y déceler l’exploitation des grandes tendances du système de la langue parlée.
Il est frappant de voir que les adultes produisent finalement peu d’infractions aux règles normatives de la morphologie. Il semble, dit C. Blanche-Benveniste, que l’école exerce une influence régulatrice plus grande encore en morphologie qu’en syntaxe. La typologie particulière de l’oral, telle qu’on la voit dans certaines tendances de la morphologie des noms, des adjectifs et des verbes, est fortement contrecarrée par l’influence normative, par l’imposition des règles orthographiques.214
BLANCHE-BENVENISTE C., Approches de la langue…, op. cité, p.146.