1. 0. La naissance de l’analyse conversationnelle

Au début de son ouvrage « Le Discours-en-interaction », C. Kerbrat-Orecchioni précise que l’acte de naissance de l’« analyse conversationnelle » stricto sensu (Conversation Analysis) remonte à la série de conférences données par Harvey Sacks à l’Université de Californie de 1967 à 1972. La conversation est devenue un objet scientifique. On a décidé d’appréhender la langue à travers ses réalisations en milieu naturel, c’est-à-dire à analyser le fonctionnement des échanges langagiers effectivement attestés sur la base d’enregistrements des données « authentiques ».

C. Kerbrat-Orecchioni constate qu’en France, la linguistique est fille de la philologie (pour laquelle la langue n’existe guère qu’à travers un corpus de textes écrits), et la sociologie s’avère essentiellement marquée par les conceptions de Durkheim, assez éloignées des préoccupations interactionnistes. Aux Etats-Unis, à l’inverse, s’est développée au cours des années 1920-1930, au sein du département de sociologie de l’université de Chicago, une tout autre tradition, celle de l’« interactionnisme symbolique », dont E. Goffman, puis les ethnométhodologues H. Sacks et E. Schegloff (fondateur de l’« analyse conversationnelle ») seront les héritiers directs.

L’auteur « Du Discours-en-interaction »constate que l’ethnologie à la française, fortement marquée par le structuralisme de Lévy-Strauss, a privilégié certains types de phénomènes culturels comme les systèmes de parenté, les mythes et les rites, mais elle ne s’est guère intéressée aux différentes formes de la communication interpersonnelle, même « ritualisées », s’étant plutôt préoccupée pendant longtemps uniquement de sociétés « exotiques ».

Le caractère foncièrement « égocentrique » de la plupart des courants de la psychologie pratiquée en France, et la faible implantation de l’approche systémique développée aux USA par Bateson et ses héritiers (école de Palo Alto) expliquent que la sensibilité interactionniste se soit épanouie en France si tardivement. Selon C. Kerbrat-Orecchioni, « en matière d’interactionnisme, nous avons pris le train en marche, avec une bonne décennie de retard ».218 Elle dit qu’à partir du début des années 1980, on voit en effet se multiplier les colloques, ouvrages et numéros de revues comportant dans leur intitulé les mots « interaction », « dialogue », « conversation », « communication ». Cette nouvelle orientation au sein des sciences du langage était d’une part corrélative d’un intérêt croissant pour la grammaire de l’oral et la constitution de corpus de français parlé, et d’autre part, favorisée par l’existence de deux traditions bien établies en France, celle de la linguistique de l’énonciation et celle de l’analyse du discours (centrée toutefois presque exclusivement sur les discours écrits). Un peu plus tard, s’y est adjoint l’appareillage conceptuel de la pragmatique anglo-saxonne (théorie austino-searlienne des speech acts). Les actes de langage ont été réinterprétés comme les unités élémentaires servant de base à l’édification des inter-actions.

C. Kerbrat-Orecchioni estime que de nos jours encore, la langue et le discours sont le plus souvent ramenés, inconsciemment, à leurs relations écrites, au détriment des conversations ordinaires.

L’auteur « Du Discours-en-interaction »définit qu’étant donné que les conversations sont des formes particulières de discours, il en résulte que l’analyse conversationnelle est une forme particulière d’analyse du discours (ou des discours), qui est extrêmement polymorphe.

Notes
218.

KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité, p.11.