4. 0. La question des « ratés » et des « réparations »

Étant généralement improvisée, la « parole » se caractérise, nous rappelle C. Kerbrat-Orecchioni dans « Le Discours-en-interaction », par la présence massive de « ratés » de toute sorte: ratés d’élocution (bégaiements et lapsus, marqueurs d’hésitation), ratés syntaxiques (faux départs et constructions qui restent en suspens, « bribes », etc.), ratés lexicaux (décelables par les reformulations et rectifications, etc.).

Elle distingue les auto-réparations vs les hétéro-réparations, ainsi que les réparations auto-initiées vs hétéro-initiées.

C. Kerbrat-Orecchioni estime que la notion de réparation est imprécise, puisque la réparation remède à un « trouble », tandis qu’il s’agit du mode normal de progression du discours oral, par tâtonnements et retouches successives. Périodiquement, le locuteur interrompt le déroulement linéaire du discours « pour chercher, sur l’axe des paradigmes, parmi un stock d’éléments disponibles la meilleure dénomination ».227 Il s’agit, selon cette docteure en linguistique, de quelque chose d’intermédiaire entre la véritable rectification et la simple reformulation paraphrastique. C’est pourquoi, il est plus approprié de parler de « retouche » ou d’ « ajustage » que de « réparation ».

En contexte interactif, on a à effectuer simultanément des tâches d’interprétation et de programmation de la production, voire de la production elle-même en cas de chevauchement de parole. Envisagé dans ces perspectives psycho-cognitives, le travail réparateur est plutôt conçu comme une activité solitaire (même si elle peut être assistée), qu’il s’agisse de la recherche de l’expression juste ou de la construction correcte.

En s’intéressant au cas des phrases interrompues par une pause (généralement remplie par un « euh » ou une répétition) qui est suivie d’un redémarrage, Goodwin avait scruté ses enregistrements vidéo et a constaté qu’il s’agissait d’une sorte de stratégie inconsciente visant à restaurer le bon fonctionnement de l’échange.228

Avec les hétéro-réparations, affirme C. Kerbrat-Orecchioni, on a affaire à un processus interactionnel au sens le plus fort que ce terme peut prendre au sein de la gradation suivante:229

(1) Auto-réparations auto-initiées: pas de différence fondamentale entre l’écrit et l’oral; activité solitaire, même si elle se fait sous le contrôle de cette sorte de sur-moi qu’est le destinataire (réel ou imaginaire).

(2) Auto-réparations hétéro-initiées: l’activité réparatrice est déclenchée par quelque comportementde l’auditeur; il y a interaction à proprement parler (A agit sur B qui rétroagit sur A).

(3) Hétéro-réparations: elles sont directement effectuées par le partenaire d’interaction; il y a véritablement co-construction du discours.

Comme les auto-réparations, les hétéro-réparations peuvent être auto-initiées ou hétéro-initiées.Soit l’exemple de l’activité de « soufflage », par laquelle l’interlocuteur se porte au secours du locuteur supposé victime d’une sorte de panne lexicale. Cette opération peut être sollicitée par le locuteur défaillant ou être effectuée spontanément par l’interlocuteur, qui offre ses services sans qu’on ne lui ait rien demandé. C’est surtout dans des situations exolingues (lorsque les locuteurs natifs ont à corriger leurs partenaires non natifs) que se rencontrent les hétéro-corrections, et plus généralement dans les situations d’apprentissage, où elles reçoivent leur légitimité de la préoccupation didactique.

Notes
227.

KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité, p.43.

228.

GOODWIN Ch., Conversational Organisation: Interaction between Speakers and Hearers, New York, Academic Press, 1981.

229.

KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité, p.p.47-49.